Requiem pour une naissance

wen

La voix était neutre, froide, vide. Le son strident du bip l’interrompit en provoquant comme une délivrance pour l’interlocuteur. Cette voix faisait déjà peur avec trois simples mots.

Laissez votre message. Bip.

— Euh… oui, allo, “ on ” m’a dit de vous contacter. J’ai, Flavien marqua un temps d’arrêt puis reprit, … un problème à résoudre et on m’a donné ce numéro de téléphone. On m’a dit que vous pourriez quelque chose pour moi. Je rappellerai.

Bip bip bip bip…

Flavien raccrocha la combiné en regrettant à peu près chaque mot qu’il venait de prononcer. Plus précisément, il n’avait pas raccroché, il avait écrasé le combiné sur sa base et gardait le bout des doigts appuyés dessus pour éviter qu’il ne se relève tout seul. Comme si la voix de l’homme au bout du fil pouvait, de sa seule volonté, faire se relever le combiné, lui donner vie et laisser cette voix blanche tout glacer.

Ce Laissez votre message était d’une froideur, et d’un sang-froid absolu. Ah moins que ce ne soit les circonstances de son appel aussi qui faisait cela se dit-il. Puis, après une fraction de seconde de réflexion, il revint sur son jugement. Non son oreille, comme à chaque fois, ne le trompait pas. Il y avait certes les raisons, toutes les raisons de son appel, et tout ce que cela entraînait comme conséquence, les profondeurs de ses motivations les plus inavouables comme l’implacabilité de ses répercussions, mais il y avait surtout tout ce que ce simple message de répondeur laissait deviner sans dire un seul mot. Ou plutôt non ! En en disant que trop peu. Un véritable blizzard avait envahi tout l’espace de son appartement trop grand pour lui seul. Trop grand pour un étudiant en musique et musicologie censé vivre de son art et dans un dénuement pour forger la légende d’un artiste maudit et incompris. Pauvre petit garçon riche.

A vingt-cinq ans, encore étudiant en « Musique et Musicologie » à l’université de Paris-Sorbonne, il savait qu’il arrivait au bout, il allait devoir bosser. Il avait tiré sur la corde jusqu’à maintenant mais il savait que son père appuierait sur le bouton d’arrêt d’urgence des frais. Flavien avait déjà l’énorme avantage de ne pas avoir de questions à se poser sur son lieu de vie.

Enfin de vie ! Façon de parler. Flavien avait la chance de vivre dans un appartement de cent cinquante mètres carrés rue Saulnier dans le neuvième arrondissement. Métro Cadet. L’appartement de Papy. Le pauvre Papy dépérissait dans un mouroir dans la banlieue rennaise, seul endroit où sa fille unique avait trouvé une place à moins de cent cinquante kilomètres de leur résidence à Saint Herblain, ville limitrophe de Nantes. Il était parti de l’appartement dans lequel il était né, dans lequel il avait toujours vécu, et malgré sa plus profonde, inaltérable et indéfectible volonté, dans lequel on ne le laissera pas mourir.

L’appartement avait été intégralement vidé il y a de cela plusieurs années et était resté totalement vide depuis jusqu’à ce que Flavien décide de venir à Paris pour faire ses études de musique dans l’espoir idiot de devenir un grand concertiste de trompette.

Combien d’heures avait-il passé à déambuler avec son instrument aux lèvres dans les pièces de l’appartement à faire ses gammes et à s’imaginer en Chet Baker ou Miles Davis. Jouant et rejouant en sourdine l’intro d’Ascenseur pour l’échafaud…

Et il pouvait déambuler autant qu’il voulait puisque si l’appartement avait été vidé, il n’avait pas été remeublé avec l’installation de Flavien. Ainsi, celui-ci était totalement vide. Les pièces en enfilade étaient restées vides et Flavien s’en contentait parfaitement. Il avait un matelas sans drap sur lequel il dormait dans un duvet de camping, et un improbable guéridon trouvé un jour dans la rue.

Il était posé au beau milieu du salon, sur le vieux parquet, inégal et grinçant légèrement à chaque pas. Comme un trophée exposé dans une vitrine allumée en permanence, ce guéridon trônait, recevant la lumière du matin par l’une des fenêtres et la lumière de l’après-midi par l’autre. La nuit, Flavien allumait la lampe basse qui était posée dessus et c’était le seul éclairage à part celui des appliques de l’entrée ou du néon infâme de la salle de bain.

Le plus difficile finalement, c’était de ne pas se prendre les pieds dans la rallonge de la lampe qui traversait tout le salon pour aller se ficher dans le mur.

Sans meuble pour ranger ses vêtements, ces derniers étaient répartis en plusieurs tas dans un coin de la chambre. Il y avait bien un portant mais celui-ci n’avait pas vu ni cintre, ni vêtement propre depuis plusieurs mois. A côté de ce portant décharné, se dressait le tas des vêtements passés au lavomatic depuis moins de deux semaines. Puis il y avait celui de ceux qui devait passer au lavomatic. Et enfin, dans un autre coin de la pièce, s’étalait un dernier monticule des vêtements qui n’étaient pas passés dans l’un ou l’autre des deux autres tas depuis longtemps.

C’était un mode de vie qui convenait à Flavien. Il disposait d’une carte bleue et d’un compte en banque régulièrement alimenté par son charitable père. Il n’avait pas besoin de plus. Il n’avait pas besoin de compter ses sous. Il en avait – bien que ce n’étaient pas les siens –, un point c’est tout.

Peut-être que les choses auraient été différentes si son frère était venu habiter avec lui à Paris. Mais le talent en avait décidé autrement puisque son frère avait réussi.

— Lui au moins, il a fait quelque chose de son don, lui répétait son père régulièrement. Parfois, il n’avait même pas la délicatesse de s’arrêter là puisqu’il continuait en accablant Flavien sur sa dépendance financière. Au moins, continuait-il, ton frère est capable de faire des disques et de gagner sa vie.

— Je sais papa se disait Flavien intérieurement, je sais. Il a choisi le bon instrument surtout tu veux dire osait-il murmurer parfois. Tout dépendait du degré d’alcoolémie de son paternel.

Flavien se devait d’aller rendre visite à ses parents – deux fois par an au grand maximum – pour conserver un minimum d’emprise affective sur eux. Mais en échange, il devait systématiquement supporter les remarques de son père et à certaines fins de repas, il n’était pas bon de le contredire.

Cela ne l’empêchait pas pour autant dès que l’occasion se présentait, de faire ressortir son aigreur sur la perfection de son frère adoré et de son parcours exceptionnel de clarinettiste. Alors oui effectivement, il parcourait le monde pour interpréter autant Mozart que Gershwin, oui il avait gagné suffisamment d’argent pour s’acheter un appartement à Paris, un autre à Londres et un dernier à New York, et oui il avait déjà enregistré plusieurs albums d’interprétations classiques des plus grands classiques de cet instrument.

Mais il ne devait son succès qu’à son instrument. La clarinette bénéficiait d’un effet de mode selon Flavien. Etait-ce sa faute à lui si personne ne voulait entendre de trompette aujourd’hui ? Si les Louis Armstrong, Miles Davis, Dizzy Gillespie avait disparu et leur esprit avec eux ?

— Ah alors ça oui, continuait Flavien pour lui-même, ça des chats dans Pierre et le Loup, des coucous dans le Carnaval des animaux, des clarinettes langoureuses de Mozart réutilisées sur des images de savanes et Out of Africa, ça pas de problèmes, tout le monde en veut. Mais alors des vrais beaux morceaux de bravoure à la trompette, des sons d’une complexité technique incroyable, des enchainements magiques, des mélodies cuivrées qui résonnent à travers les âges et les époques, ça, plus personne n’est preneur aujourd’hui !

Alors son frère avait rencontré le succès tandis que lui végétait dans un appartement vide à Paris.

Bien sûr et heureusement, son insouciance financière lui permettait de se consacrer à la pratique de son instrument. Malheureusement, il avait beau jouer depuis des années et s’être essayé à tous les styles, il n’avait jamais réussi à réellement percer. Il avait raté deux fois l’examen pour rentrer au conservatoire de Paris et donc à l’orchestre du conservatoire. Il avait dû faire une croix définitive sur un parcours classique.

Il avait essayé de jouer pour des clubs courus dans la capitale mais le choix n’était pas si important et surtout, avait très rapidement compris qu’il n’arriverait pas à vivre de son art de cette manière.

Il avait bien quelques rivaux musicaux c’est sûr mais rien de bien sérieux. Il ne pouvait pas faire reposer la moindre cause de ses échecs sur une personne en particulier. Du haut de ses vingt-cinq ans, il ne lui restait plus qu’à accabler le monde entier et personne en particulier. Et avec toute l’arrogance et le mépris des enfants bien nés et gâtés, il ne pouvait pas supporter de se retrouver à devoir gagner sa vie comme professeur de trompette pour enfants turbulents – mais tout aussi gâtés que lui à leur âge.

Ainsi, sur les conseils d’un ami d’ami qui connaissait quelqu’un qui avait un contact qui pouvait arranger les choses, rencontré dernièrement lors d’une des soirées où il avait encore arrosé la compagnie plus que nécessaire, il avait décidé d’appeler le numéro de téléphone qu’on lui avait passé. C’était le numéro de téléphone de quelqu’un qui aurait une solution à ses problèmes, lui avait-on dit.

C’est ce numéro de téléphone qu’il venait de composer. Il ne savait pas trop quoi demander, quoi dire à cette personne qui aurait des solutions à ses problèmes mais les gorgées de vodka qu’il venait de s’enfiler coup sur coup directement au goulot d’une bouteille qui traînait là exprès pour lui donner un pitoyable courage l’avaient décidé à composer ce numéro.

En raccrochant, il eut conscience de la médiocrité du message qu’il avait laissé et comprit qu’il ne lui restait plus qu’une seule solution : aller se saouler dans les bars qui voudraient bien le servir.

Deux heures plus tard, il se retrouva au zinc d’un bar glauque de la rue de Dunkerque, à deux pas de la gare du nord où il avait ses habitudes.  Alignant les vodkas, Flavien était déjà largement ivre et entrait dans la phase de la soirée où il racontait sa vie en balbutiant. La première phase de ses alcoolisations se caractérisait par une attitude terne et renfermé. Durant les cinq ou six premiers verres, il se tenait penché sur le bar, généralement assis sur le tabouret haut et avalait méthodiquement les verres servis les uns après les autres sur injonction silencieuse adressé au serveur.

La deuxième phase montrait une évolution de sa posture avant son attitude générale. L’alcool aidant, il glissait généralement de son tabouret et était obligé de poser un pied par terre pour réduire le sentiment de glissement que l’alcool provoquait dans son corps et son esprit.

Assis sur une fesse, un pied par terre, il n’avait généralement plus qu’un seul coude posé sur le bar et buvait les vodkas un peu plus lentement. Il prenait généralement un air inspiré et commençait alors à raconter ses malheurs autant à un partenaire de boisson imaginaire qu’au serveur qui – comme tous les bons serveurs de la planète – savait parfaitement faire croire que les discours d’ivrogne étaient pour lui de la plus grande importance.

Avec le temps, Flavien avait inconsciemment réussi à apprendre comment retarder l’apparition de la troisième phase, celle d’un alcoolique consommé, la plus amusante autant que la plus dramatique. Ce moment où on ne sait plus ce qu’on dit, où les mots s’enchaînent sans lien, où les balbutiements tiennent lieu de discours de la méthode et de démonstration implacable. Le moment où il est temps de rentrer dans son appartement aussi vide que son avenir, aussi démuni que ses envies, aussi creux que ses ambitions.

Flavien allait doucement sombrer dans cet état, sous le regard pervers du serveur qui essuyait des verres machinalement, lorsqu’une main vint se poser tout doucement sur son épaule. Il tourna la tête vers l’homme à côté de lui mais l’inconnu ouvrit la bouche avant que Flavien n’ait le temps de dire quoi que ce soit.

— Ne vous en faites pas, dit-il au serveur en faisant un signe de la main signifiant qu’il devait cesser de lui verser à boire. Je m’occupe de mon ami, il a assez bu comme ça pour ce soir, je vais le raccompagner.

— Comme vous voulez mon pote, lui répondit le serveur. Vous faites bien ce que vous voulez, ce n’est pas mon problème. De toute façon, ajouta-t-il avec un accent de titi parisien qu’on ne trouvait plus guère que chez les garçons de café aigri et désagréable par tous les temps, même s’il ne fout pas le bordel et qu’il a assez consommé pour avoir le droit de rester au bar toute la nuit, va falloir qu’il dégage car on va fermer.

Sans répondre au barman, l’homme qui tenait toujours fermement l’épaule de Flavien se tourna vers lui, le regarda avec attention, planta ses yeux dans les siens et lui dit calmement :

— Vous m’avez laissé un message téléphonique tout à l’heure. Je pense que nous avons des choses à nous dire.

En une fraction de seconde, le taux d’alcoolémie dans le sang de Flavien tomba à un niveau dérisoire. Il sortit un billet de dix euros de sa poche pour payer son dernier verre inentamé et se laissa accompagner tranquillement vers la sortie par son nouveau meilleur ami.

Une fois dans la rue, l’homme le tenait toujours par l’épaule. On aurait dit deux vieux compères sortant d’un bar au milieu de la nuit. Mais l’homme le tenait fermement et Flavien aurait été bien en peine de se soustraire à son étreinte. Mieux valait partir du principe qu’elle était amicale.

L’homme l’entraîna avec lui pour faire quelques pas sans dire le moindre mot. Ils se retrouvèrent dans une petite rue perpendiculaire à la rue de Dunkerque, une petite rue déserte à cette heure de la nuit. Ils s’arrêtèrent et l’homme tendit une petite fiole en inox à Flavien.

— Maintenant, on arrête de déconner mon ami lui dit l’homme. Il planta ses yeux dans ceux de Flavien. Personne ne pouvait résister à ces yeux là.

— Bois ! Lui ordonna-t-il.

Impossible de résister.

Flavien prit l’espère de gourde de poche. L’homme avait déjà enlevé le bouchon. Une odeur indescriptible s’échappait de la fiole. Flavien ne la perçut pas comme désagréable mais peut-être avait-il définitivement trop bu et pas assez dessaoulé depuis que l’homme s’était présenté à lui.

Flavien porta la fiole à ses lèvres et bu. La première gorgée ne fut pas désagréable mais l’arrière-goût qui déboula dans sa gorge et sur son palais le surprit. Il manqua de cracher.

— Bois tout ! lui dit-il sur le même ton.

— Mais vous êtes malade, c’est dégueulasse votre truc, lui répondit Flavien. Et d’abord qu’est-ce que c’est, qui me dit que vous n’avez pas foutu je ne sais quel poison ou quel drogue là-dedans ?

L’homme le regarda encore plus fermement. Il lui prit la main qui tenait la fiole et inclina le goulot vers sa bouche. Irrésistiblement.

— Tu bois l’intégralité de ce breuvage et après on cause.

Flavien ne pouvait pas se défiler. Il but tout. A chaque gorgée il crut qu’il allait vomir. Mais non. Il ne vomit pas.

Une fois la fiole vidée, l’homme contrôla, remit le bouchon et la remit dans sa veste.

— C’est bien. Maintenant on va pouvoir causer.

Flavien déglutit plusieurs fois. Des haut-le-cœur lui secouèrent le diaphragme plusieurs fois. Sans conséquence.

— C’est quoi vot’ truc là, c’est dégueulasse ! demanda-t-il alors qu’il reprenait son souffle difficilement.

— C’est ce que certains vieux appellent la boisson du lendemain, lui dit-il en ricanant doucement. Ne t’inquiète pas va ! Ca ne va pas te tuer. Bien au contraire. Ca va bientôt faire deux-cents ans que c’est fabriqué en Italie et tu peux me faire confiance, celle-ci, c’est de la bonne ajouta-t-il fièrement.

— Tu parles Charles lui répondit Flavien tout en continuant de déglutir difficilement. J’ai bien cru que j’allais tout dégueuler sur le trottoir.

L’homme le regarda avec dégoût.

— Arrête d’être vulgaire comme ça s’il te plait. Nous allons passer une bonne partie de la nuit ensemble alors autant savoir quelles sont les règles à respecter.

Tout en parlant, l’homme avait refermé son blouson et avait recommencé à marcher. Instinctivement, Flavien le suivait tout en l’écoutant. Il s’aperçut quelques mètres plus loin et après plusieurs rots au goût très fortement amer qu’il ne ressentait plus aucun effet de l’alcool ingurgité dans les heures précédentes.

— Putain, il faut que je lui demande absolument ce qu’il m’a fait boire ce type, c’est magique se dit-il pour lui-même.

— Tu m’écoutes ou faut-il que je sois plus intelligible ?

L’homme venait de s’arrêter en pleine rue et le regardait de la même manière que tout à l’heure. Lorsqu’il faisait ses yeux là, il était impossible de détourner le regard.

— Non, non, vas-y, vas-y, je t’écoute répondit Flavien presque honteux.

La réponse de Flavien énerva l’homme visiblement. Il se tourna vers lui, se mit face et l’attrapa par le col. Il attira son visage près du sien et le regarda droit dans les yeux.

— Ecoute-moi bien petit con. L’homme était autant menaçant qu’inquiétant. Quelque chose de troublant se dégageait de lui. Il continua. Calmement et lentement pour que Flavien intègre parfaitement chaque mot. Tu n’as pas la moindre idée de qui je suis, lui dit-il. Tu ne sais pas pourquoi nous sommes dans la rue toi et moi. Tu n’as pas la moindre idée de ce que je te veux et tu n’as pas la moindre idée de ce que tu risques avec le simple fait que tu connaisses mon visage.

Flavien ne comprenait rien du tout. La seule chose qu’il savait c’est que le type en face de lui qui l’avait attrapé par le col de sa veste lui faisait sacrément mal et qu’il ne manquait pas grand-chose pour qu’il étouffe complètement.

L’homme continua.

— La seule chose qui te sauve à présent, c’est justement ça. L’homme fixa des yeux interrogateurs dans ceux de Flavien.

Flavien comprenait qu’il lui demandait quelque chose mais il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il devait répondre, de s’il devait même répondre et surtout de ce qu’il pouvait répondre.

L’homme le délivra, physiquement et intellectuellement. Il lâcha le col de sa veste ce qui eut pour effet immédiat de faire reposer Flavien correctement sur ses deux pieds. Il n’avait même pas remarqué qu’il l’avait décollé du sol.

— C’est bien ce que je disais. C’est ton ignorance qui te sauve pour le moment ajouta-t-il en reprenant sa marche dans la rue déserte.

Flavien, même si l’homme avait déjà tourné la tête, sentit parfaitement le petit ricanement de perversité de cet inconnu qui avait vraisemblablement tout pouvoir sur lui.

— C’est ton ignorance qui t’épargne mais fais-moi confiance. La voix de l’homme avait baissé d’un ton à présent. Fais-moi confiance mon ami, ça ne va pas durer. Ça je peux te le garantir.

La fin de la phrase s’était perdue dans le silence des rues parisiennes. Flavien se dit qu’il avait surement dû mal entendre. Il n’avait clairement pas voulu comprendre les derniers mots de cet inconnu de plus en plus inquiétant.

Ils parcoururent quelques centaines de mètres silencieusement. Cette marche dura une éternité aux yeux de Flavien mais à aucun moment il n’osa interrompre le silence de la nuit seulement perturbé par quelques grondements de voitures ou de deux-roues au loin. Parfois, des cris s’échappaient des appartements aux fenêtres entrebâillées. Des disputes certainement.

Ils remontèrent enfin la rue du Delta. Une petite rue coincée entre la rue de Rochechouart et celle du Faubourg Poissonnière. Au loin, le bruit autour de la station de métro Barbès s’entendait plus distinctement.

Elle était déserte. Etrangement déserte dans ce quartier. L’homme poussa une porte et pénétra dans une cour intérieure où l’obscurité empêchait de distinguer quoi que ce soit. Il tira de sa poche une petite lampe torche et la braqua vers un tas d’immondices derrière les poubelles. L’homme donna un coup de pied violent dans un tas de linge mou. Un grognement lui répondit.

L’homme attrapa un bout de tissu d’une saleté indescriptible et l’écarta violemment. Flavien découvrit le clochard qui se tenait en dessous. Hirsute et affreusement sale, il arrivait à peine à ouvrir les yeux ou à coordonner ses mouvements, abrutis par le crack, les médicaments et/ou l’alcool.

L’homme se tourna vers Flavien.

— Tu le connais ?

— Comment voudrais-tu que je le connaisse, je n’en ai rien à faire de lui. C’est un clodo comme il y en a des centaines lui répondit Flavien ne comprenant pas là où il voulait en venir.

— Très bien. Alors enlève ta veste et remonte tes manches lui demanda l’homme.

Flavien s’exécuta, ne comprenant toujours pas où il voulait en venir.

L’homme prit ses vêtements, les posa à côté sur une poubelle puis revint vers lui. Le clochard n’avait toujours pas bougé. Il semblait même être retombé dans une espèce de mélange entre l’endormissement et le coma.

— Approche-toi demanda l’homme à Flavien plus bas.

Il s’avança.

— Tue-le ! chuchota-t-il.

— Quoi ? demanda Flavien tout fort avant même de se poser la question de savoir s’il avait bien compris.

— Tu as très bien entendu lui répondit l’homme toujours en chuchotant. Tu as parfaitement entendu ce que je t’ai ordonné de faire. Il répéta son ordre. Tue-le. Puis continua. Qu’est-ce que tu en as à foutre ? Tu m’as dit toi-même que tu ne le connaissais pas et que tu t’en fichais. C’est un pauvre clodo qui passe sa vie complètement défoncé. Tu rendrais même service à la société de la débarrasser d’un tel énergumène, d’un tel parasite qui véhicule des maladies et qui a définitivement perdu tout espoir de revenir à une vie normale un jour. Il va crever un jour ou l’autre. D’un coup de couteau de son dealer qu’il n’aura pas réussi à payer, d’une pneumonie qu’il traine depuis dix ans ou d’une bagarre d’ivrogne pour une plaquette de médocs, qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Mais je ne veux pas le tuer moi ! dit tout fort Flavien. Il est hors de question que je fasse une chose pareille.

— Ah bon lui répondit l’homme en souriant ironiquement. C’est hors de question ? Et si c’est moi qui te le demande ? Et si je te dis que si tu ne le tues pas, c’est moi qui te tue à sa place ?

Un silence inquiétant s’établit dans la petite cour intérieure.

L’homme reprit plus calmement.

— Quelqu’un doit mourir ce soir. Il planta ses yeux dans ceux de Flavien. Si ce n’est pas lui, c’est toi. A toi de voir..., l’homme marqua un temps d’arrêt puis termina sa phrase, … mon ami.

Flavien devint blême.

— Mais qu’est-ce que c’est que ce délire se dit-il.

Il se retourna et regarda la porte vers la sortie. L’homme lui barrait la route. Voyant son regard, il fit cesser tout désir de rébellion de la part de Flavien en posant simplement sa main sur son bras. Avec ce simple geste, l’homme reprenait l’ascendant sur tout le corps de Flavien.

Ce dernier regarda la masse informe qui gisait devant eux à moitié enfouie sous des couvertures immondes.

— C’est sûr se dit-il. Si je le tue, personne ne le saura jamais et ça rendra service à la société. Ce serait si simple. Il est complètement défoncé, incapable de se défendre. Il suffit de mettre mes mains autour de sa gorge et de serrer fort. Ca n’a pas l’air si compliqué la plupart du temps… dans les films pensa-t-il.

Il s’avança vers le clochard et se pencha pour le voir un peu mieux à la lueur de la petite lampe de poche de l’homme, toujours allumée.

Sa voix coupa les rêveries de Flavien. Il parla normalement, sans chuchoter.

— Alors ? Pas si simple hein lui demanda-t-il sans attendre la réponse. On croit qu’on en a déjà tellement vu à la télé mais quand on se retrouve devant, on n’est pas loin de chier dans son froc, n’est-ce pas ?

— Tu ne crois pas si bien dire se dit Flavien pour lui-même…

— Allez arrête dit alors l’homme d’un ton plus rassurant. Arrête va, je vais t’éviter ça. Inutile d’en faire plus, je sais parfaitement que tu n’arriveras jamais à le tuer, c’est bon va.

L’homme avait adopté un ton affectueux, presque paternaliste. Flavien ressentit un sentiment très ambivalent où se mêlaient à la fois un soulagement extrême et le début du commencement d’une frustration malsaine impossible à admettre.

— Mais alors pourquoi ? arriva-t-il juste à dire. Pourquoi tout ça répéta-t-il en regardant ses mains.

Ses mains tremblaient. Il avait imaginé tuer un homme. Pourquoi, ne cessait-il de se demander.

L’homme l’attrapa par le bras, lui jeta ses affaires qui traînaient toujours sur la poubelle dans la figure et lui dit de le suivre.

En un instant, ils se retrouvèrent dans la rue et marchaient côte à côte, laissant derrière eux un pauvre clochard défoncé qui n’avait absolument rien compris à ce qui venait de se passer.

— OK fit l’homme calmement alors qu’il se dirigeait vers le sud pour rejoindre les Grands Boulevards. Maintenant, je vais te donner quelques explications.

Flavien ne put répondre. Il essayait de donner le change mais au fond de lui-même, il savait qu’il était incapable de quoi que ce soit. L’expérience qu’il venait de vivre l’avait profondément transformé. Tout en marchant, il ne pouvait s’empêcher de regarder ses mains qui ne voulaient pas s’arrêter de trembler.

L’homme reprit.

— Je vais te la faire courte si ça te va. Plus détendu que tout à l’heure, il avait un accent gouailleur très titi parisien. Lorsque tu as appelé tout à l’heure, tu n’as pas masqué ton numéro de téléphone. Il ne m’a pas fallu trente minutes pour savoir plus de choses sur toi que ce que tu ne peux imaginer, y compris les endroits où tu as tes habitudes. C’est fou ce qu’on peut faire avec les informations contenues dans les cartes bancaires, ou l’historique des bornes d’activation des téléphones portables.

Il donna une tape amicale sur l’épaule de Flavien, l’aidant à avancer un peu plus vite. Flavien se décomposait pendant que l’homme continuait son explication.

— Je ne m’appelle pas, je n’ai pas de prénom et tu ne m’auras jamais rencontré ni ce soir, ni jamais. Mon métier, comme tu peux l’imaginer, est de résoudre les problèmes de ceux qui n’arrivent pas à les résoudre tout seul. Le petit moment de solitude que tu as éprouvé tout à l’heure c’était pour te montrer à quel point il est difficile de tuer quelqu’un. Je me suis renseigné sur toi, tu sembles ne pas avoir de problèmes d’argent. Ca tombe bien, j’offre des solutions généralement onéreuses. Mais ce n’est pas l’argent le plus important. Le plus important, et c’est ce que je voulais que tu comprennes, c’est la décision que tu dois prendre. Moi je ne prends que des décisions techniques. Je vais choisir de faire ceci ou cela, comme ceci ou comme cela mais ces choix ne sont rien par rapport à la seule chose qui vaille : la motivation, le but à atteindre.

Pars du principe que je suis une arme. Normalement, avec le petit moment de doute de tout à l’heure, tu as dû comprendre que ce n’est pas l’arme qui tue mais celui qui la tient et qui  presse la détente.

L’homme se tut quelque secondes. Ils continuaient d’avancer. Leurs pas résonnaient sur le bitume maintenant désert. On aurait dit que le monde entier les avait laissé tous les deux. Flavien réfléchissait à toute allure.

Mais pourquoi donc l’avait-il appelé. Que pouvait-il espérer de lui se demanda-t-il. Bien sûr qu’il avait des problèmes, bien sûr qu’il avait envisagé toutes les possibilités. Mais là, il avait atterri dans un autre univers.

Rien qu’hier il aurait pu dire sans la moindre hésitation qu’il voulait que son principal rival pour l’Orchestre du Conservatoire de Paris meure pour lui laisser la place. Il aurait pu dire qu’il souhaitait que son frère se brise les doigts des deux mains de telle manière qu’il arrête d’accaparer l’attention familiale ainsi, qu’il ne soit plus le petit génie qui transforme en or tout ce qu’il touche. Il aurait pu dire, il l’avait dit même,  qu’il souhaitait la mort de son père pour pouvoir toucher l’héritage et ne plus avoir à supporter ses sarcasmes, ses reproches et son manque d’amour.

Mais à ce moment précis, tout était devenu différent. Il s’était retrouvé en position de tuer un homme et contrairement à ce que pensait celui qui l’accompagnait dans la rue, celui par qui tout était arrivé, il avait bien failli passer à l’acte.

Il avait eu envie de passer à l’acte.

Il s’arrêta au beau milieu de la rue. L’homme mit deux pas à s’arrêter également. Il le regarda et lui demanda silencieusement ce qui se passait. Le visage de Flavien changea d’aspect.

— Qu’est-ce qui t’arrive mon ami, lui demanda l’homme. T’as un problème ? Tu ne sais plus pourquoi tu m’as appelé ? Finalement, tu n’as plus de boulot pour moi ? Sache que je ne me déplace jamais pour rien et que j’aime pas les petits rigolos…

— Non, non le coupa Flavien. Non je n’ai aucun problème ne t’en fais pas. Il souriait presque. Je sais parfaitement pourquoi je t’ai appelé. Il marqua un temps d’arrêt puis posa une question à l’homme qui attendait toujours un début d’explication. Connais-tu le générique du film Ascenseur pour l’échafaud du grand Miles Davis, lui demanda-t-il.

— Bien sûr que je connais. Sacré morceau. Et Jeanne Moreau, sacré belle femme.

— Vois-tu mes doigts lui demanda-t-il tout en levant les mains. Les doigts de sa main gauche bougeaient au rythme de la musique qu’il sifflotait en même temps. C’est ça, c’est l’introduction d’Ascenseur pour l’Echafaud. Je sais que je ne serai jamais un grand trompettiste. Il me manque quelque chose, un truc.

L’homme le laissait parler, impatient de savoir où il voulait en venir.

Flavien reprit.

— Tout à l’heure… Il marqua un temps d’arrêt. Tout à l’heure, dans l’arrière-cour, si tu avais insisté, j’aurais été capable de tuer ce clodo. Gratuitement, comme ça. Parce qu’il le fallait. Parce que c’était lui ou moi.

— Tu crois que tu en aurais été capable lui demanda l’homme interrogateur. Tu penses que tu aurais eu le cran de le tuer, comme ça, à mains nues ?

Flavien le regarda droit dans les yeux.

— Tu veux vraiment le savoir ?

L’homme ne savait pas sur quel pied danser. Il était visiblement troublé. Il réalisait qu’il avait affaire à quelqu’un de différent de ses clients habituels. Il voulait lui demander où il voulait en venir mais se tut et attendit. Flavien reprit la parole.

— Il doit bien y avoir un code non pour …, il hésita puis reprit, …pour vous, ceux qui exercent le même métier que toi, n’est-ce pas ?

— Oui il y en a un en effet. Il y a quelques règles. Rien de bien compliqué mais un certain nombre de principes. Des valeurs même parfois pour certains comme moi. Mais il y a une règle intangible que je me suis fixé il y a maintenant des années et qui m’a aidé à rester ce que je voulais être.

— Laquelle est-ce, demanda Flavien réellement curieux.

L’homme marqua un temps d’arrêt avant de répondre. Comme si le fait de répondre allait les faire basculer dans autre chose, comme si cela correspondait à lui révéler un secret après quoi rien ne serait plus jamais comme avant.

— Ne jamais tuer gratuitement. Il fit une pause pour donner toute l’importance nécessaire à ce principe. Il doit toujours y avoir une bonne raison, continua-t-il. Que cette raison soit financière ou intellectuelle, il ne faut JAMAIS tuer quelqu’un gratuitement sinon tu deviens un animal.

Flavien réfléchit. Il sonda les tréfonds de son âme et atteignit les recoins les plus noirs et les plus reculés.

L’homme le laissa faire. Il avait compris.

Flavien ouvrit les yeux lentement, redressa la tête et regarda l’homme fixement.

— Si je te montre de quoi je suis capable, tu m’apprends ?

La question avait été prononcée lentement par Flavien. Gravement.

L’homme répondit.

— Tu crois vraiment que tu es capable de tuer, lui demanda-t-il provocateur.

Flavien réfléchit.

— En t’appelant, j’avais déjà pris la décision d’éliminer quelqu’un. Tu n’es qu’une arme n’est-ce pas ? N’est-ce pas celui qui appuie sur la gâchette qui tue et pas l’arme elle-même comme tu le disais tout à l’heure ?

Flavien avait bien compris la leçon. Ils reprirent leur marche et continuèrent à discuter calmement. L’homme sonda un peu plus la volonté et la détermination de Flavien. Il se dit qu’il avait encore beaucoup à apprendre mais qu’il semblait déterminer.

Il reconnut pour lui-même que cette idée de prendre un “ apprenti ” n’était pas mauvaise. Il commençait à se faire vieux. Et il était flatté d’avoir trouvé sans même le chercher quelqu’un à qui transmettre ce qu’il considérait comme un art parfois. L’art de tuer.

Ils arrivèrent au seuil d’une lourde porte dans une rue déserte. L’homme prit la parole.

— Voilà, on y est, c’est ta dernière chance.

— Dernière chance de quoi demanda Flavien.

— Dernière chance de tout arrêter. Si tu pars tout de suite, on ne s’est jamais rencontrés toi et moi. Si tu passes cette porte avec moi, tu ne seras plus jamais le même. Tu devras oublier qui tu étais, oublier tes amis, ta famille, ceux qui te sont les plus chers. Tu deviendras un autre. Es-tu prêt à tant de sacrifice lui demanda l’homme avec solennité encore une fois.

— Ne t’en fais pas pour ça répondit Flavien déterminé. Il pouvait tout quitter, personne ne le regretterait. Il le savait.

— Alors allons-y.

L’homme poussa la porte et entra, Flavien à sa suite. Ils pénétrèrent dans un premier hall, un second, puis appelèrent et attendirent l’ascenseur.

Celui-ci arriva. Ils entrèrent sans un mot et attendirent que les portes se referment.

Flavien sifflotait la mélodie de Miles Davis au moment où l’ascenseur démarrait. L’homme parla sans pour autant que Flavien s’interrompe.

— Il va falloir te trouver une autre identité. Tu as une idée de prénom lui demanda-t-il ?

Flavien arrêta de siffler et réfléchit une fraction de seconde.

— Oui, je vais prendre celui de mon frère. L’ascenseur s’arrêta à l’étage souhaité. Flavien prononça le prénom de son frère juste avant que les portes s’ouvrent. Eric.

33389 caractères.

  • Pour ceux qui ne feraient pas la relation, ce texte a été écrit comme le "prequel" de Mosquito.
    Ecrit un peu dans l'urgence pour le concours, je pense que je reviendrai dessus rapidement.
    Bonne lecture à tous en tout cas.

    · Il y a environ 11 ans ·
    Francois merlin   bob sinclar

    wen

Signaler ce texte