Rencontre

philemon

Elle déclinait. Il avait longtemps refusé de l’admettre, mais aujourd’hui, quand il la vit si diaphane, si légère dans ce lit tout à coup si grand, il ne pouvait le nier. Elle était sans doute désormais au bout du chemin, rongée par cette terrible maladie qui avait emporté il y a si longtemps déjà son père dans d’horribles souffrances. N’ayant pas supporté la médicalisation en fin de vie de son époux, elle avait exigé d’être soignée chez elle, entourée de ses proches.

Lui restait partagé entre son amour immodéré pour cette femme qui lui avait donné la vie, encore si vive malgré la fatigue, et la découverte balbutiante d’un nouvel amour, cette inconnue croisée par hasard sur ce forum d’écriture sur Internet.

Ils avaient échangé quelques textes par l’intermédiaire du serveur, puis s’étaient rapprochés, étonnés et inquiets d’être si proches.

Clara. Il avait d’abord été attiré par son pseudo, qui lui rappelait très vaguement une amourette adolescente. Mais surtout, ce qui lui était apparu de manière aveuglante, c’était l’adéquation parfaite entre ce pseudo et la clarté du cheminement intellectuel et moral de sa compagne virtuelle. Et que dire de cet éclairement de sa propre solitude, après de multiples échecs amoureux qu’il expliquait, bien que ça lui pèse, par la relation fusionnelle qu’il avait toujours entretenu avec sa mère.

Elle n’était pas autoritaire, mais elle avait de l’autorité, distante, précise, toujours en marche, une maîtresse femme, plus éducatrice que maternelle. Il s’était perdu dans cette quête de l’amour qu’elle ne savait lui donner. Et à chaque fois qu’une autre femme croisait sa route, malgré des efforts méritoires pour s’accrocher à ce qu’il pressentait pouvoir être une belle histoire, il n’arrivait à se détacher suffisamment de l’emprise de cette mère pour se consacrer pleinement à cet amour naissant.

Jusqu’à Clara. Cette femme avait enfin réveillé en lui le combattant, l’homme fier et libre. Il l’aimait, il en était sûr, il recherchait désormais sa compagnie exclusive, délaissant même, bien que cela lui donne des remords, sa propre mère, dont il savait la mort proche. Il aurait voulu être plus présent, faire œuvre de piété filiale, brasser les souvenirs pour s’en faire une mémoire, mais son esprit était tout entier accaparé par ce qu’il pressentait être la chance de sa vie, Clara, qu’il n’osait brusquer encore pour dépasser cette virtualité des échanges.

Alors tous les soirs, et parfois même en pleine journée, dans des plages de temps libre qu’il se ménageait, il se connectait fébrilement, et guettait l’apparition de Clara sur le forum. Quand elle apparaissait, tentant un timide « Philémon », toutes les tensions, les craintes, les doutes disparaissaient au profit d’une grande confusion de sentiments.

Oh, ils faisaient largement abstraction d’indices qui pourraient rabattre leur histoire, leur communion, pensait-il, au rang d’une banale danse de séduction qui viserait à partager bientôt la même couche. Non, il sentait qu’il y avait un accord parfait, presque désincarné, un amour désuètement biblique, même si depuis quelques temps ils se permettaient d’explorer le champ du désir, suggérant par petites touches, à mots couverts, l’enchevêtrement des corps et l’exacerbation du plaisir.

Ces nouveaux échanges le faisaient vibrer, bien sûr, on n’est pas de bois, et le chevillait encore plus à cette femme qui se dévoilait parfois impudiquement, affirmant ses envies et décrivant la montée du désir, au fur et à mesure de leurs échanges.

Alors, le soir, au lieu de visiter sa mère comme il s’en faisait le vœu chaque matin, écartelé entre cet amour finissant et ce nouvel amour naissant, il allait s’enfermer dans son bureau, à l’abri des fureurs de la ville, et attendait impatiemment que Clara se connecte. Plus qu’un rituel, c’était devenu un besoin.

Et ce soir, dans la chambre de sa mère, il bouillait d’impatience de retrouver cette femme qui l’obsédait, lorsque sa mère lui demanda d’approcher.

« Mon chéri, je sais que c’est la fin. Je voudrais que tu fasses une chose pour moi, quand je ne serai plus là ».

Elle lui tendit une enveloppe, prit sa main, la serra du plus fort qu’elle put, comme pour lui insuffler la vie qui la quittait.

Rentré chez lui, après s’être occupé de toutes les démarches consécutives au décès de sa mère, il repensa à l’enveloppe et l’ouvrit. Il lut l’adresse du forum Internet, et ces quelques mots : « Préviens Philémon que je ne serai désormais plus présente à nos rendez-vous. De la part de Clara. »

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