Portrait
fragon
Je passe des heures à contempler mes ongles. Assise bien droite sur ma chaise. Les pieds posés à plat sur le sol. Je ne fais pas un bruit. J’essaie de m’oublier. Mais mon corps, sans que je le veuille, s’impose à moi et, sous la chaise, mes jambes commencent à s’agiter. Un petit moulinet de la cheville, puis un autre. Un plus large du genou, puis un autre. J’écarte les orteils de mes pieds. Je forme de larges éventails au travers desquels passe le soleil du petit matin. Hier, j’ai réussi à chiper un petit flacon de vernis et j’ai peint méticuleusement mes ongles. En noir. Le noir, c’est joli. Je me sens au calme. Pourtant je pressens que cela ne va pas durer longtemps. Inquiète, je plaque mes mains contre mes cuisses et leur demande d’être sages. Dans quelques minutes peut-être, on va m’appeler.
Si on me voit bouger, je suis sûre que cela va aggraver les choses.
Mon sac de classe est à terre. Il est énorme. Par peur qu’on me confisque les seules affaires qui m’appartiennent, j’y ai tout entassé. En vrac. Il pèse des tonnes. J’hésite encore. Je n’ai pas beaucoup de volonté. Juste celle d’échapper à la longue liste de choses qu’on va me demander de faire et qui m’empêchera aujourd’hui de me rendre à l’école. Le sac attendra.
De toute façon c’est à peine si je sais lire et écrire. Je suis fatiguée. L’école, c’est juste bon pour voir mes copines. Enfin, le peu que j’aie et celles qui comprennent ma langue. Je me débrouille entre le pidgin et le twi. Pas trop le français.
Quand maman est morte, j’avais à peine six ans. J’ai eu souvent mal aux oreilles. Personne ne s’en est vraiment aperçu alors je n’ai pas appris à reconnaître les sons.
Il y a quelques semaines la vie m’a fait une vacherie de clin d’œil. Ma grand-mère est morte. Enfin, j’allais pouvoir souffler.
Le jour des funérailles, j’ai rêvé de mon père. Il venait me chercher. J’ai attendu le jour d’après, puis encore le jour suivant. Il n’est jamais pas venu. Alors, je suis restée toute seule dans la maison, avec la vieille. Mon père, je ne sais pas où il est. On m’a dit qu’il est parti vivre aux Etats-Unis. Moi, je sais bien qu’il doit être mort comme ma maman. Autrement cela ferait longtemps qu’il serait venu me chercher.
Laver, ranger, balayer, j’ai cru que tout ceci allait s’arrêter. Fini aussi, les courses incessantes à l’autre bout de la ville pour aller acheter pour trois fois rien ce que j’aurais pu trouver plus près mais plus cher. La consigne est claire, la somme donnée très petite et à peine suffisante si je ne marchande pas sévèrement. De toute façon, les coups de bâton et les raclées à coup de savates suffisent à me rappeler à l’ordre. C’est plus facile qu’apprendre à lire.
Le problème, c’est que j’avais oublié que ma grand-mère avait une tante. Et donc tout a recommencé.
L’autre jour à l’école, on m’a demandé si je savais ce que signifiait mon prénom. Je n’ai rien répondu parce que je ne savais pas. J’ai juste souri doucement en baissant les yeux. Je m’appelle Destinée.
11 AVRIL 08
C'est très fort. Une légère insouciance mêlée d'une souffrance peut-être infinie.
· Il y a presque 14 ans ·selig-teloif
Belle écriture, limpide. Le ton est parfait. On entre dans votre personnage.
· Il y a environ 14 ans ·Vous m'avez touché. Bravo, merci.
rechetard