Réminiscences

nuances

Timide, j'ouvre un œil. Puis l'autre. Il est toujours là ce ciel noir, menaçant comme jamais. Il faut choisir, vite : avant que la paix de l'instant ne soit rompue. Le contraste est saisissant. L'herbe rase et sèche, semble quitter progressivement son vert fatigué. J'imagine que derrière la haie, le blé aussi change de couleur. S'il pleut, il faudra décaler la mise en ballots. J'entends le premier grondement de l'orage. Dans le jardin, tout est sec, et la lumière rasante toujours aussi poignante. C'est comme un contre-jour mis la tête en bas. Plus tôt, il a du se couvrir de gloires, ce jardin, il en a conservé le rayonnement. Le gazon lumineux m'aveugle presque. Plantée devant la baie vitrée, je prends racine. Je n'irai pas, trop peur de me faire cueillir par la pluie. Le flot continu de paroles échappées de la cuisine n'est plus qu'un murmure indistinct. J'attends la fin de cet instant privilégié, le moment où, toute lumière retirée, il ne restera plus sur le sol que l'ombre des nuages rampants.

Mais je ressens une impression étrange, comme si on introduisait un calque sur ma rétine, sublimant ce spectacle fabuleusement naturel. C'est la réminiscence d'un voyage en Écosse, dont le souvenir prisonnier au creux de mes paupières fermées semble s'échapper d'un tableau romantique. C'est un paysage de campagne découvert en voiture. Égarés sur une route si mince que deux véhicules ne s'y croiseraient pas, mais déserte, on profite d'une passing place pour se dégourdir les jambes. Les nuages bas, chargés d'eau, semblent peiner à se maintenir au-dessus du sol. Papa nous appelle, il a trouvé le chemin le plus court. On était dans la bonne direction. J'ai mon livre sur les genoux, mais je regarde encore la plaine, qui, après une cote, se gorge de lumière sous le ciel sombre. Rivée à la fenêtre, j'observe ce phénomène, méticuleusement ; j'essaie de le fixer sur ma rétine, qu'il persiste quelque part, puisque l'appareil photo est dans le coffre. On roule prudemment pour ne pas rater le croisement. J'aperçois enfin les contours d'une habitation. Comme une ombre, ils se détachent de la plaine lumineuse. Des ruines. Presque aussi chargées d'énergie que le ciel qui menace.

Dans le jardin, surgit à travers mes yeux l'image survivante de ces ruines, et derrière le fantôme des plaines écossaises, la promesse du champ de blé gorgé d'or se fait plus insistante. Je sortirai. Loin, l'orage gronde à nouveau, pourtant, j'enfile mon imper sans me presser. Dehors, l'air est incroyablement doux. En un rien de temps, je traverse le lieu-dit. Il baigne dans un silence irréel. La route est un miroir dans lequel scintille déjà le ciel noir. J'ai les yeux rivés sur les champs, sur la plaine qui luit, sur les blés d'or qui semblent recueillir le soleil exilé. Je frissonne. Il pleut. Serait-ce fini ? La lumière ne se dissipe pourtant pas ! Où n'est-ce pas le fantasme de voir durer cet instant ? Aucune violence pour l'instant, aucun rideau de pluie, seulement quelques gouttes éparses. Et la terre, les éclaire, les accueille, bonne et généreuse comme une mère. Et je pense au dos de cette femme, rayonnant, et à travers les gouttes, j'observe ses couleurs, le spectre lumineux dans toute son étendue, rêveuse.

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