Qu'il est long de mourir

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Jeannette va bientôt mourir et ses souvenirs s'égrainent

Je m'appelle Jeannette et ma vie ne tient plus qu'à un fil. Il y a déjà trois jours que je n'ouvre plus les yeux, que ma respiration est bruyante et profonde.

Dans mon petit lit blanc à barreaux de sécurité, je ne peux plus bouger. On m'a positionné sur le côté pour éviter que mon fessier ne repose sur le matelas.

Mes cuisses restent grotesquement écartées à l'aide d'une petite serviette et mes pauvres pieds enflés reposent sur un coussin.

Mais j'entends tout, je ressens tout et dans ma tête le manège de mes souvenirs s'accélère ou se fige.


J'ai 5 ans lorsque mon père part à la guerre. Je vois les yeux embués de ma mère, j'entends les cris de ma petite sœur.

Ça va allez petite m'a-t-il dit en me serrant bien fort. Soit bien gentille avec ta maman !

Il en est revenu papa de ces noires tranchées, gazé, abimé mais vivant.

Ma mère est devenue froide, quatre ans de peur et de solitude lui ont définitivement fait perdre sa jeunesse.

Nous avons grandi sans père et presque sans mère, marqués nous aussi à jamais par la grande guerre.


Ma protection est lourde d'urine, j'ai froid et je n'ai aucune idée de l'heure qu'il est. Je ne peux ni appeler, ni appuyer sur la sonnette, je ne peux qu'attendre et penser.


Je cours dans le chemin qui mène à l'école. Mes nattes volent au vent et mon repas ballote dans le panier. Les vaches me regardent virevolter. Je suis bien !

 

Jeannette, Jeannette chantonne une petite voix.

Je suis délicatement retournée, déshabillée… Les mains sont douces, le gant est chaud et j'essaie de me concentrer sur ce moment agréable, surement mon dernier.

 J'ai reconnu les aide-soignantes toutes gaies, deux de mes préférées.  Elles me parlent doucement,  m'encouragent, me rappellent les bons souvenirs d'ici. Je parviens même à esquiver un sourire.

« Tu vois qu'elle nous entend » s'exclame l'une des filles.

Et je redouble d'effort pour sourire, remplie de gratitude de ces soins à mon pauvre corps démantelé.

Me voilà bien au propre et au chaud et je crois bien que je cesse de respirer, que je m'en vais.

Je n'ai pas peur, j'ai hâte même de retrouvé les miens.

Mais non, je reviens, je pars et je reviens et je n'y comprends rien.

Qu'il est long de mourir !


J'ai revêtu un robe blanche et mes cheveux sont relevés avec un beau ruban, je vais au bal des moissons. René m'attend derrière la grange, j'ai encore sur les lèvres le goût de notre dernier  baiser.

On était jeunes et l'on s'est mariés. On a été heureux quelques années dans ce petit deux pièces sans commodités.

 

J'ai mal, Dieu que j'ai mal, ma perfusion doit être terminée. Je m'écoute gémir impuissante et crispée.

A intervalles réguliers, j'entends la porte qui s'ouvre et se ferme doucement. Parfois un mot, mon prénom ou une main sur mon front. Parfois rien ! Je sais qu'on vient vérifier si je suis décédée.

On me retourne une fois de plus et cette fois ci, je pousse un cri. Les mains sont rudes, les voix ne me parlent pas.  La porte se referme et mes yeux clos transpirent des larmes de désespoir.

 

René s'est mis à boire et à rentrer tard, quand il est saoul il crie fort et me bouscule. Les enfants sont aux études, ils travaillent bien mais les sous viennent à manquer. Alors tous les matins, j'enfourche mon solex pour aller faire quelques ménages chez les bourgeois du quartier.


Je ne cesse de pleurer, un grand malheur est arrivé. J'ai perdu mon fils et peu après mon René.  

A l'heure de la retraite, la vie ne me donne aucun répit.

 

Une musique douce me berce, un parfum de lavande envahit  mes narines.  Je reconnais les mains, la voix de la petite socio esthéticienne. Que ça me fait du bien !

 

De longues années ont passé,  je vais au marché, je fais mon souper et tous les mardis je vais au club. Et peu à peu je recommence à rire, à jouer au scrabble et à voyager.  

Et tout ne va pas mal malgré ce qui ne va pas bien.

Et puis un jour je suis tombée dans l'escalier.


Mon pauvre corps ne m'appartient plus, pauvre loque pantelante qui n'a plus ni pudeur, ni allure.

Mais je vis encore, jusqu'au bout je vais vivre.

 

 Je suis désormais une vieille femme dépendante, clouée dans son fauteuil roulant.  

Je ne peux plus me lever seule, ni me laver, ni  m'habiller, ni  aller aux toilettes, ni me déplacer…

Alors je sonne sur le bouton rouge, 10 fois par jour.  Je n'ai rien d'autre à faire, et ça m'amuse pas mal de les voir accourir et de me faire engueuler.

Pour me calmer on me fait participer aux animations et j'y prends goût : belote, scrabble, jeux de mémoire, chants, sorties… j'aime tout.

7 ans durant, je vis au rythme de la maladie, des activités et des malheurs qui jusqu'au bout ne m'ont pas lâchés.

Mais là c'est la fin, toute ma vie a défilé et il n'y a plus de pages à tourner.

J'ai de plus en plus de mal à reprendre mon souffle. Les aides-soignantes disent que je fais des pauses. ça y est, je pars pour de bon.

 

L'horloge du couloir a sonné une dernière fois  et son cœur s'est arrêté.

Adieu Jeannette !

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