Rencontrés comme ça

gilda

Dix minutes pas plus. Les collègues fumeurs après la cantine filent acheter leur tabac. Ils m'accordent ainsi dix minutes d'éclipse discrète, je fonce à la librairie.

Sur la table des nouveautés, une jaquette attire mon regard. Plutôt que le bandeau rouge habituel il y a en dessin le profil de l'auteur, et que je ne trouve pas réussi. De la part de l'éditeur c'est assez courageux : en ces temps de culte du toujours jeune représenter un homme qui semble âgé, vieilli, est méritoire. Si l'objectif était d'attirer l'attention, le voilà atteint.

Le nom de l'auteur ne m'est pas inconnu. Deux ou trois ans plus tôt, j'avais lu de lui un petit livre doux dans une collection qu'en lectrice je suivais. Pas le luxe d'hésiter, j'achète son nouveau roman, puis repars vers le bureau et cette sorte de travail à la chaîne de la pensée que j'y fais. Sylviane, ma libraire, mon amie n'a que le temps de me glisser à la volée qu'elle ne l'a pas lu, ni ne connaît l'écrivain, mais qu'on lui en a dit le plus grand bien.

De l'homme ou du bouquin ?
 
Au soir, ce besoin si grand d'être consolée après tant d'heures perdues à obéir à d'absurdes imbéciles, je saisis le iivre sans plus m'occuper d'autres en cours qui pourtant me plaisaient.

La magie a lieu. Celle qui fait qu'une fois ouvert et les premiers mots lus, on ne peut plus ni s'endormir ni le refermer.
Moi qui depuis plus d'un an, depuis que la vie m'avait envoyée dans le décor par une sale farandole de maladies, mort, ruptures, disparitions et autres réjouissances, ne parvenais plus à lire avec l'intensité d'antan, je tombe dans ce récit-là. Il faut dire qu'il en parle de tout ça, et si bien. De combien l'existence nous cabosse quand on est trop sensible, fragile à l'humain, mal adapté au capitalisme et sa dictature du performant. Je reconnais immédiatement en l'auteur un frère (de galère), un camarade, un cousin. Un effrayant Louis Ferdinand a beau m'avoir appris la méfiance, je sais immédiatement et dur comme fer qu'on s'entendrait à merveille le gars qui a écrit ça et moi.
J'oublie dans sa fiction mon affliction.

Deux jours d'usine écoulés après cette belle nuit blanche, la mort n'était toujours pas revenue roder ; elle pourtant si familière depuis ma saison d'accidents et ce job de semaines en semaines plus toxique et déqualifié.

Il me fallait remercier pour cet exploit qui m'aidait, celui qui avait rédigé, inventé, et d'une façon vécu, l'histoire qui consolait.

Au temps de l'internet tout est si facile pour qui sait : cet homme sérieux avait un site et bien conçu, jusqu'à une page prévue pour laisser un mot.
J'ignore ceux que j'ai trouvés pour lui dire l'effet que son travail m'avait fait. Mais je me souviens qu'alors que je doutais qu'ils lui parviennent, que deviennent ces messages gérés par l'automatisme, dans quelles limbes vont-ils se volatiliser ou nicher, par retour de mail il m'a répondu.
Ne seriez-vous pas la personne qui avait écrit cette phrase sublime ? Suivait une citation issue de l'un de mes blogs.

Chute de sidération évitée à grand peine, cet instant m'a appris ce que signifiaient exactement les adjectifs estomaquée, stupéfiée, ahurie, pétrifiée jusqu'au plus récent scotchée, les expressions couper le souffle, les bras m'en tombent et c'est renversant ; j'en suis restée bouche bée. Je me savais lue par de nombreux et beaux passants, mais de là à l'être par des personnes de son niveau d'écrire et que les blogs n'intéressaient probablement pas, il y avait trois tours du monde au moins. Et deux océans. Ainsi qu'un ciel de Mer du Nord.

Sa réponse était trop rapide pour être le fruit d'une recherche opportune. Plus tard, j'ai su que la citation figurait en bonne place et déjà sur son site, une dose d'aléatoire dans la mise en page m'avait fait la manquer en y accédant. Un an auparavant, il l'avait croisée et elle lui avait plu. Il l'avait donc copiée en la créditant scrupuleusement. Il connaissait ainsi mon nom.

Aurais-je osé écrire à quelqu'un d'inconnu qui me citait ? Je ne le saurai jamais.

Il avait dû être amusé et surpris en me voyant débarquer pour une raison tout autre. D'où sa rapidité.
Par la suite il fut plus lent. Je porte un prénom qui rend mon visage et mon corps décevants. Sans compter qu'aux yeux des hommes l'obsolescence d'une femme intervient dès quarante ans.

C'était un beau début pour une histoire d'amour. Je reste reconnaissante à ma vie d'avoir tenté cette ultime chance et tairai la suite. Elle lui appartient.

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