PQ à Saint Germain des Près
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PQ à Saint Germain des Prés
J’ai décidé de quitter Paris. Pas assez de travail, loyer trop cher. C’est dommage.
Les deux premières années pourtant, c’était la belle vie, un studio rue de Lille, VIIe arrondissement, beau quartier à deux pas de l’école des Beaux-Arts où j’étais inscrite.
En réalité, le côté « belle vie » m’échappait. Hormis le cadre, j’avais du mal à m’habituer à la capitale, je n’arrivais pas à m’exprimer en français et je ne comprenais pas pourquoi les gens que je croisais m’ignoraient quand je les saluais. Je me sentais invisible.
Inexistante, sauf quand je passais devant la droguerie quincaillerie de la rue du Bac. Là miracle, la magie parisienne opérait. J’adorais cette boutique. À l’extérieur : une forêt de paniers, filets à provisions, cabas, pichets, seaux et bassins en plastique multicolores, sans parler des balais, goupillons, queues de morues, et autres brosses. Comme un magasin de plage, il y en avait partout. L’intérieur, je ne savais pas trop encore, mais, dès l’entrée, on devinait des trésors inestimables, une sorte d’annexe, en plus excitant, d’un musée national.
J’ai toujours eu un faible pour les drogueries quincailleries. Petite fille, en Irlande, la quincaillerie était mon magasin préféré et j’adorais m’y rendre avec mon grand-père. Là, déjà, les rangées de tiroirs avec en façade un exemplaire du clou ou de la vis stockés à l’intérieur me semblaient de toute beauté. Pendant que je me laissais hypnotiser par la variété des formes, les hommes alignaient des verres de whisky sur un petit coin du comptoir.
Point de bar chez les droguistes de la rue du Bac, mais l’endroit me faisait autant d’effet, j’y retrouvais l’émotion, l’émerveillement. C’était alors mon lien privilégié avec mon pays.
Tout cela en silence bien sûr, car je n’osais toujours pas parler français. Et jusqu’à ce jour fatidique, je n’y avais jamais rien acheté, je n’y suis même jamais entrée.
Voici donc l’affaire : de passage à Paris, ma belle-sœur savoyarde et grande gueule, qui logeait chez moi, aperçut, qu’il manquait du papier hygiénique. Toujours serviable dans de tels cas, je me proposais d’aller en acheter, sur le champ, mais il y avait dilemme et pas des moindres : comment demander du papier toilette en français ? Pire encore j’allais être obligé de pénétrer dans ma boutique préférée pour une commande d’une banalité absolue. Pour être sur de mon coup donc, j’ai demandé assistance à ma belle-sœur.
-Demande du PQ ! des rouleaux de PQ !
J’aurais rêvé mieux pour une première fois, mais là dans l’urgence, mon sens de l’abnégation et du devoir a pris le dessus et je me rendis comme un bon petit soldat rue du Bac. Malgré la nature de ma mission, j’ai senti une certaine solennité dès mon entrée dans le magasin. Debout devant moi un grand homme, en blouse grise, se tenait derrière le comptoir tandis qu’un autre habillé de manière identique, son frère, jumeau peut-être, s’affairait à remplir des étagères sur un escabeau.
-Bonjour, Mademoiselle.
-Bonjour, Monsieur, commençais-je timidement.
-Que puis-je pour vous ?
-Du PQ s’il vous plait.
Le frère sur l’escabeau se retourna brusquement et faillit tomber de son échelle. Et même si les regards qu’ils échangèrent furent furtifs, j’ai su qu’ils avaient du mal à comprendre ce qu’ils venaient d’entendre.
Pour une fois que j’avais tenté de m’exprimer en français c’était un fiasco apparemment. Je me sentais ridicule.
Je me suis raclé la gorge avant de reprendre :
-Je veux du PQ.
Tant qu’à faire, j’ai répété ma commande avec un peu plus d’assurance, pour ne pas partir bredouille.
-Bien, Mademoiselle.
En vérifiant le terme à mon retour chez moi, mon humiliation fut totale.
Dès lors je n’osais plus passer dans la rue par crainte de me trouver face à face avec l’un des frères droguistes. J’étais condamnée à faire des tours et des détours à tout jamais, pour éviter l’endroit de ma mortification.
C’est ainsi qu’un jour, j’ai découvert la chapelle de la médaille miraculeuse au 140 rue du Bac, où j’ai pu me réfugier et demander pardon pour mon « attentat à la pudeur » involontaire. Ce n’était pas la quincaillerie, mais je m’y sentais en sécurité et j’ai pu y passer des heures à lire les ex-voto, plaques de merci et grazias à Marie.
Aujourd’hui, plus de trente années sont passées. J’ai souvent eu envie de retourner voir si le magasin et les deux frères existent encore, de m’expliquer, m’excuser, me justifier.
-Je n’y étais pour rien !
Et d’évoquer la belle-sœur indélicate.
-Elle n’est même plus ma belle sœur et depuis longtemps !
Mais je sais que le mal est fait et je rougis encore rétrospectivement à chaque fois que je pense à l’effet désastreux de ma commande de PQ, un jour de 1977, dans le beau quartier de Saint-Germain-des-Prés.