Prédateur

David Charlier

Je traque. Je n’y peux rien, c’est un chasseur qui vit en moi. Plus impitoyable qu’un chasseur, je dirais plutôt : un prédateur… ça me convient parfaitement, à la réflexion. Voilà donc ce que je suis : un prédateur insatiable, à la recherche permanente d’une nouvelle proie à tenir dans ses griffes. Ce n’est pas par loisir que je me lance sur une piste. C’est un besoin irrépressible, un feu dévorant tout dans mes entrailles, jusqu’à ce que je cède enfin à reprendre les armes.

Comme ce soir, où je parcours la ville à la recherche d’une brebis égarée, dans l’attente qu’elle s’isole du troupeau. Mon terrain de jeu favori va des Ponts-Jumeaux à la gare Matabiau. Quand la Ville Rose dort, j’y trouve suffisamment d’ombres de la nuit pour assouvir mes instincts. Beaucoup d’entre elles hantent les rivages du canal pendant que les citoyens moyens dorment du sommeil du juste. Je m’y sens bien sur ce territoire, en sécurité. Le moment que je préfère est celui où j’ai enfin repéré le gibier qu’il me faut. Pour pouvoir l’approcher sans l’effrayer, je me camoufle dans la foule. J’en adopte les tenues, le langage, cette manière d’être qui me différencie de leur monde.

Je ne trouve aucune noblesse à presser la détente à distance. Ceux qui s’enorgueillissent de trois victimes abattues lors de leur dernier safari m’indiffèrent, voire m’insupportent carrément. Rien ne vaut le plaisir de sentir le parfum de la peur dans la nuque de l’être qui se sait perdu. Plus l’attente est longue, plus le plaisir de l’instant où je tiens enfin ma proie est intense. Ce que je préfère est cette seconde fugace où l’équilibre des choses est sur le point d’être rompu. Je me sens aussi puissant que Dieu quand je tiens dans mes mains le pouvoir de choisir entre continuer ou tout arrêter pour laisser une chance à ma victime. Bien qu’il ne me soit encore jamais arrivé d’opter pour la seconde option. Sur la prochaine peut-être. Mais j’en doute.

La cible que je projette d’ajouter à mon tableau de chasse depuis quelques semaines est exceptionnelle, à tous points de vue. C’est dans une nuit de désœuvrement, alors que rien ne trouvait grâce à mes yeux, que je l’ai trouvée. Pauvre chose misérable, elle ne le savait pas encore mais je mettrai tout en œuvre pour qu’elle soit mienne. Dès le premier regard, tous les signes m’annonçaient que je ne me trompais pas : un gibier de premier choix, je le sentais. Malheureusement, l’oiseau s’est enfui alors que je tentais de m’approcher. Un sixième sens insoupçonné, peut-être, qui l’avait averti d’une présence hostile. Pendant longtemps, je n’ai pas recroisé l’apparition. Pour me sustenter, je me contentais de traques faciles, sans véritable enjeu, alors que les morts violentes pullulaient sur Toulouse. Je me fis très vite discret pour ne pas l’effrayer, espérant son retour sous les ponts du canal. Au fond de mon âme, je sentais qu’il devenait urgent que je puisse enfin l’attraper dans mes filets. Il en allait de mon bien-être. Lors d’une incessante virée de repérage, je commençais à désespérer de retrouver ce que je cherchais quand mon cœur fit un bond dans la poitrine. À deux cent mètres de moi, je vis l’objet de mon désir le plus profond, en train de parler à un couple de clochards. J’en salivais presque de bonheur. Plus prudent, je contournai le trio de loin pour ne plus être sous le vent. Mon odeur avait dû effrayer l’animal lors de notre première rencontre. Aidé de jumelles à vision nocturne, je l’observais, un sourire carnassier aux lèvres. Il ne se passa rien ce soir-là. Je m’étais contenté de suivre la silhouette gracile jusqu’à sa maison cossue, située dans une rue calme du quartier de la Côte Pavée. Sur tout le trajet, son visage inquiet n’avait cessé de se retourner vers l’arrière, comme si son esprit avait senti la filature. Mais je me fis des idées. Les lumières s’éteignirent rapidement et je me risquais à aller lire le nom sur la boîte aux lettres avant que l’aube ne se lève. Une plaque en cuivre indiquait que le Docteur Rivac donnait consultation du lundi au vendredi, de neuf à dix-huit heures.

— Enchanté Docteur Rivac, avais-je murmuré avec satisfaction.

La chasse allait pouvoir commencer. Dès lors, je passai plusieurs nuits à attendre sa sortie pour lui emboiter le pas jusqu’au canal. J’ignorai quels attraits l’attiraient là-bas ; aussi je pris une période d’observation plus longue pour être sûr que je ne me trompais pas. Il faut dire que je suis très méticuleux dans le choix de mes cibles. À prédateur exceptionnel, proie exceptionnelle. Ce n’est qu’un juste retour des choses. Je surveillais donc, notant sans relâche le moindre de ses faits et gestes. Jusqu’à la veille, où mes doutes volèrent en éclats lorsque je surpris le genre de scène qui faisait monter dans ma bouche le goût du sang. Cela tient parfois à pas grand-chose, mais le Docteur Rivac répondait désormais à chacune des mes attentes. Encore une fois, mon instinct aiguisé m’avait mis sur la bonne voie ne me plaçant sur sa route, et j’étais mûr pour la conclusion.

Ce soir, ça fait donc trois heures que je réfrène mon envie de lui sauter à la gorge directement. Mais l’air doux et chaud de ces premières nuits de printemps attire les Toulousains plus longtemps dehors que d’ordinaire. Les rues sont traversées par nombre de fêtards qui sortent en grappe des restaurants et des bars pour prolonger la soirée. Le Docteur Rivac semble nerveux et presse le pas imperceptiblement. Rompant avec ses habitudes, il n’est pas passé par le canal, bien qu’il en ait pris un temps la direction. Avec un sourire, je me dis qu’il m’a peut-être repéré, comme la première fois que je l’ai vu. Cela m’amuserait en réalité. Pénible lors de mes phases d’observation,  j’adore quand la proie sait que je suis là, juste derrière elle. Dans le passé, plusieurs ont tenté de m’échapper, mais aucune n’y est encore parvenue. Dès que je bascule en mode « mise à mort », rien ne peut m’arrêter. Et encore moins les yeux suppliants de mes victimes, lorsque je me plante face à elles.

Je crois défaillir de ravissement que Rivac s’enfonce dans une ruelle obscure, fuyant le Boulevard de Strasbourg. J’accélère pour ne pas le perdre de vue, une main moite crispée sur l’arme que je cache dans la poche de ma veste.

***

Je disparais à peine à l’angle du bistrot bondé que je me mets à courir. Depuis tout à l’heure, j’ai l’impression qu’on me suit. Un homme grand et athlétique, habillé d’une veste de treillis et avec des yeux illuminés, que j’ai aperçu à plusieurs reprises dans les reflets des vitrines, sur mes talons. Pour en avoir le cœur net, j’ai changé de direction sans arrêt pour faire de grands cercles et voir s’il me suivait toujours. J’ai ralenti et accéléré l’allure en permanence, mais il faut me rendre à l’évidence : il est toujours là, à me regarder de son air bizarre. En enchainant les ruelles au hasard, j’ai le cœur qui bat la chamade. Dans mon dos, j’entends l’écho de mes pas qui claquent sur le pavé. L’inconnu calque sa course sur la mienne. J’ai l’impression de m’enfoncer de plus en plus dans l’estomac de la ville. Très vite, je ne reconnais plus les façades et les rares noms de rue que j’arrive à voler au passage ne me disent rien. Que me veut-il ? Me tuer ? J’en suis persuadé. Aucun voleur à la tire ne poursuivrait sa victime avec autant d’acharnement. Mes jambes me font mal, je ne suis plus habitué à courir comme ça. Je sens que l’homme se rapproche peu à peu. Mes poumons me font un mal de chien, je suis obligé de courir en me comprimant la poitrine pour essayer de calmer le feu qui me dévore.

Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même de ne pas avoir été plus prudent. J’aurais dû me douter que mes sorties nocturnes finiraient par m’attirer des ennuis. Elles me font le plus grand bien, après des journées à soigner les petits malheurs des bourgeois qui composent ma clientèle. Le jour où j’ai soigné cette starlette locale, j’aurais mieux fait de m’abstenir et ouvrir un cabinet en campagne comme je souhaiter le faire à la fac. Qui aurait pu dire qu’elle allait parler de moi à tous ses amis, tous plus riches les uns que les autres ? Sans eux, je n’en serais pas réduit à être poursuivi par un tueur. Quand je pense à leurs exigences, j’ai envie de vomir. Le fric m’a tourné la tête, mais il est trop tard pour regretter. Qui a pu m’envoyer ce type ? Émile Rostand, à qui je n’ai pas pu trouver de foie pour sa greffe ? Cette garce de Cressac, peut-être ? Elle n’a pas encore digéré que je fasse une erreur de diagnostic, confondant sa rhinopharyngite avec un rhume. J’entends encore ses menaces lors de sa dernière visite au cabinet.

Je me maudis pour ne pas avoir écouté cette voix qui me disait que quelqu’un me surveillait. J’aurais dû agir en conséquence et me protéger pour éloigner l’intrus. Mais vers qui se tourner ? Personne ne m’aurait cru et on aurait fini par m’enfermer. Une onde glacée me parcourt pendant que je bifurque une nouvelle fois. Et s’il s’agissait d’un tueur qui choisissait ses victimes au hasard ? L’ironie serait cruelle.

Je crois pouvoir réussir à échapper à mon poursuivant quand je m’aperçois que je n’entends plus ses pas aussi distinctement. Un porche sombre se profile à quelques mètres devant moi, sur la droite. Je m’y engouffre en me glissant dans l’obscurité. Les battements de mon cœur me donnent l’impression de faire autant de bruit qu’un tambour. Je tente de contrôler mon souffle pour retrouver une respiration normale, loin de ce rythme haletant qu’on entend à des lieues à la ronde. Je me fige au moment où les chaussures de l’homme martèlent le pavé, à un rythme lent, comme s’il prenait son temps. Sans que je sache pourquoi, je sens qu’il me flaire et qu’il sait où je me trouve. Le temps de compter mentalement jusqu’à trois, et je sors de ma cachette pour m’enfuir loin de ce piège. Je n’ai pas fait deux pas que je suis stoppé net dans mon élan par un coup de poing, écrasé sur mon visage. Mon nez cassé me fait un mal de chien. Ma main me revient poisseuse de sang après que je la passe dessus. Hébété, je la regarde, puis mes yeux se posent sur le visage démoniaque de mon bourreau. Assis sur le sol, impuissant, je recule contre le mur en me protégeant le visage des bras.

— Ne me tuez pas, je vous en prie ! supplie-je l’inconnu en hurlant de terreur.

L’autre semble interdit, comme s’il s’attendait à autre chose. Perplexe, il se gratte la tête, puis éclate de rire.

— Vous tuer ? me dit-il d’une voix amusée. Jamais de la vie, Docteur Rivac.

La surprise m’assaille. Ce cinglé connait mon nom.

— Qui… Qui êtes-vous ?

***

Que j’aime ça ! Je vendrais ma mère pour revivre encore et encore ce sentiment de toute puissance quand ma proie est acculée. Rivac ne comprend rien à ce qui lui arrive. Magnanime, je décide de l’éclairer pour lui donner le coup de grâce.

— Lieutenant Fournier. Je suis de la police. Et je vous arrête.

Rivac semble sous le choc, mûr pour la suite. Parfait ! Je continue.

— Depuis le début de cette série de meurtres, je n’ai jamais cru à la thèse d’un maniaque, comme la plupart de mes collègues. Les corps des SDF que l’on retrouvait présentaient des ablations d’organes qui semblaient l’œuvre d’un chirurgien ou d’un médecin. Comme la plupart d’entre eux sont concentrés sur mon secteur, je me doutais que c’est par ici que le tueur les sélectionnait. Vous avez pris soin d’abandonner les corps le plus loin possible du centre-ville, mais je n’étais pas dupe. Je me suis mis en planque jusqu’à ce que je vous voie discuter avec des SDF. Votre tenue correcte et hors de prix m’a mis la puce à l’oreille, mais il me fallait des preuves. Je vous ai suivi, mais vous étiez d’une discrétion rare. Jusqu’à ce jour où je vous ai vu emmener un vieil homme que j’ai retrouvé sur une table d’autopsie trois jours plus tard, le foie enlevé. Dites-moi tout : trafic d’organes ? J’ai appris que votre clientèle est très aisée. Pas facile de résister à des montagnes d’argent.

Le silence de Rivac vaut tous les aveux du monde. J’attrape son bras avec fermeté pour le relever, puis je lui passe les menottes. Dans sa course, il ne s’est pas aperçu que nous sommes à deux pas à peine de l’Hôtel de Police. Je range mon flingue maintenant que le pire est passé et je le pousse en direction d’un pont qui enjambe le canal. En passant dessus, il ne lance même pas un regard aux malheureux qui survivent en bas.

— Décidément, vous êtes un sacré gibier, Rivac… Je le savais depuis le début.

Amer, il me lance un regard noir sans me répondre et reprend sa marche vers son destin. Dans ma tête, se prépare déjà la prochaine traque. On a signalé une série de viols en série dans le quartier…

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