Résurrections
Daniel Nguyen
Incipit :
UMD. Unité pour Malades Difficiles.
Mon nom de baptême, Martin. J’ai entre 25 et 30 ans, originaire de Toulouse. Je crois que j’ai 26 ans. Je n’avais pas de passion, que des désirs simples, peu d’ambition. Je n’ai pas fait d’études. J’aimais trop me laisser vivre. J’ai commencé comme garçon de café. J’aimais les échecs. J’aime peut-être encore.
Et puis, je suis monté à la capitale et j’ai découvert l’amour. L’amour, le vice et la perversion. Tout ça en même temps. J’ai aimé et j’aime toujours Marion. Ca, je le sais. On me l’a enlevé. La Confrérie me l’a enlevé. J’ai dû la punir. Devant ses membres, on m’a forcé. Je me suis alors juré de la libérer. Décapiter la Confrérie. Vaincre la cousine de Marion, Marie, la prêtresse. J’ai dû jouer serré. J’ai baisé, soumis Isabelle, la nièce de Marie. Cette dernière a apprécié et m’a enseigné. J’avais un bon potentiel. Lors de la cérémonie du solstice d’été, j’ai perdu la tête. J’ai égorgé Marie, Mademoiselle Jacquemin comme les frères l’appelaient. Ai-je libéré Marion pour autant ? Je ne sais pas. Me suis-je libéré ? Peut-être en partie. Enfin, là, je suis enfermé.
Le psychiatre m’a diagnostiqué comme paranoïaque. On m’a jugé irresponsable au moment des faits. Le psychiatre m’a assuré qu’on s’occuperait de moi. Il en fait partie lui aussi. La Confrérie est partout. Je ne sais pas si Marion a recouvré la liberté. Je commence tout juste à me souvenir, par bribes désordonnées. Je suis sous halopéridole depuis six mois. Six mois que je suis en UMD. Unité pour Malades Difficiles. Six mois que j’y suis. Dans les environs de Bordeaux. Enfin. C’est ce qu’on m’a dit ou ce que j’ai entendu. De toute façon, comment savoir ? Je suis enfermé avec des fous. De vrais fous. Ici on parle de malades ou de patients. Des fous dangereux. Dangereux pour eux-mêmes ou pour la société. On m’a rangé dans la seconde catégorie. Je suis paranoïaque. On me dit que la Confrérie n’existe pas. On ne me croit pas. Je n’ai pas dit que le psy en fait partie. A qui le dire ? Ils sont tous fous ici et je n’ai pas confiance dans le personnel soignant.
J’ai tué. J’ai tué Mademoiselle Jacquemin. J’ai voulu libérer Marion. Je ne sais pas si j’ai réussi. Je croyais avoir décapité la Confrérie. Pourtant, le psychiatre qui m’a examiné avant mon transfert en fait partie. J’en suis certain. J’ai du mal à me souvenir et à ordonner mes pensées. J’ai du mal à faire la part des choses entre le réel et l’imaginaire. Six mois que je suis KO. Six mois que je prends de l’halopéridol matin, midi et soir. Je prends d’autres choses aussi. C’est sûr. J’ai retenu ce nom, mais il y en a d’autres. Il y a des comprimés de différentes couleurs et tailles, des gélules aussi. On nous les donne dans un petit gobelet en plastique. Il faut tout avaler d’un coup. Depuis que j’en prends, j’ai du mal à marcher. J’ai des tics aussi. Mes muscles du visage se contractent sans que je les commande. Je ne me reconnais plus. J’ai grossi. On mange beaucoup ici.
L’organisation de l’unité Moreau où je suis me rappelle l’hôtel où j’étais réceptionniste. A une grande différence près : les clients ne partent pas le matin. Ils sont là pour de longs séjours. Ca doit être ennuyeux d’être réceptionniste à l’UMD. L’hôtel D-Lys était beaucoup plus vivant. Existe-t-il encore ?
Partie Fine : L'intronisation
La cantatrice entame un cantique qui résonne dans le grand salon. C’est le signal. George s’avance vers la double porte dont il ouvre les deux battants. Les rideaux sont tirés. Seules les bougies disposées sur de grands bougeoirs d’église éclairent la pièce. La décoration a totalement changé. Un rang de prie-Dieu a été disposé devant un grand autel en marbre blanc sculpté. Sur une estrade, dans le fond de la pièce, un grand fauteuil. Sur l’autel, un grand calice en argent ciselé aux armes de la Confrérie. Les dix frères suivent George qui les place dans un ordre bien précis, désignant à chacun son prie-Dieu. La disposition terminée, George et Isabelle traversent la pièce carrée et disparaissent dans la petite pièce du fond. La musique prend de l’ampleur.
L’attente n’est pas longue. Marion apparaît dans le chambranle de la double porte que Margot referme derrière elle. Elle porte sa longue cape noire avec le grand J brodé sur son sein gauche. La capuche est rabattue sur ses yeux. Ses pieds nus font craquer le parquet de chêne à chacun de ses pas lents en direction de l’autel. Les frères enfilent des demi-masques blancs sur le haut de leurs visages sous leurs capuches. Marion claque dans ses mains. La musique s’arrête sur le champ. De sa main droite, elle écarte le pan de sa cape et découvre sa longue jambe sur laquelle est attachée une dague ornée de rubis. Elle l’extrait de son fourreau et la brandit vers le plafond, dos à l’assistance. Les frères se lèvent tous ensemble dans un mouvement uniforme et entonnent une sorte de psaume en latin. Face à l’autel, les bras levés vers le ciel, Marion marque une pause. La dague brille de mille feux. Elle serre la lame dans sa main gauche au dessus du calice. Un petit filet écarlate s’y déverse. Elle s’essuie avec le linge en coton blanc mis à disposition à proximité, pose la dague sur l’autel et saisit le calice à deux mains pour le brandir au dessus de sa tête. L’instant est intense, le temps suspendu, l’émotion des frères palpable. Elle pose de nouveau le calice sur l’autel, prenant tout son temps, savourant l’instant. Puis, d’un mouvement mesuré, elle fait basculer sa capuche sur ses épaules et révèle enfin son crâne entièrement lisse. L’assistance s’arrête de respirer, subjuguée par cette vision. Marion reprend le calice à deux mains et se tourne vers l’assistance, fixant chaque paire d’yeux sous les masques blancs. Son regard est froid et appuyé sur chacun d’eux. Ses sourcils aussi ont été rasés, renforçant les éclairs de ses yeux verts dans lesquels les flammes des bougies se reflètent. Elle peut lire dans chaque regard la surprise mêlée d’admiration. Marion a presque partie gagnée. L’effet de surprise est entier. « A vous » dit-elle d’une voix de basse. Le premier frère s’approche. Marion descend le calice à hauteur de hanche, toujours face à l’assistance. Le frère s’empare de la dague et déverse son sang dans le récipient. Puis, un autre se présente et fait de même. Les dix frères mêlent ainsi leurs sangs dans un pacte indélébile. Chacun a repris sa place. Marion dépose le calice au centre de l’autel avant de s’installer dans le grand fauteuil rouge sur l’estrade. Les psaumes reprennent. Elle ouvre entièrement sa cape dont l’étoffe recouvre le fauteuil. Elle est presque nue. Sa peau blanche est ponctuée d’une sorte de harnais en cuir qui enserre ses seins, sa taille et la base de ses cuisses. Au niveau de chaque hanche, un anneau en acier trempée. Elle écarte lentement les cuisses. Son corps est entièrement épilé. Le dessin de son sexe rose est ciselé. Son regard illumine son visage. « Musique » dit-elle d’une voix claire. Les psaumes s’arrêtent et la musique de chambre reprend. Quelques secondes après, la cantatrice entame un nouveau cantique. C’est alors que la porte du fond s’ouvre. George et Isabelle apparaissent, méconnaissables. George est affublé d’un harnais de cuir et d’une cagoule de latex ne laissant paraître que ses yeux et ses narines. Sa musculature est impressionnante, massive, dense, noueuse. Ses pieds nus bien campés au sol. Isabelle porte un chignon haut impeccable entrelacé de rubans de satin noirs. Son cou est soutenu par un corset de satin noir à baleines, enveloppant son menton, sa bouche et son nez, finissant en pointe entre ses seins. Les vertèbres de sa nuque sont surmontées d’un lacet fermant le corset de cou. Elle aussi porte un harnais de cuir à boucles d’acier trempé. Ses jambes sont gainées de cuissardes très serrées aux talons fins de 11 cm. Les frères s’assoient. Isabelle s’avance vers l’autel. George vers Marion qu’il prend dans ses bras de colosse. Il la dépose entre l’autel et Isabelle, puis actionne quatre poulies d’où descendent de larges élastiques noirs du plafond avec des mousquetons à leurs extrémités. Il les fixe aux anneaux de taille et de cuisse de Marion. Il claque une fois dans ses mains. Deux assistants couverts de la tête aux pieds de longues capes noires se positionnent de chaque côté de la pièce et se mettent à tirer sur les cordes. Les poulies roulent, les élastiques se tendent. Marion s’élève à hauteur d’homme, assise, cuisses écartées, entre les quatre élastiques. Elle se stabilise en suspension. Isabelle prend le calice et fait trois pas en avant, dépassant Marion de deux pas. Le rituel de l’allégeance peut commencer. Les frères se lèvent et forment une file en arc de cercle. Chacun s’avance à tour de rôle, trempe ses lèvres dans le calice tendu par Isabelle, puis embrasse longuement le sexe de Marion avant de reprendre sa place sur son prie-Dieu. A l’issu du rituel, Marion est descendue et prend place sur son fauteuil. Ses yeux étincellent de la jouissance du pouvoir. Les lèvres de son sexe sont rouges du sang de la Confrérie, son clitoris exorbité pointe. Isabelle lui tend le calice. Elle le boit sans en laisser une goutte. Les frères font alors tomber leurs capuches sur leurs épaules, mais gardent leurs masques. Les festivités peuvent réellement commencer.
Isabelle et George prennent place devant l’autel sous le regard des frères et de Marion. Ils s’attachent chacun aux élastiques. Les assistants les hissent à mi-hauteur. Les funambules se meuvent progressivement, tournoyant au dessus des frères et de l’autel, se croisant, s’effleurant, emmêlant leurs élastiques, puis les dénouant. Ils sont en apesanteur. La danse suit le rythme de la musique de chambre. La cantatrice reprend. Les capes s’ouvrent sur les corps nus des frères. La petite porte du fond s’ouvre à nouveau. Une dizaine de nymphes nues et masquées de loups en dentelle noire font leur apparition. Elles prennent place, s’agenouillant chacune devant un frère. Le ballet aérien devient plus intense. George et Isabelle s’agrippent l’un à l’autre. Ils virevoltent de bas en haut au dessus des têtes. Isabelle s’accroche au sexe tendu de George et le dirige sur sa vulve. Les nymphes s’activent sur les queues des frères qui ne tardent pas à bander. Les doigts massent, les langues lèchent, les glands bavent, les soupirs exultent. Marion observe ce spectacle depuis son trône avec satisfaction. Seule la brillance des lèvres de son sexe trahit son émoi. L’émoi de la prise de pouvoir. Bientôt la jouissance. Isabelle pousse le gland de George en elle. Il la saisit par la taille et s’engouffre tout entier en elle. Elle laisse échapper un cri de surprise à peine étouffé. Ils volent sous les regards ébahis des frères au bord de l’orgasme. Les nymphes les sucent avec une dextérité presque divine. George retourne Isabelle et l’embroche dans une levrette aérienne improbable. De sa main droite sur la nuque de la soubrette, il la stabilise et défait le chignon. Les cheveux et les rubans se répandent. Leurs corps sont luisants de sueur. Isabelle halète. Les frères sont au bord de l’explosion. Marion observe, se caresse discrètement le clitoris avec l’étui de la dague. Le velours rouge du fauteuil est tâché de cyprine à sa base. La voix de la cantatrice arrive à sa pleine puissance. Les frères éjaculent dans un concerto de râles qui couvrent presque le cantique et les instruments à cordes. Les nymphes avalent les semences, lapent les couilles, lèchent encore et encore. Les doigts des frères crispés dans leurs longues chevelures félines. George bute tout au fond d’Isabelle. Les élastiques vibrent et vacillent. Elle jouit. Il jouit. Ils jouissent en chœur. Les musiciens s’arrêtent. La cantatrice se tait. Les nymphes relèvent la tête, les lèvres luisantes de sperme, les cheveux en bataille. Les frères reprennent leurs esprits sous le regard flamboyant de Marion qui croise les cuisses en se mordant la lèvre inférieure. George et Isabelle sont figés dans les airs, imbriqués, encastrés immobiles en suspension comme deux icônes sculptées dans le bronze. Quelques soubresauts des deux protagonistes trahissent le flux vital qui les submerge encore. Quelques éjaculations résiduelles de George accompagnées des râles épuisés d’Isabelle. Toujours encastrés, ils sont progressivement ramenés au sol. Ils gisent, luisants, figés, sur le parquet de chêne devant l’autel, entre Marion et les frères. Les nymphes se relèvent ensemble et disparaissent dans la petite pièce du fond comme elles sont venues. Les frères se réajustent et referment leurs capes. Les deux assistants libèrent Isabelle et George et les évacuent. La tension reste palpable.
Un frère au centre se lève et fait un pas en avant. Marion est interloquée. Cela n’était pas prévu dans sa mise en scène. Ses deux voisins se lèvent à leur tour et quittent la pièce par la double-porte. L’espace d’un instant, Marion doute, s’interroge. Le frère prend la parole.
« Guide,
Nous souhaitons tous vous remercier pour cette cérémonie exceptionnelle et aimerions vous témoigner notre fidélité et notre confiance par ce modeste présent. »
La double-porte s’ouvre. Encadré des deux frères qui s’étaient éclipsés, un superbe étalon noir fait son entrée dans la salle. Sa robe est luisante, ses muscles saillants, son regard fougueux et fier, sa tête haute. Ses yeux francs et directs se portent immédiatement sur Marion. Il s’avance majestueusement au pas jusqu’à l’autel. La surprise passée, Marion se lève et descend de son promontoire. Elle caresse succinctement l’encolure du cheval qui lâche un hennissement de satisfaction tout à la regardant du coin de l’œil. Les frères se lèvent et applaudissent. L’un d’eux aide Marion à se hisser sur la monture. Elle monte à crue, entièrement nue. La scène est irréelle. Les narines de l’étalon sont grandes ouvertes et inspirent bruyamment. Marion saisit les rênes. Il redresse fièrement la tête et se tourne vers l’assistance. Ne formant plus qu’un, ils quittent la grande salle au pas sous le regard médusé des frères.