QUELQUES-UNS QUELQUEPART
lea-derode
QUELQUES-UNS QUELQUEPART
Ses pieds tapent dans les rues de Phnom Penh. La chaleur fait fondre sa peau, ne laisse en résidu qu’un peu de poussière blanche, salée, qu’il efface d’un geste de la main sans cesser d’avancer. Les immeubles vibrent autour de lui, gondolent autour des végétaux colorés qui grimpent sur leur surface. Il se dit que depuis une semaine, il n’a fait que marcher jusqu’au soir. Et que même si la nuit tombe tôt dans la capitale cambodgienne, cela fait beaucoup de pas.
Il rentre dans sa chambre d’hôtel, laisse choir ses vêtements devant la porte jaune de la salle de bain, se glisse sous l’eau glacée de la douche. Il s’endort encore humide sur les draps défaits, se réveille quelque temps plus tard, sort dans la ruelle. Les chauffeurs, leurs véhicules multiples derrière le dos, l’interpellent. Il en reconnaît certains, les salue tous, à la ronde. Il a rendez-vous et il traverse, en guise de raccourci, le marché. Ses yeux glissent sur les larges marmites de nourriture qui commencent à peine à fumer.
Parvenu à destination, il lève la tête vers les étages multiples, grimpe les escaliers. Il s’arrête un instant devant la première bouche d’air conditionné, pour y sécher ses cheveux, décoller sa chemise de son torse et laisser entrer un peu de fraîcheur dans l’interstice découvert. Il s’assoit au bar, fait un signe au serveur. On pose un grand verre de bière devant lui. Il dessine distraitement sur sa surface embuée. Il allume une cigarette, ferme les yeux tandis qu’il en tire une première bouffée. Elle se hisse sur un tabouret à côté de lui, pose sa main sur la sienne.
- Tu as passé une bonne journée ?
- Oui.
Il sourit au contact de cette peau un peu moite. Une autre bière se pose à côté de la première. Elles se vident peu à peu, les traces de doigts laissent des empreintes sur l’or alcoolisé. Il y a du bruit autour d’eux et ils doivent crier pour s’entendre, ou se parler de très près. Les mots tremblent dans leurs tympans. De la musique s’élève soudain à l’étage supérieur et ils gagnent la terrasse, fondent leurs visages tannés dans une masse humaine compacte, aveuglée par des néons colorés. Il regarde les épaules des musiciens qui vibrent sur les instruments à corde. Une voix de femme s’échappe au-dessus d’eux. La foule se resserre, se balance dans un même mouvement. Certains reprennent les paroles khmères. Il saisit quelques mots au passage, se les traduit pour lui-même. Il se laisse aller sur le corps des autres, elle se serre plus près contre lui. Il ferme les yeux à nouveau, les lumières électriques y semblent plus vives et bruyantes encore.
Ils redescendent les marches main dans la main. La rue encombrée les bouscule, ils la traversent et se rapprochent du quai. Elle lui raconte l’histoire d’un jeune garçon accompagné d’un reptile long de plusieurs mètres, qui a progressivement grandi avec lui. Elle décrit l’enlacement des deux, l’humain les jambes enroulées autour des écailles brunes et noires. La foi de l’enfant en la bienveillance de l’animal. Il observe les longs bateaux de marchandise passer sur le Mékong, regarde les méandres du fleuve, tente de reproduire l’image qu’elle lui décrit dans l’eau brune qui s’écoule sous ses pieds.
C’est autre chose qui survient. Une passerelle sur laquelle il se balance, le regard fixé sur l’horizon. Arrivé au bout, il se tourne en bas pour tenter d’apercevoir ses parents au cœur de la fête foraine. Il ne voit que des inconnus, qui marchent le long du quai, près de l’eau noir et des herbes tout aussi sombres dans la nuit. Il poursuit sa route dans le labyrinthe, grimpe des escaliers qui s’effacent de temps à autre sous ses pieds. Il entend des voix autour de lui, des cris d’autres enfants perdus au milieu des miroirs. Il traverse son reflet démultiplié, les mains en avant, prêt à ne pas se heurter aux surfaces trop lisses. Il parvient au sommet du petit bâtiment coloré, se glisse, les pieds devant, dans l’embouchure du long toboggan circulaire, atterri tout en bas, un peu déçu, sur un matelas usé. Il se redresse, époussette ses vêtements, regarde à nouveau autour de lui. Ils ne sont pas là. Il avance, pour les trouver. Il est entre deux âges, assez grand pour que sa tête parvienne à l’épaule d’une majorité des passants qui circulent autour de lui et le bousculent parfois. Il scrute les visages, sonde dans le même temps le fond de ses poches, y découvre quelques pièces restantes. Il se décide pour un manège où gravite une multitude de balançoires. Il paye un homme aux épaules larges, à la barbe épaisse, assis dans une baraque où s’amoncellent des journaux qu’il sait ne pas avoir le droit de regarder. Il s’accroche sur le siège de métal. Cela commence à tourner, il vole de plus en plus haut, presque à l’horizontal, soulève doucement ses bras pour mimer le mouvement. Il tente, comme en haut du labyrinthe, de regarder en bas. Mais la vitesse forme des lignes opaques qui l’empêchent de voir ce qu’il cherche. Le manège ralentit, il les aperçoit enfin à l’autre bout de la foire, une silhouette longue et maigre, une autre plus petite, menue, aux cheveux relevés en chignon. Il descend, part dans leur direction. Il garde ses yeux bien droits pour ne pas les perdre de vue, mais quelqu’un le bouscule et bouleverse son regard vers le fleuve. Il tombe à genoux, s’écorche les mains sur les graviers. Quelqu’un d’autre encore le relève.
Elle secoue son épaule, lui sourit lorsque enfin il se tourne vers elle.
- On va dîner ?
- Oui.
Ils marchent le long du Mékong, bifurque finalement dans une ruelle, longe les bâtiments blancs, en partie reconstruits. Certaines fenêtres, encore dépourvues de verre, les regardent comme de grands yeux noirs éteints. Les lumières se raréfient. Ils s’arrêtent devant une porte qu’il ouvre pour elle, la laisse passer devant. Ils parviennent dans une cour recouverte de plantes grasses et vertes. Le parfum des orchidées l’emplit d’un dégoût sirupeux, puis cela passe, dans un peu de brise. Ils s’assoient à une table, une jeune femme vient les saluer, leur dit quelques mots sur le curry au poisson, repart. Ils mangent, les yeux à mi-chemin entre leurs assiettes et l’autre. Le plat lui brûle le fond du palais, laisse s’épanouir dans son dos une large marque de transpiration. Il l’écoute parler encore de l’enfant au python. Elle explique que la famille du garçon a finalement fait du prédateur un demi-dieu. Elle décrit l’autel de cette idolâtrie, dans une pièce aux volets clôt. Elle raconte et déboutonne légèrement sa propre chemise, laisse transparaître un peu de peau plus blanche.
Il regarde ses mains, l’échauffement des doigts, les graviers incrustés dans ses paumes, un peu de bleu et de rouge autour. Cela fait silence autour de lui. Un inconnu lui demande s’il va bien. Il l’affirme du menton. Le bruit revient. Il reprend sa marche, parvient au point où il avait aperçu les deux silhouettes familières. Personne ne s’y trouve. La foule le presse et il se laisse aller à l’un de ses mouvements, suit le flot le long des attractions qui hurlent des mots qu’il ne parvient pas à saisir à la volée. Il se place brusquement en retrait du courant, songe qu’ils le trouveront s’il parvient à s’immobiliser assez longtemps. Il ferme les paupières. Il écoute attentivement les voix, tentent de les séparer les unes des autres, y cherche celles tant espérées, d’autres aussi, d’un garçon du même âge que lui par exemple. Nulle trace de rien.
À nouveau, elle fait un geste vers lui, approche son visage du sien. Ils parlent un peu, maladroitement soudain. Cela ne fait que quelques jours qu’ils se connaissent. Elle est là pour le travail, elle s’en ira une fois son article terminé. Il est en vacances, seul. Ils en sont à ce point de bascule. Ils se lèvent, règlent la note, debout au comptoir, partent marcher. Ils font les phalènes, attirés par les lumières, retrouvent, après quelques tours aléatoires, le fleuve. On leur propose à plusieurs reprises un moyen de transport, sans trop d’insistance. Il regarde devant lui, se concentre sur la respiration qu’il entend à ses côtés. Il prend soin de marcher au même rythme qu’elle. De temps en temps, ils se cognent l’un à l’autre. Arrivés à un pont, c’est elle qui amorce le mouvement de traversée. Ils pénètrent dans une zone plus sauvage de la ville, moins bâtie. Il hésite entre une île ou une rive. Des maisons bordent la route, plus basses que de l’autre côté, ornées parfois de vérandas. Une échoppe luit non loin d’eux. Ils s’y arrêtent. Elle commande à boire. Deux verres d’une boisson ambrée parviennent à leur table en plastique. Il s’agite sur le tabouret inconfortable, avale une gorgée, attrape sa main. Ils parlent à voix basse. Elle reprend son récit sur l’enfant au python. Il l’interroge.
- Tu crois que si le garçon cesse d’y croire alors le serpent l’attaquera ?
- Il ne s’agit pas seulement de sa propre foi.
- Le python pourrait-il alors disparaître ?
- Sans doute.
Après cela, elle demeure silencieuse. Il babille, développe son idée, parle vite. Il change d’angle souvent pour tenter de capter son regard, en vain. Il finit son verre, fait un signe pour en commander un deuxième. Il l’observe, se tait.
Il attend longtemps, depuis le recoin où il est parvenu à se maintenir immobile. Il scrute les personnes qui passent devant lui, détaille plus loin encore le haut des têtes qui se profilent, la couleur des cheveux, la forme des yeux, une certaine paire de lunettes. Il fouille dans ses poches vides pour se donner une contenance. Il commence à imaginer sa solitude, conçoit par touches légères cette situation prolongée à son extrême. Il se met à avancer à nouveau, se fraye un passage, les mains toujours contre son corps, le menton levé pour améliorer son champ de vision. Il s’arrête de temps à autre pour observer les stands de tir, les ballons multicolores qui éclatent les uns après les autres. Il parvient à son point d’origine, lève les yeux vers le haut du bâtiment, observe quelques enfants s’engouffrer dans le toboggan. Il fait un tour sur lui-même aussi, au cas où. Il poursuit sa traversée, se place au centre de la foule, la tête en avant, qui cogne de temps à autre sur des dos, des bustes. Il regarde les manèges tourner. Il plisse les yeux pour faire vibrer les couleurs, lève ses doigts devant pour rayer l’image de gris. Il marche toujours, jette en passant quelques cailloux dans le fleuve. Il pense à l’école qui recommence le lendemain, à la fin de l’été, avec un certain soulagement. Des garçons, plus jeunes que lui, se lancent une balle dans un terrain vague. Les attractions se dispersent.
Il les aperçoit enfin sur un banc, des cannettes de soda dans les mains. Il s’approche d’eux, s’assoit à leurs côtés. Après quelques minutes, ils se tournent vers lui, puis reprennent leur conversation.
Elle l’interrompt, répond à ses questions, avec un certain décalage. C’est à elle de tenter de capter son regard et elle parvient, parfois, à braquer ses yeux dans les siens. Il se recule un peu sur sa chaise, croise ses jambes, finit le second verre d’alcool. Finalement ils se lèvent, gagnent le petit appartement qu’elle occupe. La lumière dans les escaliers ne fonctionne pas. Ils montent accrochés l’un à l’autre, effleurent de leurs mains libres les murs. Ils rient sans s’en apercevoir. À l’intérieur, ils demeurent un moment dans la pénombre. Il se glisse vers la fenêtre. Les rues sont désertes. Elle le rejoint, pose sa tête contre sa chemise enfin sèche. Il a un goût de sucre d’orge dans la bouche. Un bus qui passe en bas éclaire la pièce, laisse filer les lignes de ses phares à l’intérieur. Il est effrayé par le silence qui s’immisce ensuite. Il ne sait pas quoi dire. Il se retourne. Ils font quelques pas ensemble. Il se dit que dans cette histoire d’enfant au serpent, l’intérêt se trouve peut-être en amont, dans l’instant où le garçon comprendra, plus que dans ce qu’il adviendra alors. Que cela pourrait survenir plusieurs fois. Il se serre contre elle.
Il part tôt le matin, et reprend sa marche. La chaleur grimpe lentement sur les murs. Il déjeune à la terrasse d’un café, passe ses mains sur son visage pour en ôter un peu de fatigue, retrouve ses pas. Il refait sans y penser le trajet qu’ils ont effectué la veille, parvient au pont, s’arrête pour scruter le paysage autour de lui, la luxuriance tremblante des abords du fleuve. Les maisons, en plein jour, dévoilent des rideaux pourpres, des silhouettes surmontées de bleu, de rouge. En arrivant devant la buvette, où quelques hommes se partagent une bouteille de bière, il réalise qu’il s’attendait à l’y trouver.
merci à tous !
· Il y a plus de 14 ans ·lea-derode
waou ! y a pas de mots pour definir l'exellence
· Il y a plus de 14 ans ·gandalf989
que de magnificences conceptuelles en des phrases écrasante de signifiés
· Il y a plus de 14 ans ·gandalf989
Toute une ambiance, bien rendue
· Il y a plus de 14 ans ·ko0
merci mont j'ai née râle, de bon heure j'ai lu votre comment taire
· Il y a plus de 14 ans ·lea-derode
J'ai nié râle, de bon heure... Bras veau mont j'ai née rat le.....=:)
· Il y a plus de 14 ans ·Remi Campana
BEAUCOUP DE BONNES CHOSES
· Il y a plus de 14 ans ·Marcel Alalof