Racines

poulpita

"Je ne me souviens pas de tout. Les parents mouraient trop jeunes, ou partaient refaire leur vie."

Sa voix tremblait. La poussière de craie, les années passées en mer, les années, belles et choisies.

"A l'époque, ça allait, ça venait, il y avait dix ou douze enfants par famille, on ne comptait pas. Par exemple. Ma grand-mère, c'était pas ma grand-mère, c'était sa sœur, en vrai. Mais on l'appelait grand-mère. On n'en avait pas d'autre. C'était Vicente. Elle a accueilli ma mère et son frère. Et Carmen est devenue ma tante. Tu suis ?"

Je sortis un papier un stylo. Non, je ne suivais pas. Elle ferma les yeux et sourit. Elle comptait sur ses doigts épais. Ressortait du placard un à un ses ancêtres, pièces rapportées ou authentiques.

"Elvire, Joaquin, Charles, Lili, Joséphine, Antoine... Je mélange un peu. On accueillait tout le monde, chez les Vicente, de mère en fille. Par contre de l'autre côté, du côté de mon père, c'était plus simple. C'était Maria. Tout venait de Maria. Débarquée à Oran à 9 ans, en provenance d'Espagne, on ne sait pas d'où, ni pourquoi. Mariée une seule fois. Veuve à 29 ans. Tenancière des bains douche d'Oran. Fallait oser. A Oran. Femme d'affaire. Elle avait acheté un immeuble, vivait de ses loyers. Avait fait faire des études à ses deux fils. Rapahël, mon père, et Antoine."

Elle tapotait ma feuille, de ses ongles ivoires. Je notais. Remontais le temps. Marquais les prénoms. Elle fixa les moulures du plafond, un instant. Son visage s'illumina.

"Antoine, le frère de ton grand-père, c'était quelqu'un. Tu vois le grain de folie qu'on a tous. C'est lui. Le garçon décalé. Un peu dzimble. Beau, charmeur, de l'esprit. Et puis il a été brisé. On ne sait pas pourquoi. Il nous faisait peur, ensuite. On l'évitait un peu. N'empêche. La folie, c'est lui."

Elle rit. Regardait intensément la page. Les prénoms. Cet arbre généalogique, géné-bordélique. Méli, mélo, les ancêtres, adossés, raturés. Et cette étoile à côté d'Antoine. Imparfait arbre, vide parfois de pères et de mères. Mais, on avait trouvé ce petit grain de folie. Il nous avait manqué.

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