Pourquoi je n’aime pas les Etats-Unis

Damien Kheres

Une expérience inédite

Pendant ma jeunesse, j'avais nourri mon esprit de culture américaine. Comme beaucoup d'enfants d'ailleurs. Les fast-foods aux nourritures addictives, les blockbusters projetés sur nos toiles, les modes vestimentaires empruntées, tout me faisait rêver. Allez savoir pourquoi. Les Etats-Unis d'Amérique, un pays où les bâtiments sont plus grands, les routes plus larges, les talents plus reconnus, les libertés plus importantes et… les gens plus gros. Même le café est plus grand, ce n'est pas dans une tasse mais dans une chope qu'il est servi. Un extra-extra-extra long. Je serai curieux de voir leurs expressos. Quoiqu'il en soit, petit, j'adorais tout ce qui était américain. Je me voyais parfaitement vivre l' « American way of life », parmi toutes les stars que je croisais dans mon écran de télévision. Un peu cliché, certes. Plutôt des rêves enfantins formatés par l'influence médiatique qui inonde les ondes d'images d'outre-Atlantique et intègre les foyers captivés, en leur assénant sans cesse des modèles illusoires de vie. Alors quand on est enfant et innocent, la fascination est d'autant plus importante.

Mais j'ai fini par déchanter.

Ma représentation idéalisée des Etats-Unis s'est peu à peu fissurée et a fini par s'effondrer pour ne laisser que des ruines, comme un mythe qui s'écroule et dont ne subsiste qu'une triste réalité. Cette réalité est venue à ma rencontre sans que je ne cherche à la découvrir. J'aurais pu continuer de fantasmer mais on ne m'a pas laissé le choix. Je n'avais pourtant rien demandé. La vérité peut parfois être décevante, surtout en ce qui concerne quelque chose qu'on idéalise et que finalement on ne connait pas vraiment. Et bien, pour être déçu, j'ai été déçu ! Tout comme Rome ne s'est pas faite en un jour, mon aversion ne s'est pas imposée tout de suite. Plusieurs évènements sont venus apporter leur pierre à l'édifice.

Par où commencer ?

Je vais peut-être vous parler un peu de moi avant, brièvement. Je n'ai pas eu un parcours très banal mais je ne pensais pas devoir le payer un jour.

Tout d'abord, je suis français, de parents français mais je suis né au Proche-Orient, aux Emirats Arabes Unis, un pays riche et sans problème où mon père travaillait alors. Enfant d'expatriés, j'ai été amené à vivre loin de mon pays, et par la suite j'ai notamment passé aussi une partie de mon enfance dans quelques pays d'Afrique. Puis, j'ai repris un parcours plutôt « normal » en faisant des études en France et en y travaillant ensuite. Je suis attaché à la France, naturellement, cependant, je ne considère pas que mes racines y soient. Je suis davantage ancré dans mes pensées, dans mes souvenirs que dans mes appartenances. Ces années vécues à l'étranger m'ont apporté un goût certain pour les voyages et un certain nombre de pages remplies de tampons dans mon passeport.

Alors que j'étais encore étudiant à Toulouse, j'avais un stage à effectuer à l'étranger. Naïvement, j'avais opté pour les Etats-Unis, histoire d'améliorer aussi mon anglais. Aujourd'hui, je ne regrette pas du tout cette expérience mais je me serai bien passé des épreuves pour accéder au saint Graal : pouvoir travailler aux Etats-Unis.

Je me souviens, j'avais assisté à une espèce de forum à Paris, où des recruteurs américains étaient présents et embauchaient à tour de bras du personnel pour un job d'été dans leurs entreprises, des parcs d'attraction en l'occurrence. J'avais facilement signé un contrat d'embauche avec un parc prestigieux de la côte est qui m'assurait un emploi sur place. Afin de pouvoir travailler légalement, il me fallait cependant un visa. Et c'est là que ça s'est compliqué. Jusqu'ici, tout avait été très simple et sans embûche. Un forum, une rencontre, une embauche, un contrat, un logement. Car les employeurs proposaient également aux employés des logements près du parc.

Tout cela était peut-être un peu trop facile.

Je m'étais donc rendu dans une agence de voyage pour réserver mon billet d'avion.

Entretemps, j'avais lancé ma demande de visa auprès de l'ambassade américaine. Ayant déjà un emploi, je m'étais dit que le visa ne serait qu'une formalité. Et ça l'a été pour tous ceux qui étaient dans le même cas que moi, ils ont eu leur visa en une semaine.

Malheureusement pour moi, cela n'a pas été si simple.

Pourtant, j'avais soigneusement rempli mon dossier et j'avais respecté les procédures à la lettre. J'avais fini par envoyer mon dossier ainsi que mon passeport dans une enveloppe Chronopost à destination de l'ambassade américaine à Paris.

Après presque deux mois, j'ai finalement réussi à obtenir mon visa. Il a fallu me rendre trois fois à Paris à l'ambassade américaine pour redonner mon dossier qui m'avait été renvoyé deux fois en raison d'informations manquantes, alors que tout était bien renseigné. Trois allers-retours Toulouse-Paris et à peu près six heures à patienter dans la file devant l'ambassade, parfois sous la pluie, où est aménagé ce qui ressemble à un guichet dédié aux demandes de visa. Sans compter les allers et retours à l'agence de voyage pour repousser sans cesse le jour de mon vol, dans l'attente de mon visa.

Plus tard, j'ai appris que ma demande avait pris beaucoup de temps en raison des enquêtes qui avaient du être faites à mon sujet. Bien entendu, pendant les deux mois, il était impossible de joindre ne serait-ce qu'une personne à l'ambassade américaine, que ce soit à l'ambassade de Paris ou à celle de Toulouse. Pour des raisons de sécurité.

Pour débloquer la situation, je me souviens même avoir fait appel au consul de France du Congo, où résidaient mes parents, qui a bien voulu rédiger une lettre à l'ambassadeur pour lui indiquer que j'étais hors de tout soupçon : mes parents, français tous les deux et étant de bonnes personnes, vivaient en Afrique en tant qu'expatriés, et avaient effectivement vécu aussi aux Emirats Arabes Unis où j'étais né, moi, français aussi et étant un bon garçon.

Je ne sais pas aujourd'hui, si cette lettre a eu une quelconque influence mais j'en étais arrivé à un point où je me sentais rabaissé, au centre de considérations vexantes et balloté dans les échanges administratifs incessants et coûteux. Se contraindre à respecter les refus injustifiés, accepter de devoir à nouveau remplir un dossier et payer les frais pour leur apporter, attendre sagement dans l'impuissance en espérant en voir enfin le bout, tout ça sans rechigner et en gardant le sourire, ne m'a pas vraiment aidé à garder une image positive des Etats-Unis. Je n'étais à leurs yeux qu'un individu suspect, à surveiller et potentiellement dangereux.

Mais si seulement cela s'était arrêté là, j'aurais pu éventuellement leur pardonner.

Mais non. À croire qu'ils s'acharnaient.


Je parlais plus haut de mon goût pour les voyages alors justement j'en avais planifié un. Pour le Nicaragua, en Amérique centrale. Deux semaines de découverte du pays avec mon amie, équipés seulement d'un sac à dos et du guide « Lonely Planet », notre bible du voyageur. À première vue, aucun rapport avec les Etats-Unis. Sauf qu'on était obligé d'y faire escale. Et les escales aux Etats-Unis, depuis quelque temps, n'étaient plus juste des étapes où les passagers n'avaient qu'à descendre de leur avion pour remonter dans un autre, en ne se préoccupant pas de leurs bagages puisque ceux-ci suivaient automatiquement. Ce qui était bien pratique, surtout quand les escales ne duraient qu'une ou deux heures.

Depuis peu, donc, une escale aux Etats-Unis ressemblait plutôt à un parcours du combattant. Une fois sorti de l'avion, il fallait récupérer ses sacs après avoir poireauté devant le tapis à bagage, passer par la douane et tous leurs examens approfondis allant des prises d'empreintes digitales à l'inspection des chaussures, remettre ses bagages dans l'avion avant d'embarquer dans le nouvel avion. Et en faisant la queue à chaque étape. Alors quand on a une escale de deux heures, je vous laisse imaginer l'état de stress que cela implique. Vais-je arriver à prendre mon avion ou vais-je rester bloqué dans les interminables queues procédurières ? Voilà une occasion de bien commencer les vacances. Ou de les finir en beauté. Ou les deux, si on est vraiment chanceux.

Pour en revenir à mon voyage, nous voici donc contraints de passer par Miami. Il n'y avait pas vraiment de choix pour aller au Nicaragua et le moins cher était de passer par Miami :


Paris-Miami le 24 Janvier : vol AA00063, départ à 11h et arrivée à 15h15

Miami-Managua le 24 Janvier : vol AA00970, départ à 18h et arrivée à 19h35


Il suffisait d'un rapide calcul pour se rendre compte que notre escale allait durer 2h45. On était large.


Arrivés à Miami avec un peu de retard, nous nous sommes précipités, mon amie et moi, pour aller récupérer nos bagages.

À 16h, nous avions nos sacs à dos et nous nous sommes dirigés vers l'immigration. Quel intérêt de passer à l'immigration ? On ne veut même pas rester aux Etats-Unis.

Bref. Nous faisons la queue pendant une bonne demi-heure – déjà que le nombre de touristes américains est important alors si on y ajoute tous les passagers en escale, cela fait un sacré paquet d'impatients – avant d'arriver face au guichet. Un douanier bedonnant en uniforme avec une grosse moustache et un air grave est posté derrière un ordinateur. D'origine mexicaine je dirai. Dans cette partie des Etats-Unis, la communauté latino est omniprésente et à Miami, on parle d'ailleurs espagnol avant de parler anglais. En jetant un coup d'œil aux autres guichets, je me rends compte que les douaniers sont tous issus des minorités, il y a beaucoup de latinos et quelques afro-américains.

C'est au tour de mon amie.

J'attends derrière la ligne de sécurité située dix mètres avant le guichet, distance nécessaire pour éviter d'entendre ce qui se dit, sans doute. Le moustachu prend alors une photo de mon amie par une webcam fixée sur l'écran de son ordinateur et prend aussi ses empreintes digitales. Tous ces guichets alignés équipés d'instruments en tout genre où une foule d'individus dans une discipline quasi-militaire attendent sagement d'être fichés, me fait penser à une immense campagne d'enrôlement dans l'armée où chacun est enregistré scrupuleusement avant d'être envoyé à la tonte. Sergent, rasez-moi tout ça ! Et je suis le prochain.

Mon amie lui tend son passeport que le douanier inspecte méthodiquement. Il le passe dans une machine et finit par lui rendre dans un geste rempli de grâce.

À mon tour.

Après m'être fait tiré le portrait et montré mon index, je donne mon passeport au moustachu qu'il ne me rend pas tout de suite.

Je le vois qui scrute son écran.

Mon passeport semble lui dire quelque chose. Il a probablement du lui révéler des informations suspectes vu l'inquiétude qui se lit sur le visage du mexicain. L'homme, perplexe, ne dit rien.

J'attends.

Puis il finit par lâcher :

_ Attendez quelques instants, on va venir vous chercher.

Quoi ? Attendre qui ? On va venir me chercher ? Mais pour aller où ? Je n'ai pourtant rien fait.

Je me suis juste contenté de lui demander pourquoi. Il m'a ignoré et est passé au candidat suivant.

Mon amie qui a réussi à passer me voit patienter au guichet. D'où je suis, je ne peux pas lui expliquer la situation et d'ailleurs je ne sais pas ce qu'il se passe.

Il est 16h45. Il nous reste un peu plus d'une heure avant d'embarquer.

Une femme en uniforme de police arrive enfin au guichet. Elle jette un regard complice au douanier et récupère mon passeport avant de me demander de la suivre. Je m'exécute docilement. Elle ne prend pas la peine de m'expliquer, elle est là pour me montrer le chemin.

_ Qu'est-ce-qui se passe ? Vous m'emmenez où ?

_ On va juste vous posez quelques questions, me répond-elle froidement.

Mon amie venue à ma rencontre cherche également à comprendre.

Nous empruntons des couloirs de l'aéroport guidés par une policière afro-américaine aussi aimable qu'une prisonnier bulgare qui vient de se faire piquer ses cigarettes. À ce moment-là, je crois que je commence à angoisser.

Nous arrivons devant une salle vitrée où il doit bien y avoir une cinquantaine de personnes en train d'attendre. Certains ont l'air d'y être depuis un bon moment, ils se sont endormis, avachis sur leur siège. Au fond, trois policiers derrière un comptoir reçoivent un à un tous les suspects. Notre vol est dans une heure et cinquante personnes sont déjà là à attendre. J'en ai au moins pour trois heures.

La femme flic m'invite à entrer.

_ Entrez et attendez votre tour.

Alors qu'elle s'en va, je la retiens :

_ Mais ce n'est pas possible. Nous avons un avion dans une heure. On va le rater.

_ Non, madame peut y aller. Elle ne peut pas rester ici de toute façon. Elle peut prendre son avion.

Résumons la situation : je pars avec mon amie pour des vacances en couple au Nicaragua, je suis arrêté aux Etats-Unis mais elle, doit partir avant. Logique, et plein de bon sens. Elle va se faire un petit séjour toute seule à Managua, capitale du Nicaragua, réputée dangereuse et elle viendra à l'aéroport tous les jours guetter mon arrivée. Bien sûr. La proposition semble intéressante et bien pensée. Je me suis gardé de remercier chaleureusement la femme en uniforme pour sa générosité et sa compassion.

Mon amie, évidemment outrée, insiste pour rester avec moi mais elle est rapidement éconduite à me laisser purger ma peine seul.

Je rentre dans la salle. Je suis paniqué. Mon amie et moi avons été séparés sans savoir ce qui nous attend et surtout sans pouvoir communiquer. À l'intérieur, les gens ont l'air excédés, énervés, fatigués et inconfortables.

Où ai-je atterri ? J'ai l'impression d'être dans un mauvais film, au centre d'un énorme malentendu. Je veux simplement partir en vacances. Je n'ai rien fait. Je n'ai rien contre les Etats-Unis et je ne veux d'ailleurs même pas rester aux Etats-Unis. Laissez-moi passer mes vacances en paix. Et laissez-moi retrouver mon amie qui à l'heure actuelle doit s'inquiéter de savoir ce qu'on est en train de me faire.

L'avion est dans une heure et je suis coincé dans une pièce où il n'y a même plus de places pour s'asseoir. Je dois gentiment patienter et accepter de rater mon avion sans rien dire. Impossible. Je dois faire quelque chose. En dehors des policiers derrière le comptoir, il y en a un autre dans la salle. Probablement pour surveiller tous les suspects. Je vais le voir et tente de lui expliquer la situation. Il n'a pas vraiment de considération pour moi et me regarde à peine. Pour lui, je suis un indésirable. Je le supplie de demander à ses collègues que je passe rapidement. Je répète que mon avion est dans moins d'une heure et que je ne peux vraiment pas attendre mon tour. Beaucoup de personnes présentes ont aussi un avion à prendre me dit-il et je peux très bien aller demander moi-même à ses collègues car il ne pouvait rien faire pour moi.

Les policiers derrière le comptoir ont l'air encore plus sympathiques. Je m'approche du comptoir et interpelle l'un d'eux. Il ne m'entend pas. L'autre m'écoute et me conseille de m'asseoir. J'insiste. Le troisième me désigne un siège qui venait de se libérer. Trop aimable. Un nouveau policier venait d'entrer dans la salle, une femme afro-américaine, obèse et à l'allure moins acerbe que ses petits camarades. Je me précipite vers elle, et réitère ma demande encore une fois. J'insiste. Elle dit qu'elle va voir et demande que je reste assis.

Il me reste quarante-cinq minutes avant le vol.

Je vois ma dernière interlocutrice glisser un mot à un des flics du comptoir. Ma situation va peut-être se débloquer. Il y a enfin un peu d'espoir. Je repense à mon amie, de l'autre côté. Du côté de ceux qui peuvent voyager tranquille, hors de tout soupçon. Ici, j'ai la sensation d'être traité comme un délinquant dont on se fiche complètement qu'il rate son avion ou pas.

Quarante minutes avant mon vol.

J'observe les autres autour de moi. Je partage leur colère et leurs inquiétudes. Je me rends compte que certains sont emmenés dans une autre salle qui jouxte celle-ci mais séparée d'une porte. Je me demande ce qu'il s'y passe. Pourquoi va-t-on les isoler ? Est-ce qu'on les maltraite ? Qu'est-ce-qui se cache derrière cette porte ? Je suis tiraillé entre le stress de ces minutes qui n'arrêtent pas de s'écouler et l'angoisse de ne pas savoir ce qu'il va m'arriver.

Trente-cinq minutes avant mon vol.

L'un des policiers du comptoir me fait signe, je suis le prochain. Je n'y croyais plus.

Face à lui, je subis un véritable interrogatoire. Comment je m'appelle ? Qu'est-ce-que je fais dans la vie ? Je suis né où ? Où je vis ? Que font mes parents et où habitent-ils ? De quelle nationalité sont-ils ? Sont-ils nés aussi aux Emirats Arabes Unis ?

Et là, je sens bien que pour lui la situation est très difficile à comprendre et j'ai l'impression que ça lui échappe complètement. Première interrogation, il ne comprend pas que je sois français et né aux Emirats Arabes Unis, ce n'est pas logique. Pourtant, à première vue latino, il a potentiellement des chances de ne pas être né sur le sol américain. Deuxième interrogation, il se demande pourquoi mes parents français aussi, ne sont pas nés aux Emirats Arabes Unis. J'ai du lui expliquer toutes les raisons, que mon père était parti là-bas pour le travail, qu'il travaillait dans le pétrole, ah, quelle compagnie ? et que j'étais né à ce moment-là puisqu'on y vivait en famille. À sa tête, je voyais bien que c'était compliqué. Troisième interrogation, pourquoi j'avais tous ces tampons du Congo dans mon passeport, et le Congo c'est où ? Quand je lui ai dit que mes parents y vivaient actuellement et que j'y étais allé régulièrement, je crois qu'il s'est senti perdu. Cela faisait beaucoup trop d'informations et des noms de pays qu'il n'avait surement jamais entendu auparavant.

Troublé, il multiplie les questions pour éclaircir le brouillard qui l'entoure. Sa curiosité est sans limite, il va jusqu'à me demander mon salaire et l'âge de mes frères et sœur.

Puis, il en vient à l'objet de mon voyage.

Il me reste vingt minutes avant mon vol.

_ Où allez-vous ?

_ À Managua.

_ Ah, oui… Managua…. , dit-il avec un air intrigué comme s'il venait de découvrir un indice. Et vous restez à Managua ?

_ Non, et je lui énumère quelques villes qu'on avait prévu de visiter.

_ Ah… et vous allez visiter quoi ?

Soit il me prend pour un mythomane, soit il a envie de faire un voyage prochainement au Nicaragua et il se renseigne sur le meilleur circuit touristique.

_ Je vais voir des volcans.

_ Ah oui ? Quels volcans ?

Allons bon, j'ai affaire à un passionné de volcan maintenant. Je ne vois pas en quoi est utile cette information et l'interrogatoire prend une tournure ridicule. J'espère qu'il ne va pas me demander le nom des hôtels, on ne sait même pas encore où on va dormir, sauf pour la première nuit à Managua.

Je lui donne alors quelques noms de volcans. Décidemment, j'ai bien fait de réviser notre parcours avant de partir. J'aurai été très déçu d'être démasqué à cause d'un nom de volcan.

_ Et vous allez voir qui là-bas ?

Euh, des trafiquants de drogue et on va organiser une guerre civile. D'ailleurs, j'ai plein d'explosifs dans mon sac et il ferait mieux de me laisser partir rapidement car Ben Laden va m'attendre à l'aéroport de Managua.

Qui je vais voir là-bas ? Ça commence vraiment à m'ennuyer toutes ces questions dénuées d'intérêt. Il se moque de moi et ne s'en cache pas. À chacune de ces questions, il me renvoie au visage le sentiment de n'être qu'un minable devant l'autorité américaine qui peut tout se permettre. Je l'ai pourtant prévenu que mon vol décollait très bientôt mais il semble jouer avec le temps et avec mes nerfs. Son regard hautain, ses intonations et ses questions presque accusatrices m'humilient progressivement. Je ne sais même pas de quoi on m'accuse et on cherche à me ridiculiser tout en me faisant rater mon avion et en me riant au nez. Y'a vraiment de quoi s'énerver mais c'est peut-être ce qu'ils cherchent à faire. Attendre que je fasse un faux pas pour se donner le droit de m'enfermer. Je ne sais pas. Je les crois capable de tout. Je suis écrasé sous le poids de l'injustice. À leurs yeux, je suis déjà coupable et traité comme tel. Pourquoi devrais-je subir les conséquences de leur ignorance ?

J'ai cru que cet interrogatoire n'allait jamais finir.

Lorsqu'il me laisse enfin partir, il me reste dix minutes avant le décollage. Je me rue hors de la salle. Vers où me diriger ? Je panique. Des gouttes perlent sur mon front. Où est mon amie ? Comment vais-je la retrouver ? Je me précipite à l'enregistrement. L'endroit est désert. Je cours avec mon sac à dos. Je transpire de plus en plus. Il me reste huit minutes.

Près des guichets d'enregistrement, soudain le soulagement.

Elle est là. Mon amie m'a attendu pour l'enregistrement.

Vite. Donner les passeports à la seule hôtesse encore présente. Récupérer les cartes d'embarquement. Trop tard, plus le temps de mettre les sacs en soute. Les porter sur le dos et courir. Bousculer les gens, regarder sa montre. Passer devant tout le monde aux contrôles de sécurité, entendre les insultes. Bousculer encore, s'excuser. Mettre ses affaires sur le tapis, passer le portique. Sans sonner, ouf. Attraper les sacs, courir. Où est la porte d'embarquement ? Mince, plus que deux minutes. Chercher et courir, courir et chercher. Transpirer, paniquer. Monter les escaliers, bousculer, courir. Arriver devant la porte d'embarquement, ouf. Juste une hôtesse, vous pouvez y aller, vite, dépêchez-vous. Juste. Derniers rentrés dans l'avion et en nage, les passagers nous dévisagent mais on a réussi.


Le séjour au Nicaragua fut fantastique.

J'appréhendais le retour.


Arrivés à Miami, toujours les mêmes procédures, récupérer les bagages et passer par l'immigration. Au moment de présenter mon passeport, je redoutai la réaction de l'agent d'immigration. Ce n'était pas le même qu'à l'aller mais j'ai été saisi par l'effet de l'unique phrase qu'il prononça :

_ Veuillez patienter sur le côté s'il vous plaît.

Je n'y croyais pas.

_ Mais je suis venu il y a deux semaines. On m'a déjà interrogé. Ma situation n'a pas changé depuis deux semaines.

J'étais atterré.

Peu importe. Son ordinateur lui indiquait qu'on devait m'interroger alors on allait m'interroger. C'est aussi simple que ça et il n'a pas le temps de réfléchir. Et après tout, il n'est pas payé pour ça.

Non mais ne vous embêtez pas à appeler quelqu'un, je connais le chemin.

Ridicule. Je trouvais la situation ridicule et aberrante. On avait failli me faire rater mon avion une première fois, en m'humiliant et cela allait se reproduire. Incroyable.

Je revivais ce que j'avais vécu deux semaines plus tôt. Les mêmes couloirs menant à la même salle. Le même manque de considération et le même traitement affligeant à mon égard.

Seul dans la salle, je me revoyais revivre l'interrogatoire devant le comptoir dans cette même salle vitrée.

La situation était exactement la même. Une cinquantaine de personnes et un peu plus d'une heure avant de reprendre un vol.

Rebelote.

J'attends.

Quand mon tour arrive, j'ai la surprise d'être emmené dans la salle attenante, celle derrière la porte qui m'avait intrigué. Je vais enfin savoir ce qui se cache de l'autre côté.

Je ne sais pas si c'est une bonne nouvelle.

Derrière, un guichet et autour trois autres pièces, des bureaux où les portes entrouvertes laissent entrevoir des interrogatoires plus poussés. Pour les plus suspects. Deux semaines après, leurs soupçons me concernant semblent s'être renforcés alors que rien n'a changé. À quoi vais-je avoir droit cette fois-ci ?

S'ils me posent des questions sur ma destination, je suis prêt. Je connais bien la France et j'ai même une adresse à leur donner.

Le policier qui me reçoit n'est pas latino mais afro-américain et plutôt souriant (qu'est-ce-que ça cache ?). Il me pose toutes les questions qui m'avaient déjà été posées à l'aller. Sauf sur ce que j'allais visiter (il a du comprendre que je rentrais chez moi). Est-ce-un test ? Est-ce qu'ils veulent confirmer que tout ce que j'ai dit précédemment est vrai ? Pourquoi tout me faire répéter ? Ils ne peuvent pas se faire un dossier avec toutes les informations sur une personne pour éviter de la réinterroger à deux semaines d'intervalle ? Le policier détendu, essaye de rendre tout ça sympathique mais cela n'a rien de sympathique. J'en ai marre de ce harcèlement. Il ne s'est pas contenté de me poser les mêmes questions, il en a posé d'autres. La différence entre ces bureaux et le comptoir d'à coté se jouait au nombre de questions. Ici, l'interrogatoire allait plus loin et était plus insidieux.

_ Donnez-moi vos numéros de carte bleue.

Oui, bien sûr. Vous ne préférez pas un virement ?

Sa requête dépasse toute logique. A-t-il le droit de me demander cela ? Je suis stupéfait mais en même temps j'ai envie que ça se termine, je veux sortir, prendre mon avion et rentrer chez moi. J'attrape mon portefeuille pour en extraire ma carte bleue. L'agent se saisit alors de mon portefeuille et fouille l'intérieur. Je crois rêver. Il se sert et note non seulement le numéro de ma carte bleue personnelle mais aussi celui de la carte bleue du compte joint. À l'aise. Cela fait partie de quelle procédure de sécurité ? J'aimerai bien connaitre leurs consignes.

J'imagine le speech du chef face aux futurs agents de l'immigration pendant leur formation :

« D'abord, vous posez le plus de questions possibles et n'hésitez pas à poser des questions indiscrètes, il faut qu'il soit embarrassé, limite énervé. Jouez avec ses nerfs surtout s'il a un avion à prendre. Ensuite vous fouinez dans ses affaires et vous finissez par le mettre tout nu pour lui faire une fouille anale, histoire de bien l'humilier. Il faut leur montrer qu'on est les Etats-Unis, qu'on est les plus forts et qu'on ne rigole pas avec nous. »

Oui, je vois bien la scène.

Alors, c'est ça, on peut tout se permettre ? Qui me dit qu'il ne va pas en profiter et commander avec ma carte sur internet ?

_ Qui est-ce ? me lâche-t-il en me montrant la photo que j'avais dans mon portefeuille.

N'a-t-il pas l'impression d'aller un peu loin ? Je ne le connais que depuis une demi-heure et il veut que je lui présente mes proches. Si j'avais su, j'aurais ramené un album de famille, il aurait sûrement adoré regarder mes photos et connaitre l'histoire de ma famille.

_ C'est mon amie.

_ Elle est mignonne.

En plus, j'ai droit à ses commentaires. Il m'a même demandé son nom. Y'a pas à dire, ils sont vraiment gentils et plein d'humanité ces agents de l'immigration américaine. Dommage que je n'ai plus beaucoup de temps, je suis sûr qu'on aurait pu devenir les meilleurs amis du monde.

Quand il a eu suffisamment d'informations (j'ai évité la fouille anale de justesse), il me relâche.

Il ne reste que quinze minutes avant le décollage. C'est jouable. Et puis, je suis un habitué maintenant.

Une fois à l'enregistrement, je retrouve mon amie. Ouf.

Mais problème.

Dans nos sacs, que l'on ne peut plus faire enregistrer, se trouvent quelques bouteilles de rhum. Les liquides sont interdits en cabine, non, c'est pas possible, et si, vous allez être obligés de les laisser ici, non s'il vous plait, non désolé.

Et merde, plus de rhum.

Tant pis, il faut prendre notre avion. Et là, même scénario qu'à l'aller. On court, on bouscule, on transpire et arrivés devant l'embarquement on se met en colère, l'avion est parti.

Et merde, plus d'avion.

L'immigration avait réussi à nous faire rater l'avion. Qu'est-ce qu'on va faire ? Je suis énervé contre eux. Nous retournons voir l'immigration.

_ Si vous avez raté votre avion, nous ne pouvons rien faire, ce n'est pas de notre faute. Et ce n'est pas notre problème. Ce que nous avons fait, nous l'avons fait pour la sécurité du pays et nous avions donc de bonnes raisons de le faire. Je vous conseille de voir avec la compagnie aérienne.

On prend combien pour casser la gueule à un agent de l'immigration ?

Après maintes discussions, la compagnie aérienne accepte de nous reprendre sur un vol. Sur celui du lendemain à la même heure, donc dans 24h.

Il est 19h à l'aéroport de Miami, on est crevé du voyage et il faut bien trouver où dormir. Vu les circonstances, on se dit qu'une chambre nous serait payée. Ce serait la moindre des choses. Réponse de la compagnie :

_ Ah non. Il faut voir avec l'immigration pour cela. On a déjà été gentil de vous remettre dans le vol du lendemain et cela sans supplément, on ne va pas vous payer l'hôtel. Nous ne sommes pas responsables. Voyez avec l'immigration, c'est à eux de s'en charger.

Bon. Restons calmes.

Nous retournons voir l'immigration :

_ Si vous avez raté votre avion, nous ne pouvons rien faire, ce n'est pas de notre faute. Et ce n'est pas notre problème. Ce que nous avons fait, nous l'avons fait pour la sécurité du pays et nous avions donc de bonnes raisons de le faire. Je vous conseille de voir avec la compagnie aérienne.

Et si je le tuais, discrètement ? D'un coup sec entre ses deux yeux d'abruti.

En tout cas, il n'y avait rien à faire. Pas de discussion possible.

Si je comprends bien, je n'avais qu'à naitre en France. C'est donc ma faute si j'ai raté mon avion et c'est donc à moi de payer tous les frais en conséquence. C'est d'une logique implacable.

Retour vers la compagnie aérienne.

En insistant lourdement, ils finissent par nous octroyer une offre plus que généreuse : dix pour cent de réduction dans un hôtel de l'aéroport. Merci. Cela nous fera la nuit à 180 dollars au lieu de 200. Trop aimable. Mais je pense qu'on va se débrouiller.


Il est bientôt 20h et on n'a toujours pas d'endroit où dormir. On arrive à dégoter des numéros dans Miami. On passe quelques coups de fil et on parvient à réserver deux lits dans une auberge de jeunesse. Le moins cher, qui revient tout de même à 25 dollars le lit. Mais au moins, on sera en plein centre et on pourra profiter de notre excursion forcée.

L'aéroport étant à plus d'une heure de la ville de Miami, on est arrivé assez tard à l'auberge.


La nuit n'a pas été très reposante, deux lits superposés dans une chambre de quatre n'est pas idéal que ce soit pour le calme comme pour l'intimité.

Le jour suivant n'a pas été non plus une partie de plaisir puisque j'ai eu une crise de paludisme.

Au final, nous avions bien pu repartir en France, avec un jour de retard et moi une grosse fièvre. Retour à la maison sain et sauf. Avec une certaine amertume envers les Etats-Unis et leurs procédures de sécurité.


Bref. Voilà pourquoi aujourd'hui je n'aime pas les Etats-Unis.

  • Ce témoignage est surprenant et bien écrit ! J'ai été intriguée dès les premières lignes et après ça, on est forcé de lire jusqu'au bout.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    8i8vketj

    loriana

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