Requiem pour une apocalypse

arkhyn

Requiem pour une apocalypse

Bergen Norvège, premier décembre 2012

Solvei tourne deux fois dans son lit avant que l’étrange vacarme ne la réveille pour de bon. Engluée par la fatigue, elle roule sur la droite et ouvre les yeux à contrecœur. La luminosité de l’horloge lui arrache un grognement de frustration : les chiffres sagement alignés affichent 03:58.

Un peu moins de deux heures à dormir !

Dans un réflexe conditionné, elle remonte sa couette jusqu’au menton. La pluie, fréquente en cette saison, frappe les vitres par rafales régulières. Son esprit engourdi par le tintement des gouttes glisse de nouveau vers le sommeil lorsque le mugissement reprend de plus belle. Exaspérée, elle se redresse pour s’assoir en tailleur sur le lit en bataille. La cacophonie n’est pas vraiment identifiable, elle ressemble au mélange « délicat » d’un grincement de tuyauterie et d’une corne de brume. Solvei soupire et regarde vers le plafond : le bruit est insupportable !

– Bon sang, les canalisations du quartier explosent ou quoi ?

Elle se lève, enfile un bas de survêtement sur sa nuisette, et sans allumer la lumière s’approche de la fenêtre. Dehors, les nuages luisent comme en plein été.

Aussi clair en décembre, c’est à peine croyable !

Par habitude, elle pose une main sur l’huisserie et ressent aussitôt le grondement jusque dans ses doigts. Le vrombissement est odieux. Les vibrations traversent le bois et l’envahissent dans une distorsion harmonique malsaine. La peur jaillit, puissante et irraisonnée elle inonde son esprit de craintes irrationnelles.

Solvei ferme les yeux, et inspire plusieurs fois. Elle laisse ses habitudes de médecin-urgentiste l’expurger de tous sentiments superflus. Son ventre se gonfle tandis qu’elle retient l’air prisonnier de ses poumons quelques secondes, les situations extrêmes ont fini par lui forger une panoplie de réflexes mentaux adaptés à son niveau de stress. Lorsqu’elle rouvre les paupières, ses angoisses sont confinées à l’intérieur d’un engrenage complexe de raisonnements cartésiens.

À l’extérieur, la tempête fait rage et des trombes d’eau ininterrompues s’abattent sur la maison de bois.

– Il n’y a pas de mauvais temps, que des mauvais vêtements, susurre-elle, avant de sourire.

Le vacarme s’intensifie encore et recouvre maintenant la complainte du vent. La pluie devenue inaudible continue pourtant de tambouriner sur le verre sans faiblir. Dehors, des lumières s’allument un peu partout : visiblement, c’est tout le quartier qui est touché par ce phénomène, songe-t-elle avant de s’éloigner de la vitre.

Elle passe devant son lit et lui jette un regard mélancolique avant de poursuivre vers la salle de bains. La douche, même si elle la revigore ne parvient pas à stopper le tumulte et c’est sous un brouhaha ininterrompu qu’elle se prépare.

La cuisine ne lui prodigue pas plus de protection auditive et c’est les nerfs à fleur de peau qu’elle remplit sa tasse thermos de café. La radio DAB posée sur un coin du plan de travail crachote une friture inintelligible. Elle reste aussi muette que la télévision : pas un canal ne fonctionne. Excédée, elle peste d’une voix forte :

– C’est à n’y rien comprendre !

Elle enfile néanmoins ses vêtements de pluie, et zippe le film imperméable de son sac à dos d’un geste décidé, prête à affronter les éléments.

Deux heures avant mon shift, ils vont être contents de me voir à l’hôpital.

Solvei entrouvre la porte avec l’espoir que le vent atténuera le concerto de canalisations à l’agonie, mais inconsciemment elle sait déjà que c’est peine perdue.

Un coup d’œil machinal sur son portable à l’abri de sa coque étanche : aucun réseau.

– Je l’aurai parié.

La seconde d’après, la pluie l’enveloppe dans son linceul de fraicheur. Dans la rue, elle croise plusieurs voisins trop occupés à scruter le ciel pour la saluer. Même s’ils la dévisagent ils restent apathiques et le regard tourné vers les nuages ils cherchent en vain l’origine du grognement tellurique.

Sur le chemin du Bybanen[1] le spectacle est identique. Un nombre croissant de personnes, le plus souvent en pyjama, s’agglutinent les uns aux autres sans se soucier du temps de chien. Tous les visages reflètent la même expression de peur mêlée d’une incompréhension presque touchante.

Solvei avance d’un pas décidé sous la clarté irréelle de cette fin d’automne. La luminosité est si forte que son ombre se profile sur les bâtiments. Au détour d’un vieil immeuble, la couleur vive d’un graffiti accroche son regard : Google 2012, kadosh[2] !

Les lettres écarlates luisent sous l’improbable lueur et la pluie incessante confère un aspect presque sanguin à la peinture. Même si elle ignore le message, les mots marquent son esprit au fer rouge. Ses méninges s’emballent au rythme de toutes ces rumeurs et autres prophéties de « fin du monde » entendues ici ou là mais, cette fois-ci, elle ne tente pas de calmer ses pensées bien au contraire : tout est bon pour essayer d’échapper au vacarme !

La tête remplie des stéréotypes d’apocalypse New-Age elle imagine des prêtres mayas en costumes chamarrés, les bras levés vers un soleil d’encre, la bouche pleine de syllabes sulfureuses. Solvei entre dans le wagon du tram presque sans s’en apercevoir. Un mince sourire égaye les traits de son visage préoccupé.

Assise près d’une vitre, elle laisse la ville défiler devant son regard. Les vieilles maisons de Minde cèdent rapidement la place aux immeubles de verre et d’acier de Danmarksplass. Les écouteurs de son téléphone vissés sur les oreilles ne parviennent pas à étouffer les vrombissements, à croire que « le bruit » dévore la musique et résonne dans sa tête.

Dans une grimace agacée, elle lève les yeux au ciel et se concentre de plus belle sur le paysage. Les stations défilent sur le rythme envoutant de la routine. Au hasard d’un tunnel, elle déchiffre de nouveaux tags : Google 2012 ! Kadosh !

– Qu’est-ce que ça veut dire ? souffle-t-elle tout haut.

Le compartiment est quasi désert, pourtant l’atmosphère y est oppressante, presque tendue. Les quelques personnes qui hantent les sièges en plastique arborent toutes la même grimace d’exaspération. La voix artificielle du tramway retentit : Bystasjonen ! Et c’est avec soulagement que Solvei quitte sa place. Les portes coulissent dans un imperceptible bruissement pneumatique alors que le train léger repart dans un crissement métallique inaudible.

Malgré la tempête et l’heure matinale, les rues du centre-ville sont pleines. Les gens filment le phénomène. Pas de doute, ces vidéos feront le tour du monde sur la toile. Il est même à parier qu’elles passeront de youtube à tous les sites « d’informations alternatives » en un rien de temps. Elles éclipseront  peut-être le temps d’une journée le rabâchage médiatique concernant la sortie des pays du PIGS[3] hors de la zone euro.

Elle s’éloigne rapidement du quai lorsque le vacarme meurt d’un coup. Bergen, plongé dans un silence de plomb incongru n’ose plus respirer.

Solvei s’immobilise. Comme les autres témoins, elle attend, le regard suspendu dans les nuages encore très clairs. L’espace d’une seconde, le sol tremble puis la luminosité décroit graduellement et laisse un manteau d’obscurité dévorer la cité. La noirceur est si épaisse que l’éclairage urbain peine à en venir à bout : l’impression de suffocation est instantanée. Quelques secondes plus tard, la pluie disparait dans une ultime bourrasque. Les gens pantois et effrayés scrutent le ciel opaque à la recherche d’un signe, d’une explication, mais en vain.

Solvei secoue la tête comme pour se sortir d’un mauvais rêve et presse le pas vers Nygårdbroen. Elle traverse la large avenue encombrée d’une vingtaine de voitures arrêtées en plein milieu du croisement. Quelques minutes plus tard, elle pénètre dans le hall des urgences où patients et personnel s’entassent dans le petit bureau réservé à l’accueil. Tous scrutent la minuscule télé installée sous le comptoir de la réception, les yeux rivés sur l’écran, personne ne la remarque vraiment.

Son téléphone se met à vibrer : le réseau est revenu.

Intriguée, Solvei contourne le mur de verre pour se placer à l’entrée des admissions. Elle se hisse sur la pointe des pieds et tend l’oreille. Même si elle ne peut voir qu’une infime partie de l’image elle parvient néanmoins à lire le lettrage blanc sur fond rouge du flash spécial : Clameur planétaire, annonce imminente de la Nasa et du JPL[4].

Frustrée par une forêt de dos et d’épaules, elle se précipite vers la salle d’attente et s’empare d’une chaise. Alors qu’elle grimpe sur son estrade improvisée, une présentatrice passablement troublée commente à chaud les données brutes en provenance du monde entier. La voix rendue nasillarde par les haut-parleurs de mauvaise qualité survole l’assemblée confinée dans la petite pièce. Après s’être passé nerveusement la main dans les cheveux, la journaliste prend la parole :

– Aussi invraisemblable que cela puisse paraitre, la nuit recouvre l’ensemble de la planète. Le centre spatial d’Oslo pense que le phénomène est tout à fait naturel et qu’il a déjà pu se produire au cambrien. Quoi qu’il en soit, nous attendons d’un moment à l’autre la retransmission d’un communiqué de la Nasa. L’agence semble en mesure d’apporter quelques éléments de réponses au son entendu partout sur le globe. Je…

L’image disparait de l’écran aussitôt remplacé par le logo du Jet Propulsion Laboratory. Quelques secondes plus tard sous l’éclairage de puissants spots un porte-parole en costume sombre affiche un sourire de circonstance.

L’homme réajuste ses lunettes, regarde une dernière fois ses notes et dévisage la caméra.

– Mon nom est Donald Yeomans et je suis chef de projet au « Near Earth Object ». Laissez-moi tout d’abord vous dire qu’il n’y a aucune raison de s’inquiéter. Je répète, les phénomènes observés à la surface de notre terre sont naturels et sous contrôle. La Nasa sans y être impliquée s’est servie de la totalité des satellites à sa disposition pour préserver la sécurité planétaire. Voilà ce qu’il ressort de nos premières analyses : je vais m’efforcer de vous donner une vision claire et objective de cet évènement rarissime et sans conséquences aucune pour l’humanité !

Le scientifique marque une pause pour reprendre son souffle. Le ton se veut rassurant, mais il transpire déjà à grosses gouttes.

Le son entendu n’est autre que le chant de notre étoile si je puis dire. Une CME[5] géante de classe double X s’est produite le 19 décembre sur l’une des faces actives du soleil et les particules chargées viennent juste de percuter notre ionosphère. La mise en résonnance de certaines molécules par l’afflux de plasma a généré ce que l’on appelle un vecteur de force sur notre magnétosphère qui a aussitôt commencé à vibrer, un peu comme lorsque l’on gratte la corde d’un instrument.

Solvei souffle entre ses dents : quel ramassis de conneries !

Ses yeux fixent toujours la petite télévision lorsque la terre tremble à nouveau. La réplique est planétaire, car elle affole aussi bien le rond de cuir de la Nasa qu’elle secoue le sol de l’hôpital. Le scientifique lève un regard terrifié vers le plafond et s’accroche à son pupitre tandis, que Solvei danse une gigue improvisée sur le haut de sa chaise. La seconde suivante, c’est le black-out mondial : huit milliards d’individus perdent connaissance au même moment. Dans un grondement tellurique, l’activité humaine se met en veille rappelée à l’ordre par le grognement de Gaïa.

São Paulo Brésil, deux décembre 2012

Les rues encombrées par des centaines de véhicules à l’abandon sont désertes, ou presque. Depuis la perte de conscience collective, personne n’ose encore utiliser sa voiture. Les rares humains à braver le chaos sont les habitants des favelas et les enfants. Les uns n’ont rien à perdre et s’aventurent volontiers dans les entrailles de la ville à la recherche d’une opportunité, tandis que les autres, trop innocents, ignorent simplement l’ampleur du désastre. Ensemble, ils hantent les avenues sombres des beaux quartiers alors que le reste de la population se cache derrière un écran à l’affut des dernières recommandations gouvernementales. Les images des catastrophes planétaires passent en boucle. Sur Terre, aucun aéroport, aucune gare n’ont été épargnés. Partout le même spectacle : des faubourgs entiers ravagés par les flammes où s’activent pompiers et force de l’ordre dans une totale anarchie. L’humanité pleure ses morts dans une panique proche de l’hystérie.

Jorge soupire énervé, et jette un regard mauvais vers le ciel.

– Marre de cette obscurité !

Il respire profondément et pose la culasse de son arme tout contre sa joue. La fraicheur du métal à défaut de l’apaiser complètement lui remet les idées en place.

– Sergent, moi, c’est pas la nuit qui me gêne : c’est la marche forcée ! réponds Carlito, le souffle court.

Il passe une main sur ses tempes et rajoute dans une grimace :

Si je tenais ce pingouin de la Nasa je lui ferai volontiers passé le goût du thé.

D’un geste ample il finit d’éponger la sueur qui recouvre l’hématome qu’il porte comme un troisième œil et enfonce sur son crâne douloureux la casquette estampillée : «Polícia».

Le rire de Jorge même morne est une bénédiction. Il jette des paillettes de vie sur la ville figée par l’angoisse.

L’air chaud colporte la puanteur des incendies, et dans le ciel terne presque suffocant des nuages remplis de cendre planent semblables à des oiseaux tourmentés. Le sous-officier tousse et demande d’une voix étranglée :

– Sans conséquence pour l’humanité, mon cul ! À combien estiment-ils les pertes du blackout mondial ?

Carlito lui répond les larmes dans les yeux.

– Cinq cents millions je crois, et c’est loin d’être fini, quand…

Le crachotement de la radio lui coupe la parole dans une bouillie de syllabes inintelligibles. Il tourne alors la commande de volume et la voix nasillarde du central se fait plus distante.

– Entre la coordination des secours et les interventions, les gars du standard même avec l’appui de l’armée ne vont pas s’en remettre. Jorge, qu’est-ce qui se passe d’après toi ?

– J’en sais foutre rien, mais ça ne me dit rien qui vaille. Si j’étais croyant, je penserai à un rappel à l’ordre, mais comme je ne le suis pas je me dis juste qu’on vient de monter d'un cran sur l’échelle de la folie.

Le sergent se redresse, assure la prise sur son M16 et presse le pas. Le regard perdu sur le grand mur blanc de l’enceinte il ne réalise pas encore qu’il intervient dans une des résidences surveillées de Zona Sul.

Contrairement à son coéquipier il n’a aucune ecchymose sur le front, mais souffre de céphalée post blackout. Il se masse machinalement les yeux pour apaiser les élancements temporaux. Depuis son évanouissement, une douleur pulse à la base de son cerveau et martèle l’arrière de ses orbites.

Jorge grimace toujours lorsqu’il se présente au point de filtrage.

Un duo de surveillants obèses les accueille avec soulagement. La moustache du responsable de la sécurité met en relief la pâleur de sa peau tandis que les larges auréoles sous les bras de son assistant prouvent à elles seules leur niveau d’épouvante. Étriqués dans leurs uniformes kaki, les deux hommes arborent des fronts violacés envahis par la sueur.

D’une voix tremblante, ils hurlent à l’unisson :

– Vite, par ici, au 270 ! Il y a eu de la fumé et puis on a entendu d’horribles cris, finissent-ils par bégayer avant de se signer.

Le sergent salue brièvement les vigiles avant de vérifier la sécurité de son arme. Sans attendre, il donne d’un coup de tête l’ordre à Carlito d’avancer vers la première rangée de villas.

Jorge à l’expérience des guérillas contre les narcotrafiquants de Nova Friburgo ; il sait très bien que deux trouillards en état de choc n’ont aucune « info » valable à lui offrir.

L’arme à l’épaule il rattrape son équipier et ensemble, ils se déploient dans le cœur du lotissement.

Les gardiens se pressent contre la grille et lancent un regard admiratif aux policiers : pour rien au monde, ils n’aimeraient être à leurs places !

Les gilets pare-balles des forces de l’ordre s’enfoncent dans les ténèbres lorsqu'un premier cri retentit : un hurlement de douleur bardé de surprise.

Les deux hommes courbent l’échine par réflexe et s’arrêtent. À une dizaine de mètres devant eux l’entrée béante d’une villa déverse une brume épaisse. La vapeur lovée sur le perron ne monte pas plus haut que le talon et dégouline lentement vers le jardin.

D’une main ouverte, Jorge fait signe à son partenaire qui se faufile sans bruit près de la porte. À L’intérieur, les policiers entendent clairement la télévision. Ils perçoivent les changements de luminosité de l’écran aussi surement qu’ils reconnaissent la voix du porte-parole de la Nasa.

– …Les dernières informations en notre possession tendent à prouver que la sensation d’obscurité va perdurer, pour quelques heures tout au moins…

Des frottements sur le sol.

…ce qui ne manquera pas d’user les nerfs des plus fragiles. Nous redoutons donc une recrudescence d’actes violents erratiques et…

Des raclements de gorges monstrueux se font entendre quelques pas plus loin sur la droite, sans doute dans le séjour.

Jorge traine les pieds sur le carrelage du couloir pour éviter de lever le brouillard.

…Nos estimations faussées par un calculateur défaillant n’ont pas mis en relief le risque de « Blackout magnétique » encouru par notre encéphale, mais le pire est désormais derrière nous…

Carlito dépasse le sous-officier dans le corridor. D’une main, il tamise le faisceau de la lampe fixée à la base de son arme et se décale près du chambranle de la porte pour faire face au salon. La télé confère à toute la pièce une luminescence fantomatique presque effrayante. Les meubles sont renversés et la plupart des morceaux crèvent la brume comme des écueils de bois et de tissu.

Jorge rejoint son binôme et reste pantois d’horreur. Sur le sol, un corps émerge du banc de vapeur. Accroupie à ses côtés, la silhouette d’une femme se découpe sur le brouillard. Elle est nue et exhibe la perfection de ses seins à chacun de ses mouvements. La scène est presque hypnotique.

Jorge lève le poing et met la jeune fille en joue.

– Tout va bien, Madame ? La voix du policier même si elle est forte sonne comme un soda éventé.

Les longs cheveux noirs ondulent dans son dos lorsqu’elle se redresse. Sans se retourner, elle grogne et saisit le bras de sa victime. Sur le sol, la proie ravale un sanglot.

Les images du cannibale de Miami s’imposent alors dans l’esprit de Jorge.

– Sel de bain, souffle-t-il à son équipier avant de reprendre la parole.

Madame, vous allez vous écarter lentement sur la droite et mettre vos mains derrière la tête. C’est compris ?

Aucune réponse.

Un gargouillis suivi d’un gémissement résigné monte du séjour. Le sergent raffermit la prise sur son fusil et l’arme calée contre son épaule il s’avance avec precaution. Il tente encore d’attirer l’attention de la démente, mais autant vouloir parler à un sourd !

– Madame, je vous le demande une dernière fois… Jorge grimace, la migraine pulse plus que jamais contre ses tempes. Son équipier le rejoint et se tient prêt. L’hématome au centre de son front luit sous l’étrange luminescence du séjour.

La silhouette dénudée se retourne lentement et penche la tête vers les deux policiers. Bon sang, je suis sûr qu’elle n'a pas plus de vingt ans pense Jorge. Il abaisse la mire de son M16 sur les jambes de la jeune fille.

Sa peau blanchâtre est auréolée d’une marbrure sombre et ses cheveux lisses couvrent en partie ses épaules. Les yeux fermés, elle remue ses lèvres encore dégoutantes d’hémoglobine. Le sérum coule sur ses seins et forme d’étranges arabesques alors que ses paroles restent inaudibles.

– Mademoiselle écart… Carlito n’a pas le temps de terminer sa phrase qu'elle se jette sur lui.

Jorge tir dans un réflexe et, à cette distance, impossible de rater.

Du sang noirâtre jaillit sur le sol et inonde la pauvre victime qui hurle de surprise. La déséquilibrée s'accroche aux épaules de Carlito et anéantit par la même occasion l’espoir d’un second coup de feu.

Elle l’enlace comme une amante, mais au lieu de l’embrasser elle le mord sauvagement. Fou de douleur, Carlito la frappe de toutes ses forces sans pouvoir la faire lâcher prise. Jorge se rue sur elle et tente de briser la terrible étreinte. Il l’attrape par ses longs cheveux, tire, mais rien à faire. L’assaillante emporte trois bouchées de chair avant de libérer le policier. Celui-ci s’effondre au sol dans un hurlement de souffrance. Les mains sur le visage il presse contre ses dents le reste de ses lèvres mutilées.

Jorge lâche la tignasse et tente de saisir la poignée de son arme toujours en bandoulière : trop tard.

Derrière son front, son cerveau cogne si fort contre ses tempes qu’il grimace lorsque la furie l'agrippe. Sa poigne est terrifiante. Le temps d’un soupir et elle est sur lui. Les jambes autour de sa taille l’empêchent de bouger. Le sergent inspire dans l’attente de la première morsure. La jeune fille approche son visage du sien et ouvre les yeux. Ils sont vitreux, et d’une certaine manière reflètent la mort. Elle plonge son regard dans son âme, et ses lèvres aussi froides qu’un cadavre effleurent les siennes. Elle desserre lentement l’étau de ses jambes et glisse contre la poitrine du policier. Elle le dévisage une dernière fois et siffle dans sa direction : Kadosh ! la seconde d’après, elle se rue à l’extérieur de la villa ; à peine arrivée sur le perron, elle marque une pause la tête relevée comme un prédateur à la recherche d’un signal. Dehors, la lueur d’une langue de feu dissipe pour un instant l’obscurité. La luminosité blafarde d’un météore déchire le ciel de poix dans un vrombissement infernal. Les ombres naissent et meurent au passage du bolide et lorsqu'enfin sa queue disparait à l’est la nuit reprend ses droits sur Sao Paulo. La jeune femme accroupie sur les premières marches hulule en direction de l’étoile filante et se jette à l’assaut des ténèbres : la chasse commence !

Dans la maison, Jorge est pétrifié. Pantois, et l’entrejambe humide il se penche sur Carlito. Le visage de son coéquipier est livide et de larges marbrures apparaissent déjà sur ses joues. Les yeux dans le vague il gémit tandis que flotte tout autour de lui l’entêtant parfum de la démente : une odeur forte de jasmin sauvage.

Al-basra Iraq, 3 décembre 2012

La Nasa parle du grand blackout, mais le général Shems Iqbhal, lui, n’a pas perdu connaissance. Il aurait pourtant bien aimé s’évanouir de la même manière que ses semblables, mais au seuil des ténèbres, il est resté debout comme un phare dans la nuit. Gardien de la conscience universelle, il a hérité d’un tourment plus subtil.

Une fois l’humanité happée par le royaume d’Alice, la lumière l’a envahi comme un poison. Elle a fait naître en lui les échos d’un terrible mantra. Il est si puissant qu’il le consume de l’intérieur telle une braise mentale. Sans pause ni sursis, les phonèmes d’abord hésitant, ont désormais pris possession de son esprit et résonnent sans fin dans sa tête.

– Les voix, faites les cesser. Je vous en prie ! les syllabes hachées par les sanglots sont presque inaudibles.

Shems n’est plus que l’ombre de lui-même. Recroquevillé à même le sol, il implore Dieu de se taire.

Dans le spacieux cabinet de travail d’Al Kwaz, l’ordinateur portable installé sur le bureau retransmet en continu les informations d’Aljazeera. Les images passent en boucle, le feu ravage le monde : Paris, Londres, Moscou pas une mégalopole n’est épargnée. En bas de l’écran, un bandeau rouge bardé de la mention flash spécial défile lentement : obscurité planétaire communiqué imminent de la Nasa… Vagues de violences au Brésil, la ville de São Paulo en proie aux émeutes…

Incapable de bouger, il tourne son visage vers le tapis et inspire profondément. La poussière lui arrache une quinte de toux. Il se concentre alors sur les motifs complexes de la moquette dans l’espoir d’atténuer les chuchotements, mais c’est peine perdue. Les yeux remplis de larmes il rugit de douleur et de désespoir.

Le bureau en désordre est à l’image de sa psychose. Depuis combien de temps est-il prostré là ? impossible de le dire.

Un léger toctoc sur la porte vitrée le sort de sa torpeur sans toutefois réussir à apaiser sa souffrance.

– Papa ? demande un petit garçon. Les voisins et la police tambourinent à l'entrée. Laisse-moi venir, j’ai si peur, implore-t-il avant de taper plus fort sur le verre fumé.

Shems, incapable de penser grogne plus qu’il ne répond. Il jette pourtant un rapide coup d’œil à la targette enfoncée dans le mur avant de reporter son attention à travers la vitre dépolie du bureau. L’ombre de son fils agit comme un baume sur le brasier de sa folie, et dans un effort surhumain, il réussit à se mettre à quatre pattes. La sueur dégouline le long de son corps pâle et sa chemise gorgée de transpiration colle à sa peau. Elle entrave sa poitrine dans une désagréable sensation de linceul.

– Non ! hurle-il avant de se redresser. D’une main, il arrache des pans entiers de tissu, et moins d’une minute plus tard il se retrouve nu comme un ver.

Épuisé, il s’effondre par terre.

Les sanglots de Mahmoud lui parviennent à peine étouffés par l’épaisseur de la porte. Shems ferme les yeux et lorsqu’il les rouvre une brume éclatante l’enlace dans une étreinte vaporeuse. Venue de nulle part, elle l’entoure comme un cocon protecteur et repousse le mantra hors de sa tête. Le silence l’envahit jusqu’au sommeil et pour la première fois depuis longtemps il se sent bien, en paix avec l’univers.

Loin dans les stases de son coma réparateur il entend crier : une voix d’enfant. Il tend l’oreille et les suppliques de Mahmoud l’aspirent de nouveau vers la réalité.

Il remue la tête dans une nappe de brouillard, les hurlements de son fils résonnent en lui.

– Non, laissez-le ! personne ne doit rentrer, il n’est pas… les arguments de contestations du jeune garçon sont réprimés par un claquement monumental.

Le bruit d’un corps qui s’affale et le redoublement des sanglots le force à réagir. Il se redresse d’un bond comme un félin ; la brume agitée par ses mouvements le suit comme une ombre diaphane.

Il ne remarque pas la couleur marbrée de sa peau pas plus qu’il ne s’attarde sur ses ongles surdimensionnés ou la perte de sa barbe. Il essaye de parler, mais ses nouvelles dents ne lui concèdent qu’un grognement.

Un coup sur la porte, et elle vole en éclat. Une seconde plus tard, deux soldats investissent la pièce casque lourd et l’arme au poing : la police militaire fait son entrée.

Dans l’espoir de crever l’obscurité vaporeuse du bureau, les représentants de l’ordre pointent avec angoisse leurs puissantes torches vers le centre du cabinet de travail.

Shems les observe. Il les voit comme en plein jour, et pourrait même lire les grades cousus sur leurs uniformes s’il se souvenait encore de la hiérarchie des hommes, mais à quoi bon ? Des hématomes gros comme des prunes ornent le front des deux soldats. Les ecchymoses pulsent d’une lueur ambrée sous leur protection de métal : c’est le signe !

Les chuchotements ne le tourmentent plus, il sait désormais ce qu’il doit faire : chasser la marque jusqu’au retour de la lumière. Après le second passage des flammes, il sera trop tard Kadosh !

D’un mouvement rapide, il empoigne le premier assaillant et le plaque sur le mur de plâtre. Sans prendre le temps de le maitriser Shems lui lacère la poitrine de sa main ouverte. Surpris, le militaire hurle autant de peur que de douleur. Un sang poisseux gicle entre les doigts du général tandis qu’il relâche sa prise. Choquée, mais vivante, sa proie s’effondre sur le sol la bouche pleine d’insanités.

L’aboiement d’une arme retentit une fois, puis deux, mais c’est à peine s’il ressent les impacts. Sans se soucier des projectiles qui le traversent, il saute sur le tireur et l’agrippe par la poitrine. La violence de l’assaut les projette par terre dans un bruit mat.

– Général, lâchez-moi, bégaye le policier terrifié.

Sourd à ses suppliques, il lui emporte la joue d’un vicieux coup de dent. Un sang riche à l’arôme suave parfumé d'effroi inonde sa bouche et lorsqu’il se relève pour contempler sa victime l’homme tremble de peur sans saisir le pourquoi de sa survie. L’ancien officier retrousse ses lèvres dans un sourire carnivore et souffle entre ses dents :

– Kadosh !

Le soldat arque ses sourcils sans comprendre, il pousse sur ses jambes pour s’éloigner de la créature et son pantalon souillé d’urine laisse une trace humide sur le sol à chacun de ses déplacements. Shems détourne la tête, car il sait qu’il n’est qu’un vecteur de la punition, la première pierre à l’édifice de la rédemption. Même si l’infection court désormais dans les veines de l’humanité il doit se hâter et accomplir au mieux sa mission.

D’un mouvement fluide il se retourne, et accompagné par le crissement du verre sous ses pas l’ancien général investit le couloir.

Mahmoud, toujours allongé sur le carrelage du corridor, lève son visage trempé de pleurs vers la créature et sourit tant il la voit belle. Le petit garçon se redresse tant bien que mal et se jette sur le monstre pour le serrer très fort dans ses bras.

Shems fuit docilement l’étreinte de son fils il a si peu de temps.

D’une main griffue, il balaie les larmes des joues de Mahmoud et lui murmure avec bonté :

– Kadosh ! Il remue ses épaules irrité par son manque de vocabulaire. Il aurait voulu tant lui dire, mais c’est peine perdue.

L’enfant les yeux plein d’amour se hisse sur la pointe des pieds et dépose un baiser sur la poitrine blême de son père. Il hoche la tête en signe de compréhension avant de lui répondre à son tour :

– Kadosh ! Mahmoud recule d’un pas, et regarde s’éloigner dans l’obscurité la bête qu’il a autrefois appelée papa.

Féline, elle ondule dans le couloir et se coule à l’extérieur de l’appartement. Quelques minutes plus tard, les premiers cris retentissent dans l’immeuble avant de se propager à la ville tout entière dans une trainée de peur.

Arrivé sur le trottoir Shems lève sa tête en direction des cieux. Ses yeux vitreux transpercent le rideau d’obscurité et lui révèle l’étrange danse des astres. Accrochées sur la voute céleste les constellations changent de place au grès des mouvements de la planète. À l’Ouest, la lueur d’un météore attire particulièrement son attention. Dans quelques heures il reviendra à la verticale d’Al-basra et lorsque les flammes fendront de nouveau la noirceur de la nuit elles marqueront la fin de la chasse, mais pour l’heure il doit agir !

Depuis l’un des étroits passages de la cité millénaire, la clameur d’une cavalcade remonte dans sa direction. Le nez au vent nocturne il hume des effluves d’épouvante et grogne dans un réflexe de prédateur. À l’angle de la ruelle, une jeune fille à la peau aussi blanche que la sienne traque un petit groupe de militaires désorganisé parmi une foule hystérique. Les claquements secs des armes de poings emplissent les recoins de la nuit sans parvenir à stopper son assaut. Nue comme un ver, elle s’agrippe aux murs portant encore les stygmates d'une guerre fratricide et se sert de ses puissantes griffes pour se propulser le long des façades. Elle va si vite que sa silhouette laisse sur la rétine humaine une trace éthérée d’une blancheur éclatante : un véritable fantôme !

Le temps d’une respiration Shems la rejoint sur le fait d’une maison de trois étages. En contrebas, le groupe de soldats acculé continue de faire feu. Les créatures accrochées au rebord d’une corniche se jettent un regard entendu et hurlent en direction du ciel. L’effroyable cri se répercute comme un ordre par-dessus les toits avant d’être repris par des centaines d’échos. Une légion blafarde déferle alors sur la ville. Sans remords ni cruauté, elle traque hommes et femmes affublés de la marque, et fait couler le sang sans jamais donner la mort. Dans le chaos grandissant, seuls les enfants ont sauf conduit, et il n’est pas rare de croiser au cœur de l’obscurité de longues colonnes de gamins en procession. Les plus âgés prenants soins des plus jeunes ils quittent la ville vers le désert, plus sûr.

Huit heures plus tard, les victimes pansent leurs plaies et frissonnent à chaque hululement. Shems, à la tête de la cohorte de crocs et de griffes passe une main sur son torse recouvert de sang séché et regarde d’un œil anxieux la lumière du météore. Son arrivée mettra un terme à la traque, mais avant, il lui restera une dernière chose à accomplir. D’un geste rapide, il lève ses bras vers le ciel et feule de toutes ses forces. Son cri, repris par un millier de voix sonne la retraite, et dans un calme religieux, les créatures envahissent les rues en direction des eaux toutes proches du Tigre et de l’Euphrate. Sur leur passage, les rares habitants épargnés se prosternent dans un déluge de prières.

L’étoile filante déchire l’hymen de l’obscurité et projette une myriade d’ombres démesurées sur les bâtiments. Le crépitement digne du soleil absorbe les complaintes humaines et lorsqu’enfin il arrive au-dessus de l’estuaire Shems et ses semblables entrent dans les flots. Les créatures s’unissent aux fleuves pour mourir dans un souffle libérateur, les corps happés par un tourbillon refont surface loin de la berge pour former un cercle parfait. Le sang impur récolté partout dans la ville s’épanche des bouches restées ouvertes. La coloration de l’eau est immédiate, mais au lieu de suivre le courant vers la mer la tâche carminée remonte en amont en direction de leur berceau d'Anatolie. Le Tigre et l’Euphrate colportent vers leurs sources l’amertume et la corruption, preuve de la faillite universelle. Alors que le bolide s’éloigne, les fins rayons d’un soleil d’hiver pointent à l’ouest pour s’élever timidement au-dessus de l’horizon. Après soixante-douze heures de nuit discontinue, la lumière révèle au monde des hommes l’ampleur de ses blessures.

Londres Grande Bretagne, 4 décembre 2012

Bridget reprend son souffle et tente de calmer son rythme cardiaque en vain. Son cœur s’emballe et diffuse dans son corps un indicible effroi à chaque bruit du sous-sol. Elle s’entaille les paumes sur le verre brisée lorsqu’elle s’approche de la grande baie vitrée brisée. Dehors, l’obscurité perd de sa consistance et au-dessus des toits les premières lueurs d’un soleil invisible effacent l’incrédulité de trois jours de nuit.

Sa jambe porte les traces de son agression et la blessure bien que superficielle la fait souffrir le martyr...

[1] Tramway de Bergen

[2] Très saint en hébreux

[3] Abréviation anglaise utilisée pourdésigner ces pays : Portugal Italy Greece Spain

[4] Jet Propulsion Laboratory

[5] Éjection de Masse Coronale

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