Occupied
Sandie Khougassian
C'était en décembre 2012, je me souviens d'avoir shooté les conduits de l'animateur radio en hurlant dans le combi comme une daubière d'opéra sans isolation phonique, j'étais folle de joie, je n'allais pas recevoir un chècos pour avoir reconnu le baume auditif Occupied ni retrouver dans la boîte à fente un petit imprimé rose pour aller déchirer mon tee-shirt devant un groupe de la vagadam du moment. Sur un fond de gratte rock bluesy et quelques notes d'harmonica un peu aguicheuses, je gagnais un séjour fantastique de trois nuits dans un hôtel quatre étoiles de New York City dont je ne connaissais pas le nom.
Les organisateurs avaient jeté les dés sur une tête pour un aller-retour au pays des burgers, j'étais le bon numéro, je voyagerai donc seule et boufferai seule aussi ou peut-être pas pour le dernier en-cas. J'avais déjà tout prévu. Mon toubib me filerait sans trop rechigner un faux certificat médical avec une fausse gastro qui durerait cinq jours dont deux pour la récupération post-séjour avec des sorties illimitées, enfin presque...
En croisant les doigts pour que le médecin contrôleur se tapa, lui, une vraie bonne chiasse au même moment.
Le soir même, j'avais bouclé ma valoche à moitié vide afin de pouvoir la bourrer sur place d'étiquettes et de code-barres inutiles qu'il n'y avait pas chez moi et qui me mettraient sûrement dans le rouge à la fin du mois mais c'était tout moi, l'Amérique n'avait pas de prix et surtout il restait encore de la place sur la barre pour quelques ogives métalliques. Dans ma tête, j'étais déjà dans l'avion en train de regarder à travers la lucarne sans bras. Notre « Dame de fer » frenchie ne serait plus qu'une ridicule allumette perdue entre des découpes de matières grises et brunes, la Seine trancherait sans état d'âme les gauchers des droitiers, les immeubles et les maisons sortiraient du tambour satellite comme les miniatures que mon neveu de quatre-vingt centimètres balançait contre les murs quand il avait forcé un peu trop sur le litron de coca et, dans un jeu ophtalmique abrutissant, je sauterais à saute-mouton entre les plaques vertes des campagnes françaises. Paris s'éloignerait sans faire de bruit et moi je serais déjà loin en scannant l'infini avec The Murlocs pour gouttes décongestives. Je traverserais l'océan sans pagaie et culbuterais les gros blocs cotonneux de la voûte céleste jusqu'aux tours interminables.
Je partais pour la première fois aux États-Unis.
AMAZING FORMALITIES
Je dus accepter de remplir un questionnaire un peu bizarre avant mon départ. Il fallait cocher des cases et de toute évidence ne pas me planter entre le Oui et le Non pour ne pas me trouver avec les menottes aux pieds et les mains dans le dos à peine aurai-je passé la porte de l'oiseau à cent yeux.
Alors non je ne me piquais pas, je n'avais pas une maladie rare et je n'allais pas contaminer tous les passagers ni le pays tout entier. Non, je n'avais jamais dealé ni fait de taule. Je n'étais pas la petite-fille de Carlos et je n'ambitionnais pas de poser des bombes. Enfin, non, on ne m'avait jamais refusé l'entrée sur le territoire. J'étais une fille « normale » sans casier, sans passé, sans arrière-pensée et sans vices à colmater.
Je signai d'une croix et me sentis presque déjà une citoyenne américaine. Je pondis un sourire XXXL sous les yeux ébahis de mon treize pouces. J'avais déjà un pied dans le pays ou dans ses mœurs. Je voyais tout en grand. La contamination par contumace avait commencé.
ATTERRISSAGE CHEZ LES RICAINS-ESQUIMAUX
Ces enfoirés d'organisateurs m'avaient collé un vol dans un charter de merde au dernier rang de l'appendice de la bête. Après plus de quinze heures suspendue dans les airs, des vibrations sismiques sans pause syndicale et une escale sans fond, je marchai sur la pointe d'épaisses saucisses de Morteau. Je mis bien trois plombes avant de pouvoir me rechausser.
J'avançai et longeai des couloirs puis dévalai des escaliers. Je passai le Contrôle Immigration sans difficulté avec des sourcils en friche et des cernes de zombi. Je fis une risette à la webcam puis paraphai mes empreintes digitales. Je me dirigeai vers le tapis roulant pour récupérer ma valise pesant moins de dix kilos. Après un dernier contrôle, je clipsai des lunettes sur mon arête et me faufilai tant bien que mal entre les gens et les chariots. JFK était une gigantesque fourmilière qui n'avait pas de plan de rues. Même en voyant bien sous mes binocles noirs et sans canne blanche, j'étais, il faut bien le dire, perdue entre les croûtons et les copeaux de leur immense César salade.
Je trouvai enfin la sortie pour respirer de l'air, du vrai. La porte en verre coulissante se referma alors sur moi et là, je sentis non pas la fraîcheur d'une simple brise hivernale mais l'Antarctique tout entier s'inviter dans mon soutif et entre les mailles de ma culotte. J'aurais pu mourir en quelques secondes d'une hypothermie foudroyante et adios le rêve americanos. J'avais les mains, les pieds, le nez et tous les pores de ma peau crucifiés par des millions de cristaux de glace. Je n'avais jamais rien fait de gore ni jamais torturé une araignée de toute ma vie et l'Amérique m'accueillait avec la chaleur d'un macchabée sorti de son congélateur. Welcome in America !
La queue avait grossi derrière moi, on ne voyait même plus le bitume. J'étais crevée, il était sept heures du mat chez eux et je n'avais qu'une hâte, me désaper dans une chambre surchauffée à quarante-cinq degrés et me jeter sur un bon matelas king size.
Un mec typé dans une voiture playmobile jaune génétiquement répliquée à l'infini m'interpella, il voulait être mon chauffeur jusqu'au four stars de la pochette surprise. Je n'étais pas contre. Je lui présentai mon petit papier avec le nom de l'hôtel. Je baragouinai un english de la Gaulle profonde. Il comprit que dalle mais il avait tapé l'adresse sur son GPS, c'était déjà ça. Il jeta ma valise dans le coffre et enclencha la roulette à dollars pour un forfait de cinq billets hors pourliche. Mon wallet était à sa première heure de régime.
LE FAUX STARS DE LA LUCKY DIP
On traversa des kilomètres de ponts, des ponts et encore des ponts alors que des relents de cumin et de doner kebbab me mitraillèrent les orifices du renifloir. Le mec derrière le volant avait une haleine de goret et respirait uniquement par la bouche. Il fallait vraiment qu'il aille consulter un ORL de toute urgence mais ce n'était pas le moment. J'avais envie de rendre mes tripes. Je baissai un peu ma vitre et fus à nouveau sous les tirs des épines de glace. Je vis dans le rétro intérieur que le chauffeur faisait la gueule, un rideau sombre obscurcirent en un clic ses yeux. Il était vénère, je lui bouffais son chauffage. J'étais asphyxiée, il bouffait mon air.
On était maintenant dans Manhattan. Le chauffeur ne parlait toujours pas, moi non plus, j'avais la tête collée à la vitre et le cou d'une girafe en désordre. Il fallait lever les yeux pour ne rien rater. Des briques de marques étaient empilées les unes sur les autres comme les accumulations d'Arman, les édifices que j'avais déjà croisés dans ma boîte aux lettres avaient pété les barreaux du carton glacé, ils perçaient maintenant le ciel avec la pointe de leur chapeau, les drapeaux flottaient conquérants sur la ville, des hommes en gilet jaune avec des casques bleus marchaient le long d'un trottoir, les lèves-tôt étaient déjà sur le chemin du bureau, les flocons s'agitaient dans la grosse pomme en béton alors que des flics arrivaient à toute allure sur l'asphalte et faisaient brailler la sirène. Mon chauffeur tourna à sa droite et encore à gauche et puis à droite et encore à droite, et s'arrêta devant un immeuble minuscule, sûrement le plus petit de la ville. FAUX STARS clignotait dans un va-et-vient d'hôtel de passe. J'étais arrivée.
— Bonjour, euh non, good morning, I am Miss Bécu from Paris. I have a...
— Bonjour Mademoiselle Bécu, je suis Monsieur Gabriel, le propriétaire de l'hôtel.
— Ah vous parlez français ?
— Mais tout le monde parle français à New York, me dit-il en souriant avec un fort accent d'Europe de l'Est.
— C'est super, vous allez pouvoir me servir de guide, dis-je.
— Avec plaisir ! Bienvenue au Faux Star, hôtel partenaire de Létal FM.
— Vous avez signé un partenariat avec eux ?
— Non, non, pas vraiment, enfin c'est tout comme, je leur fais juste de bons prix, de très bons prix même. Pour votre prochain séjour, si vous comptez revenir un jour bien sûr, je vous ferai la même remise.
— Merci c'est gentil.
— Venez, je vous accompagne à votre chambre.
— Très bien, je vous suis.
Je suivis le vieux monsieur courbé jusqu'au troisième étage sans ascenseur. Les marches craquèrent en binôme avec les genoux du taulier.
— On est en plein travaux, ne vous embarrassez pas des détails.
— Non, non, je ne regarde pas.
Il se foutait de ma gueule, pas de peinture, pas de rouleau, pas d'escabeau, il n'y avait rien qui sentait la restauration.
— Et voilà, vous êtes chez vous ! s'exclama-t-il en ouvrant une porte en grand.
— Mais, mais, il n'y a pas de fenêtre !!!
— Si, là, mais elles sont condamnées, on doit les refaire aussi.
— Je suis claustrophobe, je ne pourrai pas dormir là-dedans !
— Oh il y a pas le choix ma petite, c'est ça ou rien. Toutes les autres chambres sont occupées. Et vous croyez quoi vous ? que pendant la guerre, nous, on avait des fenêtres peut-être ? On préférait être à l'abri que d'embrasser des bombes.
— Mais enfin !? cela n'a rien à voir du tout ! Je n'ai pas demandé une immersion fictive dans un champ de bataille avec les poilus !!!
— Vous auriez dû, vous ne feriez pas tant de cinéma maintenant.
— Du cinéma !? Je devais me retrouver dans un hôtel quatre étoiles et je me retrouve dans un faux stars, il le porte bien le nom de votre hôtel.
— C'est bien cela, vous êtes au Faux Stars.
— Je ne supporte vraiment pas d'être cloîtrée dans une pièce sans fenêtre, êtes-vous sûr de n'avoir rien d'autre à me proposer ?
— Quand vous fermez les yeux, vous êtes bien enfermée dans le noir, non ? Vous ne dormez jamais ?
— Si mais quand je me réveille, il y a une fenêtre où la lumière n'est pas obstruée par des parpaings. Je ne vis pas dans un abri antiatomique moi.
— Ce n'est pour dormir que trois nuits, ce n'est pas la fin du monde !
— Je ne vois pas de douche non plus ? Et les toilettes, elles sont où ?
— Dans le couloir. Venez avec moi, posez votre valise d'abord.
Je le suivis à nouveau mais cette fois abattue.
— C'est juste ici. Apparemment, là c'est occupé, je ne vais pas pouvoir vous montrer notre belle douche ni nos beaux sanitaires avec vue sur cour. C'est chacun son tour ici. Et un dernier détail, pour le couvre-feu c'est vingt-trois heures. Après, les portes sont fermées. Pour le petit-déjeuner, c'est jusqu'à neuf heures, pas plus tard. Voilà les clefs de votre chambre et si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas. Je suis là.
— OK j'ai compris, répondis-je amer.
Je regagnai ma cave et appuyai sur tous les interrupteurs que je trouvai. J'avais besoin de lumière... Je me défis de mes affaires et m'endormis trois heures, j'étais crevée et doublement achevée avec cette room without view.
OCCUPIED
Avant de quitter mon bunker d'hôtel, le taulier me donna une liste d'endroits à voir, des magasins, des musées et restos dont le meilleur burger de la ville. Je commençais bien sûr par les fringues direction la 5ème avenue. Je fis chauffer ma CB cinq bonnes heures. J'avais les doigts rouge sang étranglés par les sangles des sacs et les pieds en feu, il fallait que je me pose. Je regardai la liste et me rendis sur la 3ème avenue. Le temple de la junkfood se trouvait à Upper East Side, le quartier chicos de Manhattan, il y avait du beau monde, de beaux apparts, des maisons tirées à quatre épingles avec encore des vitrines et encore des hôtels luxueux.
Une serveuse au look vintage m'installa à une table face à JFK. Je posai mes sacs et retirai ma veste. Il me fixa, je baissai les paupières. Je fus gênée par cette intrusion presque indécente. Je me disais qu'il avait dû faire tomber Marylin et les autres avec ces mêmes yeux et ce même sourire. J'étais aimantée. Mon échange fantasmagorique fut interrompu par la serveuse qui me tendit le menu. Elle s'en alla et revint avec un carnet dans une main.
— I want a cheeseburger with cottage fried potatoes and one coca-cola please, dis-je.
— Le meilleur, répondit-elle dans un français parfait.
Mon accent me trahissait à chaque ouverture de bouche mais j'assumais sans complexe. Ma commande fut prête en moins de dix minutes. Elle me servit un immeuble à trois étages avec de l'huile aux frites et un vase avec une paille de la circonférence d'un pot d'échappement. Je croquai à pleines dents, c'était dégueu mais j'avais les crocs. Après plusieurs bouchées, un truc bizarre chahuta ma langue. Je regardai à l'intérieur du burger et vis des vers en costard-cravate en pleine partouze culinaire. Je crachai dans mon assiette et sentis la mixture déjà en transit dans mon estomac remonter vers l'œsophage. Je courus vers les sanitaires des femmes. Le verrou était bloqué sur « occupied ». Le deuxième sanitaire était condamné. J'étais mal, mes joues se gonflèrent d'air comme une grenouille en pleine parade nuptiale mais je n'étais pas en rut. Je tournai en rond devant la glace désespérée. Je finis par tambouriner à la porte. La gonzesse cria occupied ! Je tournai encore et encore et me repointai devant la porte quand elle s'ouvrit enfin. Les restes vivants et morts de mon repas n'avaient pas eu le temps de rejoindre la colonie des colombins New- Yorkais. Une veste Prada à deux mille dollars et un col roulé noir accueillirent ma bouillie encore tiède. Je posai ma main sur ma bouche choquée et surtout très embarrassée.
— AAAAAAAAAAAAH !!!
La nana hurla aussi choquée que moi sinon plus.
— Sorry! Sorry ! There were maggots in my meat ! It is true! I could not hold myself back any longer. You understand what i say ?
— Look at my jacket !!! It's really sucks ! You can be sure that I won't drop it at that. I will sue you with your fucking vomit fluid !!!! I will follow you into hell, if need be !!! Be damned, you and your maggots !!!
La nana sortit en claquant la porte et en criant. Elle ne me fit pas de procès mais le restaurant devait s'attendre au pire. En quittant le resto, JFK n'avait pas déglacé son sourire ni ses prunelles abyssales, j'étais humiliée.
Les deux jours suivants, je ne pus avaler que de l'eau et du pain en vérifiant à chaque fois que de petits êtres vivants n'y avaient pas élu domicile. J'étais blanche comme un linge mais je n'étais pas la muse de Malevitch et Johns Jasper n'en avait rien à foutre. Je trouvai un peu de réconfort chez Pollock dont la pagaille chaotique apaisa mes propres démons invertébrés.
Je licenciai Occupied de ma liste de lecture et enregistrai mon bagage un peu plus lourd pour Paris.
Je tirai la chasse sur mon ver américain.
j'aime beaucoup !
· Il y a plus de 10 ans ·manu88
Contente que le texte t'ait plu. Merci Manu88
· Il y a plus de 10 ans ·Sandie Khougassian
Hello Christophe ! Merci pour ton message. Désolée de ne pas avoir répondu plus tôt. Ma liaison au cyber espace me fait des siennes depuis quelques jours... Et pour répondre sur le cellulaire avec des touches de la taille de pois de jardins c'est juste la galère. Pour la fluidité, je graisse mon stylo tous les matins au réveil... Rires... Ditto, contente aussi de t'avoir découvert, tu as une nouvelle fan !
· Il y a plus de 10 ans ·Sandie Khougassian
Bravo miss, tu dois pas être triste dans la vie toi, très fluide, ça roule, content de t'avoir découverte !
· Il y a plus de 10 ans ·Christophe Paris
Ah ouais ! Voilà du texte. Qu'est-ce que c'est bon !
· Il y a plus de 10 ans ·Gabriel Kayr
Merci Gabriel !
· Il y a plus de 10 ans ·Sandie Khougassian