Quelques mégots pour Doppelgänger
jl-maverick
Qu’est-ce qu’elle fait ? Plus d’une heure qu’elle est dans sa salle de bain. Qu’est-ce qu’elle peut bien y faire, bon sang ? Tiens, il commence à pleuvoir. Je savais que j’aurais dû prendre mon parapluie. En même temps j’aurais eu l’air fin avec un parapluie orange dans cette rue grisâtre. Bonjour la discrétion… Même les gens sont gris, ici. Je me demande si c’est l’air de Paris ou simplement le soleil qui se couche derrière les nuages. Le stress, la pollution le tabac… C’est vrai qu’il n’y a qu’à choisir. J’espère que je ne leur ressemble pas. Non, pas encore, cela ne fait que deux semaines que je suis à Paris. Deux semaines, certes, mais quelles semaines : trois cents quatre-vingt dix-neuf heures passées à courir dans tous les sens, à me cogner contre des portes closes et à parler avec des voix irréelles provenant d’interphones métallisés. Et tout ça pour quoi ? Pour en arriver là. Sous sa fenêtre. Mais qu’est-ce que je fous là ? Qu’est-ce que je crois, que la silhouette que je devine à travers les rideaux va se pencher et m’inviter à entrer ? J’aurais mieux fait de rester dans ce bar à siroter mon whisky, au moins j’étais au sec. Pas bien fier, certes, mais au sec.
Et puis qu’est-ce qu’elle peut bien y faire, dans cette foutue salle de bain ? Elle doit se préparer. Tu penses, depuis le temps qu’elle y est, c’est forcément qu’elle se prépare. Mais à quoi ? Elle ne sait pourtant pas que je suis là. Et si… ? Non. Impossible. Pas si vite. Pas en sept cents vingt-neuf heures.
Ah, voilà, je monte un peu plus. Je vois mieux à présent. Qu’est-ce que je disais : elle se prépare ! Elle doit se douter que je vais arriver. Je l’imagine, soir après soir, passant de longues heures dans la salle de bain pour satisfaire son fichu amour des détails, arrangeant une mèche par-ci, un pli par-là. Et tout ça pour moi. Au cas où je sonnerais. Au cas où je… Mais alors pourquoi ne m’a-t-elle pas appelé ? Elle a perdu mon numéro. Ou peut-être même son portable, tiens. Voilà pourquoi elle ne répondait pas à mes messages ! Tu parles, seule au milieu de la foule, noyée dans cette masse informe et bruyante qu’est Paris, elle qui n’a jamais rien connu d’autre que les grands espaces et la tranquillité !
Mais ça va aller, désormais. Je suis là. Je prendrai soin de toi, Marie, tu verras. Je ferai comme tu as dit. Je ne sortirai plus le soir, je ne passerai plus mes nuits dehors à la recherche de je ne sais quel fantôme du passé. Nous resterons à la maison. Tous les deux. A la nuit tombée nous nous allongerons et nous regarderons les lumières du dehors nous jouer mille et une histoires sur l’immense toile blanche du plafond. Comme avant.
J’arrêterai de boire, aussi. Ce ne sera pas facile, mais si tu es avec moi j’y arriverai. Si tu savais comme je suis désolé, Marie. Ce que je t’ai dit, ce que je t’ai fait… Je ne me le pardonnerai jamais. Je n’ai pas ta grandeur d’âme, mon amour. Toi tu m’as déjà pardonné, je le vois à tes gestes, à cette robe que tu mets, au parfum que tu disperses délicatement sur ta peau sucrée. Comme j’aimerais franchir les quelques mètres qui me séparent de la porte d’entrée. Sonner, entendre ta voix, monter, entrer. Te serrer dans mes bras.
De la glace. Tu as mis de la glace, dis ? Dans les films ils disent toujours que ça fait dégonfler. Oh mon Dieu, si tu savais comme je m’en veux ! Mais ce n’était pas vraiment moi, tu le sais ça ? Dis, Marie, tu le sais ? C’était l’Autre. Celui qui reste tapi dans l’ombre, aux aguets, prêt à sauter à la gorge du moindre animal blessé. C’était cette voix dans ma tête qui ne s’arrête jamais de parler, ce Doppelgänger sur mon épaule que seul l’alcool parvient à éloigner. Tu n’aurais pas dû l’énerver, Marie. Tu n’aurais pas dû te débattre, tu n’aurais pas dû crier… Et moi, immobile, prisonnier d’un corps qui ne m’appartenait plus. Impuissant. Je sentais les os de ton visage craquer sous mes poings mais ce n’était plus moi. Plus vraiment.
Oh j’y pense, ne te fâche pas mais je n’ai pas arrêté de fumer. Regarde, c’est bien pratique parfois : encore une centaine de mégots et nous serons à la même hauteur, toi et moi.
Ah, enfin, tu ouvres la fenêtre. Je t’aime, mon amour ! Plus rien ne nous séparera, tu m’entends ? Plus rien. Jamais. Mais… Non, c’est impossible. Ce n’est pas toi ? Tu n’es pas toi ? Qui es-tu ? Qui êtes-vous ? Me serais-je trompé d’étage ? Oui, ce doit être ça. Quel imbécile, c’est l’étage du dessus. Encore quelques mégots, mon amour. Plus que quelques cigarettes et je te rejoindrai.