l’accent

gatsbo

Courte nouvelle autour du mythe américain.


Elle avait l'accent américain des grandes histoires ;

elle avait une casquette à la Huck Finn et des jambes de Lolita, des yeux bleus comme un ciel d'automne au sommet de l'Empire State, une moue insolente d'attrape-cœurs ;

elle s'est avancée vers moi dans le bar désert comme un de ces blues qui vous prennent au ventre.


- Tu n'as pas peur de la tornade ?

C'est ce qu'elle m'a dit, et je vous jure qu'au même instant une rafale de vent a hurlé dehors. Puis elle s'est mise à tourner lentement autour de moi avec un regard d'orage. J'avais la gorge nouée, les poings serrés – tous mes muscles étaient tendus, électriques. Et pourtant je sentais en même temps un grand calme m'envahir. J'étais conscient de chaque battement de mon cœur. J'ai su avec une infinie clarté qu'elle entendrait ma réponse avant que celle-ci ne franchisse mes lèvres.


- Je n'ai plus peur de rien.

J'ai passé la porte sans me retourner. Il y a eu un coup de tonnerre et la pluie s'est mise à tomber ; je marchais à travers ses rideaux soyeux comme dans un rêve. Il faisait chaud, j'étais à peine mouillé. Les plaines environnantes ondulaient à perte de vue sous l'averse. Elle m'a rejoint, entièrement nue et souple comme un lynx. Ses yeux pointus riaient ; sa peau moite offerte au vent scintillait dans ce début de tempête.


Et j'ai mesuré la distance qui me séparait de toi. Pour la première fois sans tristesse. J'ai voulu t'imaginer, en vain. J'ai pensé très fort à ta robe bleue des beaux jours. À ta voix d'Américaine, simple et traînante.

C'est alors qu'elle a pris ma main et que j'ai su son nom. C'était un très vieux nom indien noir et sanglant. Quelque chose tout droit sorti des cauchemars. Sans me quitter des yeux, elle m'a déshabillé lentement avec tes gestes, avec tes mains. Ses cheveux m'ont frôlé, drus comme l'herbe que nous foulions aux pieds.


Je ne me souvenais plus pourquoi j'étais entré dans ce bar tout à l'heure. Tout ce que je savais désormais, c'était que ma traversée du pays avait atteint son terme. Plus de fuite en avant ; plus de routes avalées ; plus de haine. J'avais trouvé ma paix qui ressemblait à une fin. Dans cette campagne de légende. C'était elle, la femme-fauve tour à tour shaman et tornade, qui me l'offrait.


Un éclair l'a traversée entre mes bras : son corps arqué s'est empli de lumière. Le vent hurlait comme une bête sauvage.

L'éblouissement passé, elle avait disparu et c'est toi que je serrai contre ma poitrine nue, soudain ruisselante de pluie. Ta robe bleue était trempée.


L'averse s'est apaisée. Nous avons marché côte à côte ; nous n'avions rien besoin de dire. Le chemin nous a mené au faîte d'une petite colline. Devant nous, le ciel plongeait dans la plaine, dessinait ses remous dans les hautes herbes. Ce fut un spectacle de commencement du monde.


De grands nuages blancs s'amoncelèrent là-haut. C'était comme une pâte étincelante sous des mains invisibles. Quelque chose se façonnait sous nos yeux pris de vertige. Le vent semblait jaillir du sol, arrachant des pans entier de terre ; l'étendue vierge prenait vie – craquant – dansant – chuintant de toutes parts.


Nous étions seuls face à notre propre mythe.


Désormais loin derrière nous, la vieille grange reconvertie en bar fit une explosion d'échardes, comme un abcès qui crève. À cet instant précis, le ciel trembla. Déversa ses nuages comme une mauvaise bile.


Et nous savions.


                                                    ***


Une fois le paysage purgé, il fut temps d'accepter que tout était fini. Celle qui chantonnait contre moi, celle-là n'était plus toi :


elle avait l'accent américain des grandes histoires ;

elle avait une casquette à la Huck Finn et des jambes de Lolita, des yeux bleus comme un ciel d'automne au sommet de l'Empire State, une moue insolente d'attrape-cœurs ;

elle me montrait d'un doigt moqueur l'horizon délavé où le soleil ne s'était jamais couché.



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