Retour

tina_muir

Je descends avec un empressement réfréné les escaliers taillés dans la roche depuis la maison ultra moderne. Je savoure ce moment où je la vois apparaître. Ma terrasse. Nous avions rendez-vous elle et moi depuis des mois. Les mains dans les poches, l'air faussement détendu, je reprends mes marques, note chaque menu changement. Çà et là, une ou deux craquelures dans la pierre. Une plante grasse en pot a fait son apparition dans un coin. Le mimosa a doublé de volume. En six pas, j'ai fait le tour du propriétaire. Elle n'est pas grande. Le sable sec crépite sous mes talons. Une chaise longue en bois canné des années Trente et une pergola individuelle sont les seules traces d'intervention humaine. Aucun pavement, aucune balustrade. La nature a décidé et son choix a été respecté. Le contraste avec la maison ultra moderne, plus haut, est voulu, délibéré. Il s'efforce de souligner le charme de cette terrasse naturelle laquelle coule en pente douce vers la mer telle une coulée de lave qui se serait solidifiée au contact de l'eau. La pierre naturelle, blanche, tutoie les vaguelettes puis disparaît sous la surface. Une bande plus sombre ourlée de débris végétaux noirs marque la limite des deux territoires. Les pins parasols, autour, observent en vieux patriarches et dispensent à leurs heures un peu d'ombre. Mais hors de question de s'immiscer davantage. La magie se joue dans la symbiose mer-terrasse. Ils n'en sont que les silencieux spectateurs. Leurs racines, comme momifiées, surgissent du sol et s'agrippent aux rares arpents de terre disponibles entre les rochers. Rien n'est perdu de cette terre séchée, devenue brune claire et filandreuse sous l'action conjuguée du soleil et de la mer.

La mer, justement. D'un bleu turquoise, elle crépite sur les galets. Elle rebondit par-dessus en fines vaguelettes, se retire, revient. Une écume blanche dispersée en auréoles irrégulières danse à la surface. Le son que la mer produit, riche de cette incomparable régularité, est celui de l'été, du temps qui s'étire. Le temps des vacances, celui qu'on n'est ni obligé de remplir, ni de rentabiliser. Ce son me fait fermer les yeux de plaisir.

Je retire ma montre et la glisse dans ma poche. Ici, certains objets sont interdits. Ma terrasse obéit aux règles strictes d'un sanctuaire. Je me débarrasse ensuite de mes vêtements de ville. Chaussures, chaussettes, chemise. J'opère ma mue. J'aurais pu le faire dès la maison mais la transition devait se faire précisément ici. Sur cette terrasse. Véritable porte d'entrée vers l'été. Au premier contact, mes plantes de pieds, rendues douillettes par des mois de chaussures fermées, rechignent un peu à côtoyer la rugosité du calcaire et le côté « poêle à frire » du sol chauffé à blanc. Puis, la surprise passée, elles se réhabituent. Je délaisse la chaise longue pour m'allonger à même le sol. Je veux faire corps avec ma terrasse. Les grains de sable et les aiguilles de pins me picotent la peau du dos. Je pousse un soupir de soulagement et fusionne avec le calcaire brûlant. A un mètre de mes pieds, les vaguelettes viennent s'échouer. Il est quinze heures. J'ai conduit depuis l'aube. J'inspire l'air, mélange unique de sel marin, de galets mouillés et d'eucalyptus sublimés par le soleil. Mes poumons en redemandent. Je leur laisse carte blanche. Qu'ils se régalent.

Je tourne la tête avec un sourire béat. J'ai l'impression d'avoir échoué là après un naufrage. Une nouvelle vie commence. Le gros chat écailles de tortue a à peine ouvert ses yeux verts. Le concours de la plus longue et paresseuse sieste sera bientôt officiellement lancé. Il a juste pris un peu d'avance. En fait, il gagne souvent.

Je soupire et ferme les yeux. Le soleil est un pulsar monochrome qui dessèche au-dessus de moi les canisses ajoutés en renfort au toit de la pergola minuscule. Derrière l'écran de mes paupières, le soleil annule l'obscurité et la repeint sans retenu d'un jaune orangé brûlant. En fond sonore, la mer fait son job. Petite vaguelette d'attaque, assaut des galets, retrait stratégique. C'est bien.

Ma peau renoue avec le soleil. Une vieille connaissance oubliée. Tout un apprentissage à refaire. L'hiver a été long. Un frisson de délicieuse surprise me traverse de part en part. Mes cheveux se dressent sur ma tête, réagissant aussitôt au soleil dont ils ont manqué. La chair de poule hérisse les poils de mes bras. Réchauffée depuis des mois par les pulls et les manteaux, ma peau sort de son amnésie, se rappelle enfin. C'est vrai, le soleil…J'ai l'impression que je ne pourrai jamais m'en rassasier. En bout de piste, libérés des chaussures, mes orteils - ces petits malins ! - se déploient déjà en mode farniente. D'instinct, ils ont tout compris ! J'éclate de rire.

Le gros chat m'accorde une demie seconde d'attention. C'est son maximum. Plus prudent que moi, il a repéré un bon coin à l'ombre. Le « kss, kss, kss ! » acharné des cigales dans les pins le dérange bien un peu, mais il s'est depuis longtemps fait une raison. Il les laisse faire. Du reste, il fait trop chaud pour agir. C'est vrai que ça cogne. Si je ne change pas rapidement de position, je suis en bonne voie pour décrocher un bon coup de soleil, celui qui amène invariablement ce petit sourire amusé sur les lèvres de la pharmacienne quand on lui demande « quelque chose qui soulage ». Mais comment lui expliquer que mon corps a eu si froid, qu'il est à ce point assoiffé de lumière et de chaleur, que j'ai tant attendu de renouer avec ma terrasse, que le coup de soleil fait presque figure de passage obligé, de monnaie de singe au regard de tout ce qu'elle m'apporte ?

Du reste, une douce langueur me gagne. La magie opère à plein régime. Pas envie de bouger. Mais alors, vraiment pas. Seul un dernier sursaut d'énergie me fait rouler sur le côté et me relever. Le sable collé à mon dos glisse sur moi, discrète suggestion pour une baignade ? L'eau translucide est à portée, offerte. Je décline. Plus tard. Un plaisir à la fois. Je n'ai pas terminé les retrouvailles avec ma terrasse.

Je m'assois au bord de la chaise longue années Trente, les bras ballants, face à la mer, les yeux froncés pour les protéger de la réverbération. Intense. Eux-aussi ont perdu l'habitude de la lumière. Les canisses de la pergola alternent ombre et lumière sur ma peau. Ce tatouage éphémère de l'été est exactement celui que j'attendais de voir. Il est la preuve incontestable que je suis sur ma terrasse sauvage au bord de la méditerranée, et nulle part ailleurs. Autour de moi, il n'est pas question de silence - les cigales sont bien trop déchainées pour ça - mais de calme. Un calme comme j'en connais seulement ici. Une légère brise amène le ronronnement lointain d'un bateau à moteur. Il cabote. Avec lenteur. La nature, les hommes, tout va lentement. Ecrasés par cette implacable verticalité de la chaleur, chacun encaisse à sa manière, attend les heures plus fraîches de la soirée. Ne pas bouger. Ne rien faire. Juste ça. Je ferme les yeux. Quelque part dans mon corps, je ne sais où, mes batteries se rechargent à bloc. Je les entends presque ronronner.

En parlant de ronronnement…Je m'aperçois en rouvrant les yeux que le gros chat écaille de tortue me surveille de ses yeux verts. Je l'intéresse. Je devine pourquoi lorsque mes marines détectent dans l'air un fumée délicieux venu de plus haut. Saucisses, aubergines et poivrons sont entrés en contact avec la grille brûlante du barbecue, signe que les amis ne tarderont pas à arriver, sur une autre terrasse, dans une autre ambiance. Le chat adore ce genre de signal. Il s'étire, expose le pelage plus clair de son ventre. Pour lui, ça ne fait aucun pli qu'un morceau de saucisse lui est prédestiné. Simple justice cosmique. Pure philosophie de chat. A peine ai-je fait un mouvement qu'il a déjà pris les devants et filé dans l'escalier de pierre. Je souris. Je me retourne et promet silencieusement à ma terrasse de revenir. Très bientôt.

Signaler ce texte