Pourquoi t'es gros ?

flolacanau

– Pourquoi t'es gros ?

– Allons, Alice ! Laisse le monsieur tranquille, ça ne se dit pas ces choses-là !

– Même s'il est gros ?

– Surtout s'il est gros !

C'est pas la gosse que je fusille du regard… C'est la mère. Elle imagine quoi ? Qu'elle est dans une cabine de souffleur ? que je ne perçois que les aigus de sa progéniture? Que la graisse a tout envahi jusqu'à boucher mes conduits auditifs aussi sûrement qu'une paire de boules Quiès?

– Excusez-la, me dit-elle. C'est une enfant.

J'allais me fendre d'une réplique paresseuse à l'égard de cette femme, en miroir, lieux communs inclus, mais la gamine profite du court silence pour lancer un second trait :

– Donc j'ai pas le droit de dire la vérité ? Quand les adultes me disent que je suis petite, tu ne leur dis pas de me laisser tranquille.

– C'est pas pareil, ma chérie, Le monsieur, ça peut le vexer, le rendre triste, tu comprends ? C'est comme de la méchanceté.

Je ne la fusille plus du regard, cette fois, je la jette dans une fosse tapissée de puces de parquet, les mains attachées dans le dos « Tu veux de la vérité, petite ? Je te demande pourquoi ta mère est bête à manger du foin ? » Voilà ce qui reste en travers de mon larynx, mais je souris mollement. Elle n'est pas responsable, la pauvre. D'ailleurs, le front en direction du sol, elle me demande pardon et le visage de sa mère s'éclaire. Elle s'auto-décerne une médaille de mère de l'année dans la foulée et me sourit avec une commisération qu'elle souhaite contagieuse. Mon seuil est dépassé. Je rends un sourire maigre, et comme la mère ne m'a toujours pas adressé la parole, je l'ignore à mon tour :

– T'inquiète pas, petite. J'aime bien la vérité aussi. C'est un truc qui ne sert à rien, la vérité. Chacun a la sienne, pense que c'est la vraie, et elles sont toutes différentes. En gros (eh oui, quand on veut résumer une idée on a besoin du gros), à chaque fois qu'on dit « mais c'est la vérité » on ne prouve qu'une chose : un manque d'imagination et d'anticipation de ce que peut être la vérité des autres.

– J'ai rien compris. Je voulais juste savoir pourquoi t'étais gros.

La mère grimace. C'est qui ce type qui, non content de peser le quintal, vient embrouiller l'esprit de sa gosse ? Gros con, va !

– Tu veux ma vérité, petite ?

– Oui, oui !

– Allez viens Alice, on y va. Le temps se couvre et j'ai oublié les parapluies.

Mais la gamine résiste une nouvelle fois :

– Attends maman ! Je veux la vérité du monsieur.

La mère ne m'a toujours pas adressé la parole. Elle me jette maintenant un regard dégoûté et furtif, le même qu'elle réserverait à une coulée d'urine sur le trottoir.

– Bon, eh bien voilà. Quand j'étais enfant, j'étais maigre comme un squelette de clou.

– han ! Ça n'a pas de squelette, un clou !

– On s'en fiche, c'est ma vérité, c'est pas la tienne ! Donc encore plus maigre qu'un clou, et pire, je manquais de fer, ce qui n'arrivera jamais au moindre clou. Bref, mes parents m'emmenaient voir le docteur de temps en temps parce que je n'avais que les os sur la peau et que j'étais petit aussi. Je ne mangeais pas grand-chose à l'époque et je mâchais tout, même la soupe.

– Même la soupe sans morceaux ?

– Oui même celle-là.

– Mais pourquoi ?

– Tu n'as jamais sautillé sur le trottoir en évitant de poser le pied sur les lignes ?

– Ben si.

– Pourtant, ça ne sert à rien, si tu réfléchis. Tu n'imagines pas le nombre de choses que l'on fait et qui sont inutiles, mais je m'éloigne du sujet. Bref, j'étais si maigre que mon cartable menaçait de me faire tomber dès que je le mettais sur mon dos et quelqu'un me dit alors « méfie-toi, si tu ne te remplumes pas un peu, tu vas finir par être emporté par le vent. » J'ai haussé les épaules, et je n'aurais pas dû parce que le vent m'a finalement emporté un peu plus tard. Un vent qui claque les portes, souffle dans les voiles et qui éloigne les bateaux de leur but. En parlant de bateau, le vent m'avait conduit jusqu'à l'océan et j'ai réussi à m'agripper au sommet d'un mât que j'ai serré de toutes mes forces jusqu'à l'épuisement. Sans cela, je ne serais plus là pour te raconter ma vérité. J'étais loin de ceux qui m'aimaient, mais vivant et j'ai commencé à manger beaucoup, j'ai essayé de me remplumer, mais ça ne pousse pas sur les hommes. On croit faire pousser des plumes, mais c'est du plomb que l'on récolte. Petit à petit je suis devenu gourmand, puis ogre, et ce bateau qui m'avait sauvé une première fois, m'a emporté. Loin du monde, loin des humains qui m'ignoraient, ou qui se moquaient de moi.

– Han, tu mens !

– Ah non, c'est ma pure vérité. Les mammifères les plus gros vivent dans l'eau d'ailleurs, et loin des hommes… regarde les baleines. Dans les vagues, on ne pèse rien. L'eau s'en fout de tout ça. Je suis devenu un marin solitaire, un gros marin qui ne voyait pas plus ses côtes que le rivage.

– T'as rencontré des sirènes ?

– Meuh non, je te raconte une histoire sérieuse eh oh ! Pas de sirène, pas de monstre du Loch Ness, ni de serpent de mer géant. Juste un enfant maigre qui ne voulait pas disparaître dans le ciel et qui a quand même fini par se perdre dans ses kilos.

– Et tu le regrettes ?

– Ah, les regrets… comment dire, c'est aussi inutile que la vérité. On ne peut pas revenir en arrière alors pourquoi perdre du temps à regretter si on est incapable de changer quoi que ce soit à un ancien problème ?

– C'est vrai !

– Ben oui, puisque c'est ma vérité. Donc ta question était : « pourquoi t'es gros », tu as ta réponse.

– Mais tu ne veux pas maigrir maintenant ? Revenir vers les humains ?

– Oh, mais j'en fréquente quelques-uns quand même, ceux qui voient l'homme derrière le gras. En général, ce ne sont pas les pires humains qui soient ; Je les rencontre dans des îles exotiques. Bien sûr que j'aimerais perdre un peu de cette masse qui me fait souffrir, et revoir mes côtes un jour, mais la vérité, c'est qu'on n'obtient pas toujours ce que l'on veut.

– Moi je trouve que t'as une grosse imagination !

– C'est très utile, ça par contre, tu verras. Parce que ce que te propose le réel est tellement nu et triste qu'il faut l'habiller à tes couleurs.

La mère fumait dans son coin, l'oreille à l'affût. Alice me souriait, l'ignorait, et une certaine fierté m'envahit.

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