REQUIESCAT IN PACE

ozmann

La Lune était aux trois-quarts pleine et un ciel sans nuage l’invitait à projeter sans retenue ses reflets argentés sur l’onde endormie. En résultait un spectacle féerique, celui de petits papillons de lumière virevoltant au-dessus de la surface sombre de l’eau, et avec celui-ci, la plage enveloppée de la douce lueur bleutée de l’astre contribuait à conférer à l’ensemble un aspect légèrement vaporeux.
Presque irréel …

Je me tenais accroupi au sommet d’un haut tertre, en bordure d’une frêle avancée de terre nue et grasse coincée entre la forêt tropicale qui s’élevait, drue, à quelques encablures en arrière, et un sable d’un grain aussi fin qu’il était possible de le souhaiter.
Vers l’est, la plage serpentait timidement sur près d’une dizaine de kilomètres avant d’être brusquement rattrapée par la végétation luxuriante, et vers l’ouest, la moitié seulement de cette distance suffisait à d’abruptes falaises pour imposer leurs quelques trois cent mètres de majesté.

Trois jours que j’étais là, et je semblais seulement réaliser en cet instant où je me trouvais vraiment ; en Martinique …
Une destination carte postale qui se vendait souvent à coups de clichés postcoloniaux dont j’étais assez peu friand, mais dont je dois dire que la beauté sauvage n’avait eu de cesse de me couper le souffle depuis mon arrivée.

C’était aussi accessoirement le pays de mes darons comme je me plaisais dédaigneusement à le dire il y a encore quelques années de cela, soit en pleine période turbulente et pour le coup post-adolescente de ma propre existence …
Et il est vrai que depuis ma triste mais fière banlieue du nord de Paris, il ne représentait guère plus à mes yeux jusque-là.

A présent, ce serait aussi le pays où mon frère avait décidé d’aller se faire tuer.

Je me redressai pour soulager mes membres engourdis par une inactivité prolongée et faire peur à la somnolence qui me menaçait.
D’autant que la journée avait été plutôt longue …

En effet, ayant déjà souffert le martyr lors de la messe célébrée en l’honneur d’Amman en début de journée, c’était littéralement sur les rotules que j’avais assisté au nouvel et interminable monologue d’un austère représentant du Seigneur à la fin de celle-ci. Au cimetière.
Face aux pleurs nourris de ma mère et de mes sœurs, je n’avais alors su qu’enlacer maladroitement leurs tailles respectives pour leur susurrer les formules d’usage …

Ensuite, il y avait encore eu un genre de rituel au cours duquel nous avions pénétré les uns après les autres dans le tombeau de mon frère pour y placer des fleurs et quelques offrandes, avant de recevoir les condoléances de chacune des personnes présentes.
Curieusement beaucoup moins nombreuses qu’à la veillée célébrée au son des tambours deux jours plus tôt, ou qu’à la messe du matin. …

Puis ce cérémonieux cérémonial achevé, nous étions enfin rentré chez mon oncle, une vieille maison créole rénovée en pavillon de banlieue à l’américaine, quelque part aux alentours escarpés et boisés de Fort-de-France.
De là, nous dominions son centre-ville, dense et ramassé comme une maquette dans une cuve clôturée par des collines aux airs de favelas, ainsi que sa courte baie cristalline.

Du moins pouvait-on le rêver à cette heure où le soleil commençait à lentement s’approcher de l’horizon, et la lumière à doucement décliner …
Le ciel en avait d’ailleurs profité pour se parer de ses couleurs parmi les plus somptueuses, mêlées en volutes du rouge orangé à un turquoise profond par un léger alizé naissant …

Mais pour en revenir aux précitées mises en scène dévotes de l’adieu de la communauté à mon frère, je tiens toutefois à préciser ici qu’il serait faux de croire que j’y étais indifférent ; seulement j’étais vite mal à l’aise face à tout ce qui pouvait revêtir l’aspect d’un événement officiel … 

Quand tout fut terminé, j’attendis donc encore patiemment que passent deux longues heures avant de revenir au cimetière, seul.

J’y avais à nouveau contemplé le tombeau d’Amman, ce grand frère de quelques minutes, mon jumeau …
Qui reposait maintenant dans ce qui devrait aussi être la dernière demeure de ma grand-mère, de ma mère, de ses deux sœurs, et bien évidemment la mienne.

Et j’avais soudain été pris d’une profonde tristesse à la pensée que nous lui avions tous survécu …

C’était donc pourquoi je m’étais mis à marcher, des heures durant m’avait-il semblé, jusqu’à cette plage où je me prenais maintenant à rêver qu’il pourrait être possible, sinon de m’y faire tuer, du moins d’y mourir … 

Signaler ce texte