Pride

madjid-lebane

Je suis un simple ouvrier. Je fabrique des fenêtres. Mais, je suis américain, et ça suffit à me rendre fier.
Ne le dites à personne, mais là, je suis très ému. Heureusement que mes lunettes de soleil empêchent les autres de voir les larmes qui tentent de s’échapper de mes yeux. Ici, on ne pleure pas, sauf si y a une caméra de la télé dans le coin. Mais ce qu’on est en train de vivre n’intéresse pas la télé. Pas de fille sexy dans notre usine. C’est le dernier camion à sortir de l’usine avec notre marché du siècle. Dans quelques semaines, j’irai voir à quoi ressemble le résultat… Et voilà, j’y suis. J’ai du mal à réaliser qu’il s’est écoulé douze semaines depuis le départ de ce dernier camion. Moi aussi je les ai parcourus ces trois milles miles. Mais moi je n’étais pas dans une caisse protectrice à l’arrière d’un camion. Moi j’ai dû me contenter d’un bus de troisième classe, avec la climatisation en panne et des toilettes qui ne croisent du désinfectant qu’une fois par an. Mais ça valait la peine. Elle est là, devant moi. Elle est magnifique. Je ne me rends pas compte de sa hauteur. J’ai l’impression que le haut n’existe pas. Je suis Jack devant son pied de haricot. Je vais, moi aussi, aller chasser l’œuf en or. Elle, c’est la tour 2T. La tour la plus haute du monde : deux milles yards du sol au toit. A la télé ils disent qu’il y fait quarante degrés Celsius de moins là haut qu’ici. En fait, je crois que je ne vois pas le haut de la tour. Trop loin. Mais c’est plus qu’un immeuble qui bat des records. C’est le symbole de notre nation ! L’Amérique n’est pas morte ! Les autres peuvent raconter ce qu’ils veulent. Peut-être que les chinois sont les rois du monde économique. Peut-être que les indiens sont les rois du monde scientifique. Même la vieille Europe nous regarde de haut, alors qu’ils ne seraient rien sans nous. Mais, avec ce monument, on leur montre à tous qu’on est encore là. Et j’ai participé à tout ça. On est les meilleurs. C’est sûr. Ils vont tous devoir le reconnaître. Ils n’auront pas le choix. Qui d’autre est capable de construire un immeuble plus haut qu’une montagne ? Même les princes du pétrole n’ont pas osé. Pourtant ils en ont du fric, plein. De l’argent qu’ils ont gagné sur les dos des travailleurs américains. Dany O’Hara l’a bien dit dans son show : le monde entier est jaloux de nous. Ils ont tout fait pour nous descendre. Mais on est américains. On ne va pas se laisser faire comme ça. On a mis un genou à terre, mais là on se relève et on retourne au combat. Ils vont comprendre, tous. Aujourd’hui c’est la grande visite pour tous ceux qui ont participé à cette tour de la fierté nationale. J’en suis. J’ai passé les cinq dernières années de ma vie à fabriquer les fenêtres de cette tour. Bien sûr, j’étais pas le seul. On était des centaines dans l’usine. Tous américains. Les clients ont bien insisté là-dessus, nous ont expliqué les patrons. C’était pour faire taire les syndicats quand ils ont annoncé qu’ils licenciaient tous les étrangers. Dans notre usine les deux tiers des ouvriers étaient des cartes vertes. Ils ont tous été remplacés par de vrais américains. Le client aurait cassé le contrat s’ils n’avaient pas fait ça. On aurait tous été à la rue. L’usine de fenêtres, c’est la seule encore ouverte dans ma ville. Les étrangers ont fait un peu de grabuge en ville après les licenciements, puis ils ont pris leurs affaires et sont parties. Aucun n’était propriétaire de sa maison et ils ne pouvaient plus payer leurs loyers. On est restés entre américains. Mais c’est plus le moment de penser à ça. On doit faire des sacrifices quand on veut avancer. Bon, j’ai assez rêvassé devant la tour. C’est bientôt l’heure du début de la visite. C’est super sympa de la part du promoteur de nous réserver, à nous, à ceux qui ont construit cette merveille, la primeur de la visite. On passe avant les acheteurs, et même avant les journalistes. Ces rats sont d’ailleurs en bas. Ils préparent leurs micros et leurs caméras. Ils vont vouloir nous interviewer dès qu’on sera sortis. Ils mériteraient un scoop à la hauteur de leur indécence. John passe à côté de moi. Il me tape sur l’épaule et me fait un sourire sans dire un mot. Il a plus de soixante ans d’après les gars, mais pas de retraite pour les braves. John, il a toujours préféré dépenser son salaire en bière et en paris sur le baseball. Ceux qui le connaissent depuis longtemps disent que c’est sa façon à lui de construire sa retraite. Aujourd’hui il n’a plus que sa vieille caravane, sept dents et des douleurs partout, mais il est heureux, surtout en ce jour particulier. Il est venu en stop avec des camionneurs. Le billet de bus était trop cher pour lui, et sa voiture n’est plus qu’un vieux morceau de rouille qui énerve la patronne du camping où il crèche. Mais comme il surveille les allers et venues la nuit parce qu’il ne dort presque pas, elle lui fout la paix, même s’il ne paye pas toujours son loyer à temps. J’emboite le pas à John. Il ne marche pas trop vite, du coup je peux le suivre sans quitter la tour des yeux. Je n’arrive toujours pas à voir le sommet. Quel accueil. Le hall est gigantesque. Non, il est encore plus grand que ça. Mais je ne connais pas de mots suffisants. Des hôtesses superbes nous attendent avec des petits paquets au couleur du drapeau. Dedans les organisateurs ont mis des badges, une casquette et d’autres trucs avec notre Stars and Stripes partout et des photos de la tour. Y a même une carte qui indique qu’on a travaillé à construire ce gratte-ciel. On en a chacun une avec notre nom dessus. La classe. Je mets la mienne dans mon portefeuille. Y a de la place dans mon portefeuille. J’ai plus grand-chose d’autre à y mettre. Depuis la dernière livraison pour l’immeuble, l’usine nous a demandé de rentrer à la maison. Pas d’autre contrat pour le moment. La ville commence à se vider. Moi aussi je pourrais remplir ma voiture avec mes affaires et aller tenter ma chance ailleurs, tant que j’ai les moyens de mettre de l’essence dans ma Chevy. Mais c’est pas le moment de penser à ça. Ils ont fait les choses bien. Y a ici des gars de toutes les boites qui ont participées au chantier, même de loin. Des gars qu’ont coupé du marbre, d’autres qui ont soudé des morceaux de ferraille. Certains ont des gueules bizarres, je me demande bien ce qu’ils peuvent faire comme boulot. J’ai pas trop envie d’aller leur demander, ils ressemblent plus à des hells angels qu’à des ouvriers. Mais John, lui, il y va. Il leur parle. Ils ne le mangent pas, ils se marrent, même. John a tellement l’air inoffensif que personne n’a envie de l’agresser. Au bout de dix minutes, il revient m’expliquer qu’ils fabriquent des œuvres d’art en métal. C’est des artistes ces mecs là ! L’Amérique continue de m’étonner. Aujourd’hui elle va aussi étonner le monde avec ce tas de verre et d’acier. La visite commence. J’ai hâte de voir tout ça de l’intérieur, en vrai. Ce sera mieux que toutes ces images de simulation qu’on nous passe à la télé. Dans son show, Dany nous a dit que les promoteurs ont refusé de vendre des bureaux à une société japonaise. Pourtant il parait qu’ils voulaient acheter presque la moitié de la tour et que le chèque aurait permis de payer tous les fournisseurs. Mais les promoteurs veulent que cette tour reste à nous. Y a que les américains qui peuvent acheter et louer ici. Même ceux qui vont acheter ne pourront pas revendre à des étrangers. C’est le syndicat de l’immeuble qui décidera qui aura le droit de mettre les pieds ici. On est vraiment chez nous ici. Les rednecks sont les patrons du monde de demain. Les douze premiers étages sont, en fait, un immense centre commercial. Que des marques qui fabriquent leurs produits chez nous. Les boutiques sont immenses et un peu vides. Y a pas de produits électroniques. Fabriquer des merdes tellement petites qu’il faut un microscope pour les voir, c’est pas un boulot pour un vrai américain. Nous, on construit du grand, du costaud. Ici les boutiques vendent de belles voitures bien de chez nous, des motos, des battes de baseball et plein d’autres trucs à nous. Ensuite ce sont les étages des bureaux. C’est moins intéressant là. Presque aucun bureau n’est occupé pour l’instant, et ceux qui le sont déjà n’ont pas envie de laisser des milliers d’ouvriers se promener au milieu de leurs installations. On nous donne des échantillons presque partout. J’avais pas prévu d’avoir autant de cadeaux, mais John me prête un sac en papier qu’il garde quand il fait ses courses. On est qu’au trentième étage et le sac est déjà à moitié plein. Ce sont surtout des badges en métal avec des logos de boites bien américaines. Je commence à fatiguer moi, ça fait plus d’une heure déjà qu’on nous trimballe dans des couloirs. J’ai faim. J’ai soif. Pepsi, Coca et Dr Pepper nous connaissent trop bien. Ils sont là pour nous sauver. Ils ont fait une trêve dans leur guerre commerciale aujourd’hui, et c’est gratuit pour les américains, comme le dit la banderole au dessus de leur triple stand commun. En ce grand jour, les colas ont tous la couleur de l’Amérique. Quinze minutes plus tard, on continue la visite et on aborde la partie des appartements. D’après la brochure, ils ont divisé l’immeuble en groupes de dix ou quinze étages avec, entre les groupes, des jardins intérieurs et des mini centres commerciaux. Pas la peine de descendre au rez-de-chaussée pour acheter son beurre de cacahuète ou son sirop d’érable. Je ne sais pas qui va habiter ici. La présentation ne l’explique pas. Peut-être que les membres du mouvement pour une grande Amérique ont demandé à leurs membres les plus riches d’investir ici. On rêve tous que la nation renaisse ici. On est loin des grands ports, on sera plus protégés des invasions. Si les autres veulent venir nous chercher des noises, ils trouveront des centaines de kilomètres de terre américaine, avec des millions d’entre nous pour les empêcher de venir abattre ce séquoia géant. Les appartements sont de plus en plus grands et luxueux au fur et à mesure qu’on monte. Les riches aiment se rapprocher du ciel. C’est normal, dieu les a bénis en même temps qu’il a béni l’Amérique. C’est pour ça qu’ils réussissent en affaire. En montant vers les cieux ils se rapprochent de chez eux. On arrive aux derniers étages au bout de six heures. Ici, ce sont des restaurants et des bars jusqu’à l’avant-dernier étage. C’est beau, mais je ne pourrai jamais venir manger un T-Bone ici, ou même boire une bière. Je ne sais pas combien ils vont facturer ici mais ce n’est pas utile que je le sache. Ce n’est plus mon monde depuis longtemps. Depuis le rez-de-chaussée, en fait. Le dernier étage n’est qu’une immense plate-forme. Je ne sais pas à quelle distance on voit. Mais la météo est avec nous aujourd’hui, alors l’horizon est très loin. On nous fait faire le tour de la plate forme pour que chacun de nous puisse voir tout le paysage à trois-cent-soixante degrés. Je suis très intéressé par la face nord. Les dernières fenêtres que j’ai fabriquées ont été installées de ce côté-là. C’est la face la plus prestigieuse. La seule qui soit totalement verticale. Les trois autres sont inclinées. Il parait que c’est une question de vents et de lumière solaire. Moi, je n’ai rien compris à ces explications. Je sais juste qu’on m’a confié la réalisation des fenêtres les plus importantes de l’immeuble. Les grandes baies du dernier étage. Je m’approche enfin de mes œuvres. Je me baisse pour vérifier les numéros de série. Ils sont frappés dans le métal du montant, presque au niveau du sol. Chaque châssis est unique dans ses dimensions. Je cherche le dernier que j’ai fabriqué. Ça doit être la treizième baie, quand je l’ai appris, j’ai su que c’était un signe. La voilà. Je n’ai plus qu’à appuyer à un endroit précis. Pas fort. La vitre coulisse un peu dans le châssis. Je passe. Personne n’a encore eu le temps de réagir. John me regarde. Son œil semble mendier une place à mon côté. Mais je voyage seul. Je referme et bloque la vitre de l’extérieur, puis entame mon retour vers la terre ferme. Le monde va savoir qui je suis. Un fier américain.
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