Trombone

V. Quéprina

« Qu’est-ce que tu connais de la guerre, la vraie ? »

J’essaie tant bien que mal de soutenir son regard, et de ne pas toussoter lorsqu’elle crache sur moi un gigantesque nuage de fumée.

« T’es qu’un gosse »

Derrière moi, un type se racle la gorge, rompant le silence pesant qui s’est installé. Elle écrase sa cigarette directement sur le bureau  rajoutant un petit orifice noir sur le meuble déjà parsemé de taches.

J’essaie de cacher la nervosité dans ma voix.

« J’ai fait mon service militaire, j’ai déjà tenu un fusil… Madame » 

Elle soupire, puis s’adosse brutalement sur le vieux fauteuil de cuir, qui craque bruyamment sous son poids.

« Sérieusement gamin, qu’est-ce que tu veux qu’on fasse de toi ? C’est bien mignon de vouloir rejoindre nos rangs, mais on va pas s’encombrer d’un freluquet qui va se faire trucider au premier assaut. »

Elle me dévisage, avec un regard partagé entre la peine et le mépris. Je n’ai jamais été costaud. Je tombe facilement malade, je suis trop maigre, laid, petit.

« Pourquoi t’es venu ? »

Je lève les yeux vers elle, muet. Je pense à ma mère qui m’a toujours traité d’inutile, de bon à rien. Je suis trop maladroit pour devenir artisan, trop idiot pour être intellectuel. Tout l’inverse de mon frère, un brillant ingénieur, charismatique, qui était aussi bon athlète que combattant, mais dont je n’arrive pas vraiment à maudire la disparition. Je n’ai jamais senti que j’appartenais à ma propre famille, ou qu’un quelconque lien affectif nous unissait. Si aujourd’hui, je suis là, face à l’impressionnante « Madame C » c’est principalement pour me trouver une occupation.

Je prends mon air le plus assuré.

« J’ai toujours eu envie d’aider mon pays. Faire ce qui est juste. Combattre pour la liberté »

Elle plisse les yeux quelques secondes, et je comprends immédiatement que je n’ai aucune crédibilité. Je commence à me tortiller sur ma chaise.

« Bon. Je sais pas ce qu’on va faire de toi, et j’ai d’autres problèmes plus importants à régler. Va faire un tour, je viendrai te chercher si j’ai besoin d’un … enfin un type comme toi. »

Je récupère ma casquette sur mes genoux et me lève, les yeux baissés, en direction de la sortie. Une voix m’interpelle.

« Tu sais faire quoi ? »

Un homme plutôt âgé, près de la porte, avec une large cicatrice en travers du nez s’avance vers moi.

« Pas grand-chose, mais je veux bien apprendre… »

« Tout le monde  a un talent. Réfléchis. »

Madame C. avance son buste vers le bureau et me fixe avec intérêt, sans intervenir dans mon échange avec le vieil homme.

Je balbutie

« Et bien, j’ai fait partie d’une fanfare il y a quelques années, je fais un peu de musique. Des cuivres. Mais ce n’est pas très utile dans un groupe armé, un joueur de trombone. »

L’homme sourit et se tourne vers Madame C, plongée dans ses pensées.

Après un interminable silence, elle ouvre enfin la bouche.

« Je crois que j’ai des projets pour toi, gamin »

                Adossé à un vieil arbre rugueux, je me repasse en boucle le discours de la veille.

« A quelques kilomètres, les soldats ennemis se sont emparés d’un petit musée pour en faire un de leurs quartiers. Ils risquent d’être là pour un bon moment.  Ils font venir leurs femmes, les enfants, des précepteurs, du personnel de maison. Ils sont là pour nous observer, épier le moindre mouvement de notre organisation et anticiper toutes nos attaques. Il est primordial que nous sachions quelles informations ils ont en leur possession ainsi que leur nombre, leur équipement, et les ordres qu’ils reçoivent de la capitale. Ces types s’ennuient lorsqu’ils ne peuvent appuyer sur une gâchette pour descendre des civils, résistants ou non ; un des dirigeants, le général Klaint, souhaite mettre en place un orchestre pour distraire ses hommes pendant les longues soirées de couvre-feu. Tu te feras embaucher. Tu gagneras leur confiance. Et tu nous diras tout. »

Je frotte mon bras contre l’écorce en marmonnant.  Une mission longue et pénible, pour laquelle je ne serai probablement jamais considéré comme un héros.  Dans ma main, le papier tout froissé que je tiens commence à se couvrir de sève. Je le déplie une nouvelle fois : « Gauthier Morin. 6h30. Parc du grand Chêne. Discrétion » Je ne peux réprimer un bâillement : je suis rarement aussi matinal. Une voix me tire de mes pensées 

« Bonjour »

Face à moi, un jeune homme souriant, grand, avec d’immenses yeux marron. Il est vêtu d’un élégant costume noir.

« Je suis Gauthier. Nous avons rendez-vous. »

Je lui serre la main avec nonchalance. Il allume une cigarette, s’étire, et s’adresse à moi avec un naturel et une aisance déconcertants.

« Alors tu veux rentrer au QG ? Je vais parler de toi à Klaint, tu vas voir, les locaux sont un peu poussiéreux mais on y est bien. On apprend des tas de choses… intéressantes. Le sous-sol sera parfait pour des répétitions, personne ne vous dérangera. Pointe-toi dans deux heures pour l’embauche, avec ton instrument. Je serai ton contact privilégié là-bas. Ton unique contact avec l’organisation. J’espère que c’est clair »

« Merci de me faire confiance », je lance, par politesse.

« N’exagère pas. Nous n’attendons rien de toi, mais sait-on jamais, tu peux toujours nous surprendre. Quoiqu’il en soit tu as plutôt intérêt à te tenir à carreaux. Si ça tourne mal, on fait sauter le bâtiment. Littéralement. Bon, je suis pressé, à plus tard. »

Je le regarde s’éloigner en hochant la tête.

Le « QG », comme ils l’appellent, est un vieux bâtiment habillé par quelques décorations. L’intérieur est plutôt agréable, et un grand nombre de soldats et de civils s’affairent dans les couloirs. Des cartons arrivent de tous côtés, et je dois m’y reprendre à deux fois pour que l’on daigne me renseigner le bureau du général Klaint. Celui-ci est debout, un homme à ses côté lui faisant signer une montagne de papiers officiels. Il lève à peine les yeux vers moi lorsque je me présente.

« Je n’ai pas le temps de m’occuper de toi petit, si Gauthier te recommande, alors prends tes affaires et va t’installer. En bas des escaliers, tout en bas, ton collègue t’expliquera comment ça fonctionne ici. Vous nous ferez un petit concert vendredi soir tous les deux. De la musique classique uniquement. Pas de blague.  Bon sang, j’ai déjà signé celle-là, faites un peu attention Soldat ! »

Je mets quelques minutes à trouver le grand escalier central. Tout en bas, une petite porte, armée d’une énorme serrure, mène vers un autre chemin, plus petit, moins bien éclairé. Je descends toutes les marches, de plus en plus étroites et usées. L’air se fait moite, la lumière se raréfie. Une autre porte, enfin, apparait devant moi.

Je grimace. De la terre battue, quelques bougies et, au centre de la pièce, deux lits de camp entourés de vieux meubles. Au fond, des sanitaires succincts près desquels j’aperçois une silhouette. Un gros bonhomme jovial, vient me saluer.

« Salut gamin ! Je suis Joe. Bienvenue dans nos quartiers ! De luxe ! »

Il s’esclaffe.

« T’inquiètes pas, t’auras souvent la paix. Je ne suis là que pour dormir et répéter » Il jette un coup d’œil vers trois cuivres posés sur une table.  « La plupart du temps, je suis dehors. Au café. »

Il rigole de nouveau, puis essuie son nez avec sa manche. Je ne peux m’empêcher de trouver cet homme répugnant et pathétique. Son chandail est parsemé de tâches de graisse et d’alcool, ses bretelles sont usées et de gros boutons rouges recouvrent le haut de ses bras. Je balaye la pièce du regard.

« Le bruit que tu entends, c’est le ruisseau. Enfin les égouts. Derrière la porte rouge. Mais ne t’en fais pas, il y a peu d’odeurs, et encore moins de rats. C’est pas lumineux mais c’est confortable et quand tu dors, tu peux te croire au bord d’un fleuve. Bon allez, il est bientôt dix heures, je vais être en retard pour la première tournée ».

Il grimpe péniblement les escaliers jusqu’à disparaitre de ma vue. Je sors mon trombone de son étui et je commence à jouer. Le son résonne dans tout le sous-sol, m’enveloppe, et je ne vois pas les heures passer.

                Vendredi arrive vite. Joe est très souvent alcoolisé mais s’adapte rapidement aux morceaux que nous apprenons ensemble. Le concert se passe plutôt bien, sans pour autant provoquer d’effervescence auprès du petit public de soldats qui se tient devant nous. Klaint, malgré son air renfrogné et préoccupé, nous fait un petit geste d’approbation.

Le soir, de retour dans notre cave, mon collègue s’affaire à travailler une pièce de Reiche, et les quelques notes qui la composent retentissent en boucle dans toute la pièce. Je ne vois pas l’homme arriver derrière moi.

« Hey. Toi. »

Je me retourne. Un chef de section, la quarantaine, plutôt bel homme s’avance vers moi.

« J’avais un trombone avant. Prête-moi le tien, je veux essayer ». Il tend la main.

« Non »

Il insiste.

« Je te le rends en bon état. Ne me mets pas en colère, allez. » Il attrape l’instrument et l’attire vers lui.

« Non », je tire dans l’autre sens, furieux. Il est hors de question qu’un de nos ennemis ne touche au seul bien qui m’appartienne.

Il perd patience, et dégage ma main d’un coup sec. Il est bien plus fort que moi, et me lance un petit sourire narquois tandis qu’il place ses doigts sur l’instrument. Je sens quelque chose exploser en moi. Une rage, incontrôlable. Je fonce à toute allure vers ses jambes, et le plaque brutalement au sol. Avant qu’il ne puisse se remettre de sa surprise j’attrape un petit tabouret de bois et le frappe violemment à la tête. Une fois. Puis une autre. Les coups pleuvent jusqu’à ce que mon corps s’apaise, et même bien après. Ce n’est que lorsque le meuble finit par céder que je contemple ce qu’il reste du soldat. Défiguré, massacré. Mort. Le concerto de Reiche s’interrompt, puis reprend.  La sensation que j’éprouve sur le moment est incroyable : un sentiment de plénitude impossible à décrire, quelque chose de bien plus intense que n’importe quel orgasme.  Paisiblement, je retire mes vêtements tâchés de sang et tire le corps du soldat jusqu’à la porte rouge, tout en sifflotant l’air que j’entends au fond de la pièce. En quelques minutes, voilà mon opposant disparu dans le petit cours d’eau croupie, porté par les égouts. Lorsque la mélodie de Joe s’arrête et que celui-ci revient vers moi, je finis tout juste de nettoyer mon instrument.

Je lui souris.

« C’était bien. »

Il remet ses bretelles sur ses épaules, et se prépare à sortir pour sa traditionnelle tournée nocturne.

Il se tourne vers moi, me fait un signe de la main en s’éloignant.

« Joe ? »

« J’ai très envie de te donner d’autres morceaux à travailler »

                Je n’ai pas beaucoup dormi ces derniers-jours. Je repense sans cesse au soldat que j’ai tué dans le sous-sol. Une partie de moi meurt d’envie d’aller narrer mes exploits à ceux qui ont toujours douté : ma famille, Madame C, Gauthier. Leur raconter que j’ai éliminé mon premier ennemi, et que je l’ai fait disparaître avec une incroyable facilité. Certes, il est plutôt compliqué de réunir des informations militaires en passant la plus grande partie de ma journée enfermé dans une cave. Je ne suis pas assez sociable pour créer des liens, et je ne croise même pas Gauthier. Cependant, un soir, allongé sur ma couchette de fortune, j’ai réalisé quelle était  ma véritable mission ; ce pour quoi j’ai été envoyé dans ce bâtiment grouillant d’envahisseurs qui compromettent la liberté de mon pays. Je dois les éliminer de l’intérieur.

Le lendemain, je m’empresse de rassembler le nécessaire. Je me rends dans l’entrepôt, prétextant avoir besoin de quelques outils pour bricoler, et d’autres pour améliorer les performances de mon instrument. En cuisine, j’emprunte des couverts, quelques vivres et des couteaux à découper, racontant au personnel que je travaille tellement que j’ai à peine l’occasion de sortir déjeuner. Enfin, la buanderie me fournit des vieux chiffons et de longs draps, sans poser la moindre question. Mon atelier est enfin prêt.

J’arrange légèrement la séparation de mon petit appartement, créant ainsi deux espaces bien distincts entre Joe et moi. Lorsque nous répétons chacun de notre côté, nous ne pouvons pas nous voir, et il est difficile de nous entendre. Je décide de confier chaque semaine des pages de partitions à Joe. Pour vendredi, ça sera un extrait de la troisième symphonie de Mahler. Un son grave et puissant, à l’image de Fritz, l’homme chargé de faire régner l’ordre et la discipline dans le village. Il incarne l’ennemi dans tout son stéréotype le plus infâme : grand, musclé, au visage fermé et à l’amabilité inconnue. Je le croise parfois dans le bâtiment, lorsqu’il vient vanter à Klaint ses exécutions de la journée. On dirait qu’il y prend un certain plaisir. Je le déteste. Je le jalouse.

Je décide de l’attendre à quelques mètres du bureau de son supérieur. Lorsqu’il passe devant moi, je lui saisis le bras et l’implore.

« Monsieur Fritz, vous êtes fort et courageux, j’ai besoin de votre aide. »

Il se dégage, et me regarde avec condescendance.

« T’es le musicien. Le trompettiste. Tu veux quoi ? Je suis très occupé »

« Et bien je suis tombé dans le sous-sol sur un animal  effrayant. Je pense que c’est un rat, mais il est de la taille d’un petit chien.  Je n’ai pas d’arme et je suis très peureux, je ne parviendrai jamais à m’en débarrasser. »

Je parle fort, je gémis avec insistance, si bien que deux ou trois femmes passant dans le couloir au même moment se retournent sur nous et poussent des petites exclamations de pitié. Fritz s’en aperçois, rougit et soupire.

« Dépêchons alors, j’ai cinq minutes. En échange tu lustreras mes pistolets préférés jusqu’à ce que j’en sois satisfait. Mesdames, si vos hommes sont aussi courageux que cette brindille, n’hésitez pas à me solliciter. »

Il me suit jusqu’en bas des escaliers, en vociférant sans cesse sur le taudis dans lequel je vis. Joe, dans son coin, travaille avec ferveur le morceau que je lui ai proposé. Je guide Fritz jusqu’à un coin de mur sombre et décrépis, l’observant se pencher en avant pour y chercher l’habitat du rongeur. Aussitôt, je saisis un marteau et un tournevis que j’enfonce vigoureusement à l’arrière de son crâne. L’homme s’effondre aussitôt avec un petit cri. Je tourne l’outil jusqu’à en faire disparaître les trois quarts à l’intérieur du soldat. J’utilise le marteau à plusieurs reprises pour entendre ses os craquer avec un bruit sourd. Le son de chaque mutilation infligée se marie merveilleusement bien avec le morceau choisi. Je frappe en rythme, je ferme les yeux. Mezzo forte. La fin approche ; à regret, je dispose les restes du corps sur un drap et m’en débarrasse rapidement, comme le premier. Je crois que ce soir, je vais chaleureusement enlacer Joe.

Les semaines se suivent sans pour autant se ressembler ; trois autres hommes sont venus me rejoindre : Lorenzo, l’assistant de Klaint. Enchainé, mutilé uniquement au pied-de-biche, sur l’air enjoué du concerto de Rimsky-Korsakov. Rick, le bedonnant conducteur de char, dont j’ai fait près de dix-huit découpages, tout en suivant le rythme d’un mouvement d’Albrechtsberger.  Martin, le jeune officier promu pour avoir torturé et assassiné presque deux douzaines de résistants, qui a trouvé une mort lente et douloureuse sous un simple Ave Maria. Nos concerts sont de plus en plus applaudis, et Joe émerveille l’assemblée de son incroyable doigté. Je trouve à peine le temps de répéter pour le suivre dans son ascension musicale, mais il place mes quelques erreurs sous le compte du trac. 

Aujourd’hui, j’ai mis la main sur la version d’une pièce de Weber pour trombone et piano, « Romance ». Je la tends à mon collègue, qui se réjouit à l’idée de travailler cette nouvelle partie. Je l’écoute répéter. J’aime la mélodie, douce et mélancolique, trop soignée pour qu’un homme en uniforme se présente ensanglanté dessus. Je regarde mes outils, cherchant l’inspiration, à la recherche de celui qui pourrait incarner cette subtilité. Devant la petite lame en argent d’un couteau de cuisine, tout à coup, je m’illumine. Romance, c’est une musique pour une femme.  

Grace, jeunesse, beauté.  Qui d’autre pourrait les incarner avec tant de pertinence que Fanny, l’épouse de Klaint. Je l’aperçois quelques fois dans le QG, glissant sur le parquet en faisant tournoyer sa robe. Elle est souriante, polie, et ne manque pas une occasion de s’enquérir du bien être de ceux qui l’entourent. Le général est sans cesse entouré de gardes, il me sera très difficile de l’atteindre et de le faire disparaître comme les autres. Mais rien ne m’empêche de le blesser indirectement : la compagne d’un ennemi est une cible comme les autres.  

Pour l’approcher, je simule un matin un léger malaise en descendant l’escalier. Deux jours plus tard, une quinte de toux impressionnante m’oblige à m’asseoir sur le sol de l’entrée. Le soir même, je frissonne lorsqu’elle croise mon chemin dans le couloir. Elle s’approche.

« Mon jeune ami, vous êtes dans un sale état. Je vais vous faire emmener à l’infirmerie »

« Non Madame, merci. J’ai de la chance d’avoir un toit et un lit confortable au sous-sol, je suis certain que l’humidité s’estompera avec l’arrivée de l’été, et j’irai bien mieux. »

« Montrez-moi. »

« Ce n’est pas un endroit pour une dame… »

« Vous avez dit que c’était confortable. Je veux voir dans quoi vous vivez, et si ça n’est pas correct, j’irai apprendre la décence à mon mari. »

Je fais mine d’abdiquer et je l’emmène à son tour vers mes quartiers. Je lui tiens la main pour qu’elle ne glisse pas sur les dernières marches. Joe, au loin, se prépare à répéter. Je bouillonne d’excitation.

« Je suis profondément choquée… »

Elle tourne dans la pièce, la main devant la bouche, surprise par une telle sordidité. Les premières notes retentissent. J’attrape le petit couteau en argent, me place derrière elle, et, l’empêchant de crier, l’enfonce doucement dans son ventre. Elle peine à se débattre, je resserre mon étreinte, respirant son parfum au creux de sa nuque, promenant la lame dans l’ensemble de son corps. Une fois allongée sur le drap, immobile,  sa robe blanche souillée sur toute sa longueur, je la trouve splendide. Parfaite. Au moment où je saisis son linceul pour la conduire à sa sépulture liquide, une voix retentit derrière moi.

« Maman ? »

Un petit garçon d’environ quatre ans se tient sur le pas de la porte, figé. Je m’approche, doucement. Il pousse un cri strident et tente de remonter les marches à toute vitesse. Je le saisis en quelques secondes et l’immobilise sur le sol.

« C’était quoi ça ? » marmonne Joe, interrompant son morceau.

« Je crois que j’ai tué un rat. »

Il s’esclaffe et décide de faire quelques gammes. Je fourre un chiffon dans la bouche de l’enfant et le précipite dans les égouts. J’enfonce doucement sa tête dans l’eau et je regarde les bulles s’échapper de son visage avec curiosité. Il ne se débat pas bien longtemps et je le vois bientôt s’éloigner, emporté par le courant. Je retourne ensuite vers Fanny. Mais au moment où je la rejoins, un homme se tient debout, près de son corps. Gauthier.

Il me regarde, les yeux plein de rage, brouillés par les larmes. Il tient dans sa main le collier de la jeune femme, qu’il serre si fort que des veines ressortent sur son poignet.

« Qu’est-ce que tu as fait ? »

« Ma mission »

« Assassiner une femme innocente ? »

« Atteindre notre ennemi. »

Il tremble, avance vers moi.

« Le petit qui est entré ici avant moi, où-est-il ? »

« Il est parti »

« Mais qu’est-ce que tu as fait ? »

« Mon devoir de résistant. »

« Tu es un malade. Lorenzo ? Martin ? »

« Ils sont partis aussi. »

« Je vais m’arranger pour que tu te fasses fusiller, Klaint lui-même appuiera sur la détente. Tu es fou. Nous n’avons pas besoin de gens comme toi. Tu l’as tuée… Tu les as tous tués. »

Gauthier m’énerve. Il ne comprend rien. C’est un homme faible, qui préfère coucher avec la femme de notre adversaire plutôt que d’éliminer ceux qui veulent notre mort. S’il me dénonce, je ne pourrais pas mener à terme ma mission. Je me jette alors sur lui et lui plante le petit couteau dans la jambe. Il gémit. Il esquive ma prochaine attaque, me casse le nez d’un coup de poing et me débarrasse de mon arme. L’adrénaline monte en moi, enivrante, excitante. Je m’empare du marteau et lui porte de toutes mes forces un coup dans le genou. Il s’écroule. Je tente de le frapper sur le crane, il m’arrête d’une seule main et me projette à quelques mètres. Il se relève, boitant, ensanglanté, et continue de me frapper tandis que je récupère ma lame et lui assène des coups dans les bras et le torse. Il tombe allongé sur les marches et me repousse d’un pied avec tant de puissance que je percute une armoire. Le temps de récupérer mes esprits, je le vois disparaître dans les escaliers. En un temps record, je rejoins Fanny, attrape rapidement le drap et la plonge en un éclair dans les égouts de la porte rouge. Joe arrive quelques secondes plus tard.

« Eh bien, tu t’es battu ? »

« J’ai bu beaucoup d’alcool. J’ai titubé, cassé mon nez sur ce meuble. J’ai mis du sang partout. »

Je m’attends à ce qu’il rigole et compatisse. Il lève un sourcil, reste immobile et balaye la pièce du regard. Il s’attarde sur le sol à ma droite.

« Ah bon »

Le ton de sa voix a changé. Joe replace encore une fois ses bretelles, et me salue avant de se rendre au café. Ce n’est que plusieurs heures après que j’ai réalisé que pour la première fois, il avait emmené son instrument avec lui.

                Cette nuit fut particulièrement longue. J’ai attendu patiemment qu’un groupe de soldats ne débarque et ne vienne m’arrêter pour se venger de mon patriotisme. Mais personne n’a franchi la porte d’entrée. Gauthier aurait pu compromettre sa couverture, ainsi que tout le mouvement résistant si je me faisais arrêter. L’idée d’être obligé de se taire, s’il a survécu à ses blessures, doit le torturer bien plus que ce que j’aurais pu faire moi-même. En imaginant son état, sa souffrance, ses larmes, je me sens beaucoup plus apaisé et un nouveau morceau me vient à l’esprit. Je ne me souviens plus du titre, mais les notes sont là, présentes, et c’est sans doute la mélodie pour trombone la plus poignante que je connaisse. J’attrape mon instrument et me mets à jouer en boucle ce passage, toute la nuit. Lorsque l’aube apparait, je repose le cuivre sur la table et le caresse doucement.

« Mozart »

Derrière moi, le vieil homme me regarde du haut des marches. Sa cicatrice sur le nez reluit dans l’obscurité. Il se tient sur le pas de la porte.

« Le requiem. Mon père le jouait quand j’étais gosse. »

Un long silence s’installe. Il tourne les talons et me lance.

« Madame C t’attendra dans une heure devant le QG. »

Je profite du temps qu’il me reste pour remonter les escaliers et parcourir le bâtiment. Il y a moins d’effervescence que d’habitude. Peu de gens circulent entre les pièces, et seuls quelques chuchotements résonnent entre les murs. Je hèle un homme en uniforme qui porte une malle. Je lui demande de m’assister, de m’aider à relever l’armoire qui est tombée au sous-sol. Il me fixe un moment, tétanisé, puis secoue la tête. J’en choisis alors un autre, qui refuse à son tour. Finalement, je retourne dépité vers mes appartements en trainant les pieds. Je renouvelle la bougie bientôt consumée, je ramasse les partitions étalées dans la pièce et je les réunis sur le bureau. Sur le sol, j’aperçois un petit train en bois. Probablement un jouet de l’enfant. Je revois ses petits yeux terrifiés, ses joues humides et ses mains tremblantes. Le fils de l’ennemi. Est-ce qu’il ressemble aux autres garçons, à ceux des résistants ? Des mélodies retentissent dans mon esprit. Pour un bambin, j’aurais pu être très inspiré, proposer plusieurs morceaux, trouver des outils différents. Si j’avais eu plus de temps. Je soupire, fixant le wagon en souriant et je le glisse dans ma poche. En souvenir. En trophée.

Madame C se tient devant moi, à l’entrée du grand bâtiment. J’ai du mal à distinguer les traits de son visage tant le soleil m’éblouit. Je réalise alors que cela fait des semaines que je n’ai pas respiré un peu d’air frais. Je la salue poliment. Elle me regarde en coin.

« Je n’ai pas eu beaucoup d’informations de ta part gamin. »

« J’étais occupé. A faire mon travail » Je lui adresse un sourire complice, puis un clin d’œil, en espérant quelques secondes après qu’il ne sera pas mal interprété.

«  C’est une mission difficile. Anxiogène. Dans cette cave sombre, entourée d’opposants à notre mouvement, il est logique que l’on puisse déraper. »

Je ne comprends pas vraiment. C’était certes, un peu compliqué mais je pense avoir été largement à la hauteur des exécutions requises. Je sais que j’ai du talent, même s’il est évident que je peux encore perfectionner ma technique.

« Merci de m’avoir fait confiance »

Elle secoue la tête, se mord la lèvre.

« Je suis désolée, tout est de ma faute. Je n’aurais jamais du te proposer ce boulot. »

« J’ai été très courageux, je sais qu’il m’en manque quelques-uns, mais laissez-moi encore quelques semaines et je vais finir… »

« Le bâtiment est actuellement évacué. Il ne restera plus grand monde à l’intérieur. Tu devrais retourner chercher ton instrument. Ta mission est terminée. Je suis désolée, peut-être que tu comprendras. »

D’un regard triste, elle me fait signe de rentrer au quartier général. Je recule, obéissant. J’ai hâte de retrouver les autres résistants, de les voir m’accueillir en héros et de me confier de nouvelles tâches. Une fois la porte passée, je dévale les escaliers, jetant des coups d’œil par la fenêtre. Au loin, j’entends quelqu’un reprendre les quelques notes du solo de trombone du Requiem de Mozart. Joe. Je vois Madame C fermer les yeux et bouger ses lèvres. J’y lis :

« Au revoir gamin »

J’ai à peine le temps d’apercevoir le détonateur au creux de sa main. Et son doigt qui le presse.

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