Biobsession

Capucine De Chabaneix

09h22. Hélène Drezanne s’engonce dans le tourniquet-portillon qui lui ouvre les portes du supermarché, un vrai instrument de torture pour ses formes généreuses. Ses yeux sont rivés sur la liste mensuelle qu’elle établie soigneusement à la maison. Elle porte un manteau sans âge et sans mode, marron foncé, sur des bottes en plastique boueuses du jardin. Sa soeur Sandrine fait ses courses en deux heures, habillée comme pour aller danser, et se laisse séduire par les articles au plaisir des couleurs de l’emballage : Quelle irresponsable !…Perdue dans le cours de ses pensées, Madame Drezanne a manqué son rayon, elle fait marche arrière. Faire toujours ses courses dans le même sens ou c’est la catastrophe, l’oubli.

09H25. Rayon « Goûter et Petit Déjeuner ». A la vue des centaines d’articles, elle se sent brusquement découragée. Elle saisit un paquet de gâteaux au chocolat, ôte ses lunettes de myope et chausse celles de presbyte. Elle déchiffre péniblement les caractères minuscules qui indiquent la composition des produits qui se vantent d’être bio…

Ça oui, ça aussi, oui… Ha ! ça non… J’en étais sûre, démasqué !

Un petit sentiment de victoire lui picore le bas du ventre.

Il y a du «Larestan » dans ces biscuits, vous vous rendez compte ! C’est n°3 sur la liste noire de biowatch.net du mois de janvier…

Elle cherche l’approbation autour d’elle, un grand sourire aux lèvres, comme on lui voit rarement à la maison. Elle ne voit qu’une cliente en trench rouge,  le regard happé par le paysage obstinément rectiligne, qui fonce droit devant, son caddie plein, attrapant au passage des boîtes de biscuits et de céréales multicolores.

 

Hein ! Elle ne viendra pas pleurer celle-là quand ces enfants seront allergiques, stériles et cancéreux…

O9H58. Rayon « Puériculture ». Elle n’a jamais acheté ni couches, ni lait maternel, ni lingettes. Les couches lavables, c’est vital pour l’environnement. Sandrine, elle, dit que franchement c’est stupide parce qu’on a plus de temps pour soi…

Pour se peinturlurer le visage et aller au cinéma, à quoi ça sert ?

Madame Drezanne a tout fait en bonne mère dévouée. Allaiter, une année pour chacun de ces trois fils, jamais de plats préparés pour les bébés. Elle redresse son dos, ça craque, un rictus de douleur lui tord le visage. Elle ne se plaint pas…Elle ne se plaint d’ailleurs jamais. A qui pourrait-elle se plaindre ? A la sortie de l’école, elle ne discute jamais avec ces mamans-femmes « qui travaillent », endimanchées du lundi au vendredi.

Des mauvaises mères, des mères en plastique, comme leurs couches…

10H03. Rayon « Produits Frais ». Hélène prend toujours les mêmes yaourts blancs. Par précaution elle relit l’étiquette qu’elle connaît par cœur. S’ils avaient décidé d’améliorer leur produit, insérant un additif nocif de dernière minute. Il serait écrit en  plus petit que le reste, noyé au milieu du reste des composants, elle connait leur stratagèmes par coeur. Elle essaye de chasser cette idée, mais elle ne peut s’empêcher de repenser à ce pot de fromage blanc 1 kg qu’elle avait pris par habitude, sans prendre le temps de chausser ses bonnes lunettes ! Cétait il y a deux ans déjà. Arrivée à la maison, elle avait tout rangé, puis par acquis de conscience, elle avait lu les composants du fromage blanc : ils avaient changé la formule. Elle avait crié seule, dans sa cuisine :

Du Beralhène ! Ha ! Non !  On va tous y passer si on mange cette saloperie !

Le responsable du supermarché, appelé en renfort par la caissière infléxible, n’avait rien voulu savoir. Hélène était retournée chez elle. Maintenant le pot de fromage blanc lui faisait face sur la table de la cuisine, altier.

     Elle avait pensé l’offrir à Sandrine, mais on n’offre pas du fromage blanc. Le jeter était contre ses principes écologiques. Alors elle  avait composé frénétiquement le numéro de téléphone du bureau de son mari, en raccrochant avant la première sonnerie, recommançant une quinzaine de fois, convulsivement, parce qu’elle savait qu’elle n’avait pas le droit de le déranger pour une bêtise pareille. Puis, oubliant totalement son repassage, elle était restée tétanisée toute l’après-midi, face au porteur de  Beralhène qui semblait lui hurler victoire…

12H07. Hélène range les courses dans les sacoches de son vélo. Elle se remémore tous ses articles, nerveusement, pendant les trente minutes du trajet. Elle est sûre de ne rien avoir laissé au hasard. Et pourtant, ce paquet de lessive ? Ils n’avaient plus celui qu’elle se procurait d’habitude…Une petite angoisse la saisit au plexus.

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