Promenade à Honfleur – Lettre à une amie

Dominique Taureau

La petite histoire...

                                                         Honfleur, dimanche 4 août 1901

                                   Ma chère amie,

    Ci-jointes les deux cartes postales de la place Hamelin vue vice-versa. Quel charme, ce port pittoresque d’Honfleur avec ses maisons recouvertes d’ardoises au ton bleu gris sur leurs façades. Extraordinaire ! J’ai tenté en vain de convaincre Félix de peindre ces hautes maisons étroites, serrées les unes aux autres, de tailles différentes et très élancées vers le ciel : une belle toile de fond derrière ce port normand envoûtant comme nulle part ailleurs.

   Rien à faire ! Vous savez comme il tient à se démarquer de l’œil badaud touristique ; il m’a répondu en rigolant « - Mais Gabrielle, c’est tout juste bon pour impressionner le vacancier ». Pourtant cela m’aurait fait plaisir et je suis sûre que cela aurait plu.

   Alors, ma chère amie, devinez ce qu’il a peint à la place. Une vue panoramique campagnarde Honfleuraise surplombant l’estuaire de la Seine ; Il n’y a que la nature qui l’intéresse désormais ! Je l’ai accompagné une seule fois dans sa première course ; une randonnée harassante, jalonnée de prises de notes incessantes, interrompue de croquis détaillés, bombardée de questions et pilonnée de commentaires à lui-même sur les effets de la lumière. Ah cette lumière, elle l’obsède, le rend fou !

   Bref, pas vraiment une promenade agréable pour moi ; mais curieuse, tenace et persévérante comme vous le savez, je suis allée jusqu’au bout de l’excursion… Probablement irrité et étonné de ma présence assidue, je crois même qu’il a pris un malin plaisir à en rajouter.

   Non dupe de son manège, dans la chapelle Notre-Dame-de-Grâce, lieu de pèlerinage et site renommé, j’ai exigé qu’il nous représente tous les deux sur la toile. Après avoir résisté un peu, il me l’a promis ; je vais vous faire rire car je lui ai demandé de le jurer sur la Sainte-Vierge. Il m’a regardé avec son sourire malicieux en coin puis a hoché la tête en signe d’acceptation.

   Quand il m’a invité à découvrir aujourd’hui la toile finie, il avait ce même sourire : notre couple en marche au coude à coude, lui à ma droite légèrement derrière moi, était représenté de dos…C’est certain, mon peintre de mari a de l’ironie cynique et rebelle à revendre ; c’est que je m’aperçois de plus en plus qu’il tient à préserver orgueilleusement et jalousement sa liberté et son indépendance d’artiste. Tant mieux après tout ! J’espère tout de même que ce tableau sera présenté cette année au salon des indépendants ; ainsi vous pourrez l’apprécier en connaissance de cause.    

   Ah au fait ! Nous avons fait la connaissance d’un drôle d’hurluberlu, né à Honfleur un an après Félix, compositeur de musique assez spécial, qui a pour nom Érik Satie. Il loge à Arcueil et a travaillé avec Debussy soi-disant. En avez-vous entendu parler ?

   Ma chère amie, je vous embrasse. Portez-vous bien. Chétou pou' s'tantôt : c'est tout pour aujourd'hui. Boujou et pis des godes : au revoir et puis plein de bonnes choses.

                                               Gabrielle

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