Vie et mort du juge Hart

Stéphane Monnet

Cette histoire prend place dans la bourgade de Pan dans le comté de Pan. L'époque a peu d'importance, Pan étant connue pour être un lieu hors du temps. Mais les cheminées y fument sur les toits, des balayeurs y ont la charge de la propreté des rues et le jardin public sent le magnolia qui y fut planté deux cent ans plus tôt. On n'y décèlerait aucune particularité notable, si ce n'est l'imposant tribunal qui dresse sa massive façade néo-gothique au point le plus haut de la cité et dont l'ombre à certaines heures du jour s'étend jusqu'aux derniers recoins de la place de la Municipalité.

Une rivalité ancestrale déchira longtemps les autorités civiles et judiciaires de Pan, certains élus dénonçant de la façon la plus véhémente cette "monstrueuse" prédominance et réclamant à corps et à cris l'élévation d'un hôtel de ville de même hauteur et dont les fenêtres n'auraient pas à subir l'outrageux ombrage.
Cette guéguerre dérisoire, quoique fort longue, prit fin bien avant le commencement de cette histoire, quand le juge Hart, au terme d'un terrible engagement resté dans les annales sous le nom de "Campagne aux mille coups bas" se fit élire à la tête de la municipalité.

Le juge Hart ne cache jamais ses intentions. Rendre la justice est toute sa vie. Le tribunal, sa maison. Sans jamais déroger aux devoirs de sa charge municipale, il demeure le juge Hart avant toute chose. Pour les habitants de Pan, comme pour la planète entière, enfin pour ceux qui ont connaissance de son existence.

L'air toujours grave, le cheveu gris, une barbiche blanche qu'il lisse à tout propos, le juge Hart a reçu de ses pairs tous les honneurs qu'il pouvait recevoir. Et, alors qu'il vient de signer une nouvelle et dernière demande de report de son départ à la retraite, il se sent las. Pour la première fois de sa vie.

Il regarde le marteau usé qui fait régner l'ordre dans son tribunal et se perd un instant dans l'enchevêtrement de ses souvenirs. Malgré un âge avancé, il pourrait réciter dans l'ordre et sans en omettre une seule, chacune des sentences qu'il a prononcées. Il n'en tire aucune fierté. La justice est une affaire sérieuse qui ne souffre aucune approximation.

Au crépuscule de sa carrière, le juge Hart doit pourtant se rendre à l'évidence : quelque application qu'il ait déployé à juger, le taux de criminalité d'un bout à l'autre du comté n'a guère varié.
Le juge Hart soupire. Il ne regrette pas la façon dont il a accompli sa tâche mais il aurait aimé trouver le levier sur lequel agir pour prévenir les maux. 

Il se lève, marche jusqu'à la fenêtre de son bureau et regarde vers la ville. Un délit est-il en train d'être commis ? Par qui ? Pourquoi ? Était-il écrit dans une âme trop noire ? Il ferme les yeux. Il revoit sa mère, décédée depuis longtemps. Cette réminiscence le surprend. Il n'a jamais été proche de cette femme effacée dont le plus grand mérite est d'avoir enfanté cinq garçons et dont les principes éducatifs se limitaient à répéter en toutes occasions : "La curiosité est un vilain défaut."

Le juge retourne à son bureau, appuie sur un écran tactile, lisse sa barbiche et, avec une dextérité qu'on n'aurait pas soupçonnée, compose une recherche. La curiosité a conduit Pandore à ouvrir la boîte qui lui avait été confiée et à disperser dans le monde tous les maux qui y étaient enfermés : la Vieillesse, la Maladie, la Guerre, la Famine, la Misère, la Folie, le Vice, la Tromperie, la Passion, l'Orgueil... 

La curiosité comme source de tous les maux. "Un mythe ridicule, soupire le juge. Ridicule..."

Sortant de sa torpeur, le juge presse une touche de son téléphone et d'un ton sec : "Annulez mes rendez-vous de la journée et dites à Prems de venir."

Prems est l'homme à tout faire du juge Hart. Prems n'a pas d'autre vie que celle du juge Hart. Prems a maigri depuis qu'il a compris que la mise à la retraite du juge Hart était irrémédiablement proche.

"Monsieur le juge ?"

Prems ne met jamais plus de deux minutes à arriver dans le bureau du juge quand celui-ci le fait appeler. Quelle que soit l'heure ou le jour.

"J'ai besoin de vous."

Prems ne connaît pas de phrase plus délicieuse.

"Mon petit Prems, nous avons du pain rassis sur la planche. Toutes ces années, j'ai cru que rendre des jugements sévères mais mérités rendrait le monde dont nous avons la terrible charge plus juste et plus quiet... Je crains, hélas, que nous ayons échoué... Non, ne m'interrompez pas. Les semaines qui viennent seront studieuses et éreintantes. Je vous promets de la sueur et des larmes, mais je ne pourrai pas partir sereinement à la retraite, si j'ai l'impression de ne pas avoir tout tenté. J'ai longuement et puissamment réfléchi, toutes ces années, nous avons vaillamment combattu les travers qui gangrènent notre société, mais notre armement était incomplet. Notre code pénal souffre d'un manque fatal et nous allons le combler. Mon cher Prems, les jours qui viennent feront date dans l'histoire judiciaire et, je l'espère, dans l'Histoire tout court. Je vais instaurer le délit de curiosité et nous ne traiterons plus les maux, mais nous les attaquerons directement à la racine."


Désolation à l'enterrement du juge Hart

De notre envoyé spécial, Truman Caboche


Je gardais un souvenir émerveillé de Pan. Jeune reporter, j'y avais fait mes premières armes en couvrant la "Campagne aux mille coups bas". Je crois pouvoir dire que j'en étais revenu transformé. Dans nos parcours professionnels et personnels, certaines rencontres nous marquent à jamais, celle que je fis avec le juge Hart fut de celle-là.

Quand la nouvelle de son décès tomba sur mon compte Twitter, je fermai ma valise et m'envolai pour ce pays de Pan que je n'avais pas revu depuis quarante ans.

Ma surprise fut grande lorsque j'arrivai au cimetière : le lieu était à ce point désert que je pensai avoir confondu le jour. Il me semblait impossible que la foule habituelle des curieux et des amis ne se soit pas pressée à l'enterrement de celui qui avait présidé pendant tant de décennies à la destinée de ce territoire trop souvent oublié. Et même si le juge Hart avait cessé d'exercer la justice depuis de nombreuses années, son œuvre perdurait et il n'avait rendu son siège de Maior qu'à l'article de la mort.

Je peux dire de source sûre à nos lecteurs qu'il a veillé jusqu'à la fin à la bonne marche de son comté avec la scrupulosité (ce néologisme aurait été créé pour lui en 1963) qu'on lui connaissait. Outre les deux employés des pompes funèbres, il n'y avait, devant son cercueil, qu'un seul homme et dans les rides de son visage roulaient de grosses larmes d'enfant.

J'attendis la fin du cérémonial funéraire qui, compte tenu de l'assistance et la loquacité des croquemorts, fut bref pour m'approcher. Nos lecteurs me pardonneront, mais je ne pus soutirer à ce malheureux que bien  peu de mots. J'ignorerai sans doute toujours son nom. Pour moi, il restera le seul habitant de Pan à être venu rendre un dernier hommage au juge Hart et à avoir prononcé la plus étrange des oraisons. "C'était un grand homme, vous savez, mais il est allé trop loin avec le délit de curiosité. Je crois que nous pouvons affirmer que la guerre contre les maux a été gagnée, mais à quel prix ! Non, non, c'était un grand homme, vous savez. Il a consacré son existence au bien-être du comté de Pan. Jusqu'à la fin. Et je le lui ai caché. Il ne l'a jamais su.

-Su quoi ?

-On peut juguler la curiosité, monsieur. C'est une tâche longue et ingrate, mais on peut le faire. Malheureusement, si on pouvait s'attendre à bien des choses... C'était un grand homme, vous savez, mais son cher comté de Pan est devenu non seulement comme sourd et aveugle, mais surtout, surtout, il a perdu l'envie de voir et d'entendre."

Oui, le comté de Pan est bien triste à voir. La vie même y semble en léthargie. Bien que la nature y jette encore quelques couleurs, tout paraît gris. Un gris sans nuance, un gris à l'infini.



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