REFLETS
garou
Le chemin s'égare dans le creux d’un sous-bois, et je voudrais m’y perdre. Il y a des jours où je ne veux plus écouter. Je choisis ma voie, ne peux plus rien supporter, attends seulement la perspective du repos. J’ignore s’il fait jour ou si je côtoie le clair d’une lune un peu plus chaude.
Une discrète plaque indique le lieu, intime une attention particulière, et néglige l’importun. On ne m’attend pas, le mas semble désert, chaque pierre témoigne de sa part d’histoire. La bâtisse a dû se passer, parfois, de la main de l’homme, et a gardé la tête haute malgré quelques plaies apparentes…
J’aime ces moments hypnotiques et brûlants d’indécision, où l’on s’interdit de rebrousser chemin parce qu’une légère intuition nous retient. Ça semblerait facile de repartir, ou de contourner l’endroit, mais il y a ce reflet d’eau qui miroite sous une arche d’ocre. Je vais en faire le siège, irai en enfer un peu plus tard.
Reflet !
Le reste d’un aqueduc ? Ou est-ce un chemin de fer tortueux ? Il divague vers la forêt, et joue avec mon imaginaire. Il a abreuvé des plantations, quelques vapeurs semblent encore flotter dans l’air, on pourrait presque sentir le charbon dans la fournaise des vieilles locomotives.
Est-ce un moulin qui cherche encore ses lettres… ou la douce folie d’un Prince?
L’ombre du pont de pierre désenchanté épouse le contour d’une mare… Deux immenses cèdres du Liban au loin dansent sans en avoir l’air, je perçois déjà les murmures de leurs cernes infinis… Quelques lotus ont investi les eaux silencieuses, je m’imprègne des éclats de lumière blanche, et des dernières saveurs ardentes des pétales gorgés de soleil.
Juste derrière, une pergola abrite une longue table. Une corbeille de figues, des petits barbares rient, je marche sur les odeurs brulantes des aiguilles de pin. Une note citronnée achève le tableau, la fraicheur des bouquets joue avec l’azur de la Méditerranée. Flutes enchantées sous les mimosas. « Joue ! Ami Mozart. »
Personne ne me remarque, je n’entends pas les rires, ne comprends pas les jeux, peu importe. Je veux me baigner et rêver. Ou peut-être, simplement, rêver que je me baigne… Je veux écouter tous les arbres, vibrer sur les embruns au loin, lécher la saveur salée d’un coquillage.
Un long caillebotis de bois clair me guide par-dessus la mare vers un banc de pierre, puis contre un hamac accroché aux cieux. Je vais pieds nus, sens l’eau fraiche sous mes pas. Il y a une carafe d’eau et un verre, un papillon sur le guéridon à côté. J’aime ce parcours initiatique, et aurais dû venir avant…
Je me plonge dans le coton encore chaud, ne veux pas dormir. Je veux juste sentir… Les gamins ne jouent plus, je ne pense plus aux fruits mûrs, quelques belles entonnent un chant doux et envoutant. Mes pensées bourdonnent, créent d’autres accords, en veine d’inspiration. Les robes se dévoilent, les peaux laiteuses bravent les cheveux dorés, le long d’une petite musique de nuit.
Je revis ma journée. Qu’étais-je censé faire ? J’ai pris le temps de vivre, un peu trop peut-être. J’ai pris un verre aussi, sur une autre terrasse. Je l’ai déjà oubliée. J’ai marché dans des rues sous la canicule, c’était une ville triste. On respirait à peine. Il y avait du bruit, il me semble que des gens m’ont parlé, je ne les ai pas écoutés, à peine me suis-je entendu penser. J’ai posé ma veste, et pour un photographe aussi… On m’a volé mon portefeuille, et mon temps surtout.
La journée a passé, sans me retourner… l’horloge pourrait s’arrêter maintenant. Toute la crasse évacuée d’un seul geste dans le hamac, ce lieu me régénère, je le sens profondément. Je ne songe plus à rien, navigue dans l’oisiveté, tenterai de revenir demain, si mon chemin divague à nouveau.
Je plonge dans un court sommeil, celui que je savais déjà, gamin, privilège des gens heureux. La lumière s’est adoucie, je prolonge mes songes quelques secondes, et me réveille près du sourire de ma femme. Je lui offrirai un laurier rose demain. Les enfants sont en transhumance, quelque part et ailleurs encore, le temps s’arrête un peu.
Le mas nous confie sa terrasse, et nous redécouvrons, chaque été, l’aisance de la paresse. Il y a eu des amis, parfois trop nombreux, des fêtes arrosées au vin de Bandol glacé. Du pain sorti du vieux four a chanté sous l’huile d’olive, croustillé sous les poivrons rouges anisés. Quelques guitares ont embrasé les nuits rousses, et embrassé les douces.
Nous nous sommes, tous les deux, promenés nus sous les averses tièdes d’orages téméraires, les cigales en galère. Il y a eu l’amour après la rosée, au petit jour entre deux croissants. Nous nous sommes aimés comme deux gamins, dans les velours d’un canapé carmin.
Alors, après la pluie, quand les senteurs mêlées de la nature explosent, les chœurs de la vie s’immiscent dans notre silence. Chacun marque sa présence, les abeilles explorent les jasmins, nous capturons quelques perles de lavande de nos sens apaisés…
Il existe aussi des oiseaux heureux.
Magnifique texte, sensible à l'extrême, tous les sens sont en éveil, on ressent tout ce que l'auteur veut faire ressentir, on voit, on touche, on entend, on goûte, on sent. Les mots tissent une trame d'une belle fluidité aérienne dans laquelle on se glisse avec volupté, sur la pointe des pieds et en silence, pour ne pas déranger son équilibre parfait. Un régal à lire. Un auteur qui a le sud dans le sang, parole de sudiste !
· Il y a plus de 11 ans ·marie-fontaine