Post Coïtum Omne Animal Triste Est

Totem De La Nuit Belle

Post Coïtum Omne Animal Triste Est

 

I. Je prends grand soin de moi

‘Je me suis résigné à être coupable. Je n’ai rien contre la destruction de ce monde stupide et encombré ; je suis même heureux d’y participer et de sombrer avec lui.’

H. Hesse in Le Loup de steppes.

Ca a commencé par une discussion avec Clara – ‘qui n’est pas celle que vous croyez’. Elle adore la musique, ‘un peu de tout, enfin ce qui passe à la radio’. Elle n’a cru au coup de foudre que deux fois, juste avant que les types se tirent en un éclair. Elle aime l’envolée lyrique, sur la famille notamment. La sienne, surtout. Et puis la nôtre, éventuelle. Elle veut des enfants… Accolé à certains mots, le pluriel est effrayant.

Les paroles de Clara m’endorment, je sniffe ma poudre d’escampette et je file. Dans un bar où le dancing est sauvage, une fille se trémousse. Je pense que mon degré d’ivresse est tolérable. Je lui fais comprendre que son déhanché n’est pas tout à fait étranger au réchauffement climatique. Je m’approche. Elle porte une croix autour du cou. J’enchaîne.

-          Je te le dis petite, aujourd'hui tu seras avec moi dans le Paradis.

Elle hausse les épaules, prend une tangente. La sono éructe. J’écarte les deux bras et lui hurle de nouveau la phrase. Tout le monde sait à présent que mon degré d’ivresse n’est plus tolérable. « Exit » me dit l’Argus de service… Je sais bien que l’insouciance ne s’improvise pas dans ces moments-là mais j’ai quand même le temps de lui verser :

-          Que faire maintenant ? Combler les vides de néant et se laisser masturber par la mélancolie ? Se laisser emporter par ce qui voue puis nie tout se laissant porter par ce qui nous punit ?

Réveil aux horreurs.

D’habitude, je prends grand soin de moi. En mangeant léger et en faisant de l’exercice. Ce matin-là, je m’applique le masque d’hypocrisie sociale en fermant les yeux. Sinon ça pique. Invitation princière à la table des vieux de Clara. Une belle orgie en perspective. Ma gueule de gendre encadrée sur le rebord de cheminée, les têtes de biches empaillées sur un mur de la pièce - j’y ai vu un signe - l’easy listening vomitif et le cabot qui m’excite le mollet. Quant au paternel de Clara, faut le répertorier. Pour les générations futures. Il est tellement con qu’il en met partout. Une culotte de peau galonnée, un Procuste en puissance, bête comme une valise sans poignée, cuistre et toujours persuadé d’avoir raison. Drôle avec ça.

 

-         A ce moment là, les types tentent l’impossible pour me faire taire, ils sont prêts à acheter mon silence… Et je leur rétorque qu’il vaut de l’or, tu comprends ! Ha-ha-ha-ha-ha-ha (fade out... )

 

Humour quand tu nous tiens tu nous fais mal. Vite, faire abstraction – « je ne suis tout simplement plus là » - mâcher piano, sourire forte. Mes synapses plantent le décorum très mince du Delirium. Compte à rebours avant l’échappatoire. Portes ouvertes au Collège de Pataphysique, Ubu jongle avec des tronçonneuses, Harpo et Chico font irruption et l’Iguane braille qu’il veut être ma chienne. Modigliani me tatoue un tatoo, des cratères lunaires portent mon nom et l’Incroyable devient une religion dominante. Je pense « Tank ». Mes vibrisses vibrionnent, je suis le Desdichado à mon tour aboli et qualifié d’inanité sonore, je ne suis tout simplement pas là quand soudain, armée d’une fourchette embrochant une côte de porc trop cuite, la mère de Clara me lance :  

-         Comment va la santé ? Bonne j’espère ! La santé, c’est qu’il y a de plus important, le reste on s’en fiche !

 

-         Non, la santé, ce n’est pas ce qu’il y a de plus important. Je ne vis pas que pour mourir.

 

-         Qu’est-ce que tu dis ?

‘Car rien ne m’inspire un sentiment plus vif de haine, d’horreur et d’exécration que ce contentement, cette bonne santé, ce bien être, cet optimisme irréprochable du bourgeois, cette volonté de faire prospérer généreusement le médiocre, le normal, le passable.’

 

H. Hesse in Le Loup de steppes.

II. (Post Coïtum Omne) Animal Triste

 

"Le moi n'est pas seulement haïssable : il n'a pas de place entre un nous et un rien."

Claude Lévi-Strauss. Tristes Tropiques

Je me suis levé de table. J’en peux plus de ses vieux à Clara, c’est ça l’histoire. J’ai sifflé avec arrogance et j’ai claqué la porte. Comme pour souligner au trait fin un mécontentement grossier. Une colère de gosse. C’est ce que j’ai pensé alors. Panache de minable mais ça m’a soulagé.

L’après-midi pointe, je mise sur ma gouverne pour me caler le fondement sur un strapontin. Une salle de ciné, un muséum d’horreurs en formol, qu’importe, un truc contemplatif. Un putain d’endroit à moi où rien ne manquerait au confort de l’ennui. Pour éviter que le muscle se raidisse, sinon ça me crispe, je réfléchis et tout le néant autour s’accélère, le nonsense martèle et l’existence en technicolor vire sépia. Kaï. Mon injection de couleurs. Vite. Sur le chemin pour rentrer nulle part, je fais étape au lavomatic. Là-bas au moins ça tourne rond. Et puis j’aime bien ces endroits aseptisés où même les poubelles disent merci. Je m'assois, je contemple, béat. Soudain la radio crache :

- Tu vois, je trouve qu'il devrait y avoir une discipline de l'espoir, le bonheur c'est pas sans condition... Pourquoi toi t'as le droit d'être heureux et pas lui là bas. C'est complètement aléatoire et ça me fait péter les plombs. Mais sur le plan créatif, ça me pousse vachement vers le haut. Je me sens éclectique, un peu touche à tout...

- Je sais pas si tu touches un peu à tout mais tu dis pas mal de merde en tout cas -

Je le pense si fort… J'espère que la connexion s'établisse jusqu'au type de la radio.

Puis je décide de discipliner mon espoir vers le bar le plus proche. Avec en tête cette à-peu-près- proximative sentence de Levi Strauss sur la vie sociale condamnée à détruire ce qui en fait l'arôme même.

Enfin bon, je fredonne pas l'hymne à la joie en poussant la porte du bar Sunny Tropic. A l'intérieur, les gens y tordent l’espace. Un tableau morne-vivant. Ils se portraiturent les uns les autres de leurs regards vides, en cabot de faïence, jusqu’à se réduire à des agrégats de couleurs. Des couleurs tristes, des nuances qui pissent, qui pleurent ; des gris estomaqués, des mauvais jaunes qui tuent l’art de la vie. Alors vous désirez devenir différent. Même si vous ne pouvez pas, vous désirez, c'est là toute la fichue malédiction, celle de l'animal triste.

Pas le choix, faut que je replante le chapiteau du grand délirium. Le vortex se creuse. Je me repasse le film d'une soirée improbable, dans une de ces boîtes où se faire virer relève du principe de précaution (ça aurait pu être pire après) ou du réflexe de survie (comment j'ai pu rester aussi longtemps ?). Flashback. La fille au comptoir joue l'indifférence mondaine. Dans une boîte de nuit, ça ne manque pas de présomption. Elle ressemble à Clara. Quand même. Elle se sait dévisagée, désirée mais elle sirote l'air de rien. Après les banalités d'usage, je lui murmure en roulant les r comme un naze :

- Tu sais, il arrive que je me transforme en loup garou – sourire con

 

- Ah oui… à chaque pleine lune ? - exaspérée

 

- Non à 1 gramme 8… Et le matin, quand je me réveille sur un tas de cendres, tous mes vêtements sont déchirés… - sourire con mâtiné de fierté

 

- Mais pour qui tu te prends à la fin ? – lassée et quittant le comptoir

 

- …Je ne sais pas, c'est bien là tout le problème – seul, avec mon moi haïssable

 

Réveil en trombe au Sunny tropic. Avec eux tous. Ils ne me paraissent plus si différents.

Voilà que je les regarde en cabot de faïence à mon tour. Voilà ma place, entre eux et rien.

Derrière son zinc, Méphisto verse et scrute.

Je règle, je me lève, je vacille, langueur et souci.

III. Fin du non recevoir

« Je ne parviens pas à savoir quelle partie de moi-même trompe l’autre »

Georg Büchner

Langueur et souci, je me lève donc, je vacille. L’horloge et son cadran moqueur, c’est ce que mon œil a capté alors. Une heure assassine que je ne souhaitais pas voir. La lucidité, cette salope, je l’avais oubliée, elle revient, elle s’agrippe. Et la nuit à tomber, si lointaine. Je m’apprête à sortir lorsque une des vieilles ronces au zinc me tire la manche, se greffe à mon introspection sans avis de passage. Du viol.

- Tu nous quittes déjà ?

- Ca fait trois heures que je capitalise du vent mon vieux.

- Prends-en une dernière, c’est la mienne.

- Ca va aller merci - sur l’air bien connu du fous moi la paix

Le vieux au bar crache une vanne, un postillon dénué d'humour du genre les jeunes tous des cons. Forcément ça fédère, tous les débris se fendent en deux. Méphisto glousse, sa jarretelle s'en détache. J'en prends parti, je souris. Une minute de plus debout, je me serais étalé de toute façon. La discussion s'engage. Ca patine, ça ne s'oriente vers rien de précis.

Je palabre sur la haine des apparences, les rires préfabriqués – l'arme préférée des idiots qui n'ont plus rien à dire, les sourires boucliers, les mondanités coulantes, les schémas de vie imposés, le mensonge d’être social. Ils opinent du chef en grommelant des ouaip de sourdine. Comme si je prêchais une connerie évangélique. Mais je ne prêche que mon dégoût. Je balbutie crânement :

- Le cercle infernal de vos habitudes demeure votre mort vivante. Vos manies font de vous des zombies. Vous agissez comme si tout ça allait durer éternellement alors que l'existence n'est qu'une pataugeoire d'éphémère et de ponctuel…

Puis je pense à Clara. Bref, ça va pas fort.

Un ivrogne édenté à qui manifestement on ne la fait pas pige le malaise. Il me brûle-gueule du regard pour que je vide mon sac à déceptions. Ce que je fais, les larmes aux yeux, en agitant le drapeau sombre de l'émoi. Je lui décris les filles que j'ai aimées à la démesure. Je lui dis que…

Y'avait eu Gerdie. Une gamine-rien-de-plus, qu’un seul été avait suffi à transformer en femme. Des yeux immenses qui auraient pu absorber le monde. Petite poupée automate, elle voulait tout faire comme les grands, singeait leurs manies- très douée et leurs grands airs – comique. Elle s’habillait chic, voyait grand, pensait avenir. Elle jouait de ses amours.

Et puis Anna. Une louve maternelle qui me couvait. Trop. En attendant son heure, en attendant son môme. Son credo-clignotant : faire attention, acte I, se couvrir, acte II ne pas rentrer trop tard, acte III. Vie unie. Beaucoup de tendresse, d’affection… Mille astuces dérisoires pour retarder l’acte. S'apprêtant sans cesse, sans jamais être prête – une minute! Meurtrière de la flamme. Elle n'avait pas saisi que tout se jouait dans l’excitation puérile et la crainte de mal faire, dans la spontanéité candide et la maladresse touchante. Elle préférait jouer de ses orgues, la mélomane.

Enfin Sam. Explosive, sensuelle, carnivore - grrrrrr. Son cri d'orgasme était presque parfait. Un poil faux. Elle ne portait sa jupe-ras la salle de jeu que dans la perspective d'un épanouissement personnel. Elle se sentait bohème mais pas trop longtemps. Le confort devint vite expédient. C'est une créature qui s'est forgée dans les yeux d’inconnus. Des regards. Lubriques ou bienveillants, elle s’en fichait, elle voulait de la prunelle, elle la voulait pour elle, et pour elle seule. Je faisais valoir. Ses délices ses mensonges.

Lorsque je relève les yeux, je m'aperçois que tous les gringos du Sunny Tropic ont tendu l'oreille au récit, y trouvant peut-être des parallèles avec leurs propres déboires. Ils pétunent comme de vieux soldats, reléguant l'interdiction de fumer dans les lieux publics à l'interdiction de pisser contre les arbres.

- Le malheur, c’est que je les ai toutes aimées tu vois… Ces sociétaires de la Comédie sociale… regard las, légèrement surjoué

 

- Mais c'est du passé p'tit gars –tof tof - t'es encore qu'un gamin – tof tof – la prochaine ne peut-être que la bonne… compassion d'usage, gourmée, sympa sans plus

 

- La prochaine, c'était Clara… Incohérence, amours mortes, fin du non recevoir

 

Totem

  • Je l'ai lu en écoutant une vieille compil d'automne des Inrocks. C'était chouette, ça collait parfaitement au récit. C'est littérairement très bien emballé avec en prime des évocations très justes et, même si elles sont personnelles, résonnent en moi. Bref, un vrai talent d'écriture qui fait penser aux tableaux de maîtres flamands. Et pour moi, ce n'est pas un mince compliment. Je te recommande un de mes textes qui me fait penser au tien et qui s'appelle "tous au music bar"

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

  • observations méticuleuses et fort justes ; télescopages bienvenus qui vont du Danton de Büchner au collier de perles de Steppenwolf...au total, ça vaut super le coup de vous lire...qui est trop dans le troupeau manque un peu trop les vraies occases...bonnet d'astrakan (mieux que chapeau pour le froid)

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Crater orig

    gun-giant

Signaler ce texte