Rangoun, roman noir

julien-delga

La ville a pris les poings du temps en plein visage. Elle exhibe ses bâtisses suturées au ciment, ses escaliers décatis et ses grilles tordues. Des édifices sentent le plâtre frais et les trottoirs dansent une gigue désordonnée, comme si Rangoun riait de ses pansements. Une averse imprévue malmène les marchands qui s'éparpillent, parasol fragile replié sur l’épaule. Protégé de l’ondée, j’avise les nuages de plomb et guette l’arc-en-ciel qui sonnera la fin de la récréation.

La nuit se glisse tôt dans les draps délavés. Il n'est que dix huit heures. Malgré les coupures d’électricité et le manque d’éclairage, la cité veille tant que les générateurs ronronnent ; si les lumières vacillent, grillent des moustiques à la pelle, chaloupent dans les ruelles et coulent parfois, elles ne s’éteignent pas tout de suite.

Tombée du jour, Rangoun résiste. Jusqu'à ce que les toiles tendues des marchands ne s’affaissent et ne déshabillent les lieux, maintenant méconnaissables. La lumière quitte les rues pour les fenêtres, les chambres. Un roman noir s’effeuille, éclairé à la cire.

Je zigzague dans les venelles à l’affût des ouï-dire : sous le couvre-feu électrique, Rangoun frémit d’une rumeur mystérieuse. C’est un crapaud-buffle qui répond le premier, prince des ordures pas disposé à m’indiquer l’auberge que je cherche péniblement. La chaussée accueille un théâtre d’ombres kaki, joué à la lueur des phares devant des tréteaux barbelés. Le barrage policier est une invitation au détour.

Au pied de l'auberge un homme potelé me fixe, immobile. Cheveux huilés, pli impeccable, sourire d'ivoire. La statue de coton s'anime à mon approche.

Where're you from, my friend ?

Paris, Bangkok, Pattaya. Je digresse encouragé par ses yeux doux ; il boit ces noms avec fascination. Le visage m'est familier. Fait-il partie du voyage ? Je viens seulement d'arriver. Son regard suit mon dos fatigué jusqu'à la porte de ma chambre. Je rêve d'espions, de filatures manquées et d'impasses poussiéreuses. Le crapaud-buffle ne disait pas autre chose.

Réveil musical - l’oreille gorgée des vocalises de la chorale massée à l’étage du dessus. Un soleil nonchalant caresse la moustiquaire, tissu jauni se laissant séduire. Les gospels annoncent une journée molle sauf pour Tom, plus nerveux qu’à l’ordinaire. Débardeur troussé jusqu'au nombril, le taulier de l’auberge révise, se prépare à l’examen qui pourrait l’installer guide professionnel. Rangoun se goinfre du tourisme et lui veut rejoindre Sittwe, le port où il est né.

Je décris l'inconnu de la veille. Il grimace. « No good ». Tom gère une pension nichée dans un bloc de béton de Merchant Street. Il en voit passer des ombres, lâchées brusquement par une dictature en quête de respectabilité. À la terrasse voisine de l'auberge, les soupes fument et dégourdissent les narines, le fleuve déborde sur la table. Les façades verdies me saluent, dévorées par les plantes amoureuses qui s’emmêlent dans les câbles électriques. Les paraboles amènent Chelsea, Arsenal ; les Anglais sont partis mais le foot est resté. Hier, l’hôtel de ville brillait de toutes ses colonnades. Fier arbitre des jeux d’enfants, ignoré mais heureux d’éclairer les pieds nus.

Ecrasé par la chaleur, repoussé par le carrelage brûlant, je m’affale dans le recoin d'une pagode à tout faire : commerces à l’entour, rond-point d’exclamation favori des klaxons et phare des soirées arrosées. Elle abrite un cheveu de Bouddha, invisible fil d’or. Et l'homme ventru de la nuit dernière. Avachi, impeccable. Ravi de me voir. Il reprend les questions, de plus en plus précises. L'itinéraire et les raisons de mon périple l'intriguent. Le sourire d'ivoire efface une nouvelle fois mes doutes et m'entraîne près des quais. Au crépuscule, cerné par la boue, un temple se vide.

Nous voilà au balcon de l’auberge et je ressasse une blague birmane que l'ami m'a apprise. En contrebas, la nuit voyage paisiblement au son des groupes électrogènes. Je m'attendris - et si le guide d’un soir donnait son nom, son e-mail ? L'ivoire disparaît soudain. Tête baissée, il griffonne deux mots secs et s’enfuit silencieux, dévalant les escaliers à la hâte, s’abandonnant à l’obscurité gourmande qui l’avale, lui, sa chemise ronde, son rire et ses mystères.

Je n’ai jamais revu « Mr Z ».

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