Rained Out

olivier-f-thomas

Et pourquoi pas ici ? Oui, là, sur le trottoir, à l'angle de la rue Frochot et de la rue Victor Massé. Juste en bas de chez moi, mon corps allongé, une rigole de sang qui partirait de ma poitrine, qui glisserait le long des pavés et finirait sa course dans le caniveau. Là, tout serait bien, simple, définitif. Juste un coup de couteau, sans méchanceté. La faute à pas de chance, on lira dans le journal.

Il ferait nuit forcément... Il ferait chaud, aussi.  Ça se serait passé quelques minutes plus tôt, un peu plus haut sans doute, devant les 3 roses. Un regard un peu trop appuyé et un grand black me planterait au carrefour. Comme, ça, pour le principe. Parce que ma gueule lui revient pas.

Ou alors dans la rue, là, dans l'arrière-salle des Trois Baudets. Des verres de vodka alignés sur une table, quelques petits sachets sur la banquette. Des regards qui ne voient rien, un changement de place, enveloppe contre sac. Chacun repart de son côté. Normal, quoi. Sauf qu'ils m'attendraient de l'autre côté, pour tout prendre, pour rafler la mise.

Ça pourrait être la fille, aussi. Une en rouge, qui transperce chaque nuit le trottoir de milliers de coups de talons aiguilles. Je sortirais de son lit, déçu, écoeuré sans doute. Elle me dirait un truc habituel, genre "t'es le meilleur", et je lui retournerais une bonne beigne dans sa sale gueule de pute pour lui apprendre à la fermer, lui rappeler que son job c'est d'avoir la bouche pleine, point barre. Elle attendrait que je sois parti, en chouinant, forcément, et elle passerait un coup de fil. Quelques minutes plus tard, un petit blond à moitié édenté me cueillerait en bas de chez moi. Bras enroulé autour de mon cou de la main gauche, couteau en impact dans la droite. Le tarif du respect, on va dire, petit plaisir dans le regard quand il sentirait mes jambes se dérober. Rien de personnel, m'sieur, je fais juste mon boulot.

Alors je serais là, il ferait chaud, nuit d'été, étoiles, approche du petit matin. Peut-être qu'on m'aurait vu, de loin, confondu avec un poivrot, avec un clochard satisfait. Peut-être que des gens viendraient voir. Mais il n'y aurait que moi. Je serais là, doucement. Déjà mort. Plus que jamais vivant.

C'est le matin, j'ouvre les volets. Une petite bruine fine frappe aux carreaux, a lavé le trottoir de toute sa crasse, sa merde, son foutre, tout ce qui le recouvre nuit après nuit, toute cette moiteur qui rend la vie plus réelle. Je me penche à la fenêtre, je regarde dehors. Le ciel est gris, couleur Paris. C'est Pigalle, le Pigalle du matin, celui où les gens qui se lèvent dans une jalousie silencieuse se rêvent encore une vie de nuit.

Je fais couler de l'eau dans le lavabo. Dentifrice, café, cravate. Bientôt il y aura l'escalier, le métro, puis le sourire de Mlle Gontier, qui me dira que j'arrive tôt ce matin, même si j'arrive à la même heure chaque matin. Elle me dira que le dossier est sur mon bureau. Elle me dira qu'il ne fait pas beau.  

Je sors de chez moi. Je regarde le vide sur le trottoir.

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