Retour à la civilisation

caza

Qu'il est long et semé d'embûches, le chemin qui ramène à la surface !

Quelques jours après l'opération, on m'annonce que Baptiste va être transféré en réanimation, son état de santé nécessite une surveillance accrue qui ne peut être dispensée dans le service où il a été admis. 

Je descends donc à la réa polyvalente pour leur demander ce qu'il va se passer dans ce service, à quoi je dois m'attendre, quelles sont les étapes….. et je vois que les heures de visite sont réduites à la portion congrue : 1 heure de visite à 2 personnes maximum, tous les jours, et deux visites le week-end, toujours d'une heure maximum, une le matin et l'autre l'après-midi.

Tous les services de réanimation fonctionnent de la même façon (j'ai eu un abonnement plus ou moins long dans 4 services, 3 hôpitaux et 1 clinique), mais ce qui fait leur différence fondamentale, c'est leur personnel.

Ici plus que dans n'importe quel autre service de l'hôpital, le personnel soignant est au-dessus du lot, affable, prévenant, jamais à court d'explications, disponible autant que faire se peut (avec un bémol toutefois pour le service de réanimation de l'hôpital public d'Albi où sévissaient de vieilles chouettes rabougries du cœur, plus promptes à vouloir se débarrasser des patients qu'à leur rendre vraiment un service de soins de qualité) et souriant quand ils le peuvent, bien sûr.

Dans un service de réanimation polyvalente, comme son nom l'indique mais encore faut-il le savoir, on ne traite pas un seul genre de traumatisme ou de maladie, mais toutes, le seul point commun entre toutes les personnes présentes dans un tel service, est qu'elles sont toutes plus ou moins entre la vie et la mort…..

Au fil du temps, on apprend à se connaître, on fait tous un peu partie de la même famille, nos proches sont le ciment qui nous lie ; on prend des nouvelles les uns des autres, on s'attend, on s'entr'aide.

Le côté négatif de ce genre de relations, c'est que lorsque l'un des patients décède, car ils n'ont pas tous la chance de pouvoir s'en sortir, il emporte avec lui une part de notre espoir, c'est bêtement humain.

Aussi, lorsque Baptiste partira du service, en juin, et que je croiserai deux femmes dont l'une essaie maladroitement de rassurer l'autre en lui disant « tu vois, il y en a qui s'en sorte », je m'approcherai gentiment et je leur confierai « oui, ne perdez pas espoir, nous, cela faisait 6 mois que nous étions là… ».

N'allez pas croire que tout est noir dans un service de réanimation, loin de là, il suffit de conserver son optimisme et de faire en sorte de ne pas rater une occasion de sourire, ou de rire.

 

D'ailleurs, le meilleur conseil que j'ai reçu à cette époque vient du Responsable de ce service, le Docteur G : « continuez à vivre, à sortir, à vous distraire et n'oubliez pas de dormir. Votre mari a besoin que vous soyez en forme pour le soutenir. Rire et sortir ne lui enlèvera rien, mais vous permettra de tenir le coup. »

Merci Docteur, j'ai scrupuleusement appliqué ce conseil avisé qui m'a permis de ne pas sombrer dans la folie ou la dépression.

 

Et avec Baptiste, les occasions de rire ou de se fâcher, alors même qu'il est intubé ! ne manqueront pas.

 

Je me souviens de son réveil, après un peu plus de trois mois dans le coma ; le Docteur G. m'a prévenue la veille : « on a réduit le produit pour le faire dormir, il est en train de revenir à lui, demain, normalement, il devrait être réveillé », je suis partie le cœur en joie, je suis impatiente d'être à demain.


Naïve que je suis, j'imaginais qu'il allait être « comme avant », pouvoir parler, rire, tout quoi.

Mais c'était ne pas savoir que lorsqu'on sort du coma, il faut « un certain temps » d'adaptation, temps qui diffère selon chaque personne et qui est également fonction des médicaments qu'on continue, ou pas, de vous administrer.

Baptiste est sous morphine à cause des douleurs intenses qu'il aurait sans, ce qui le met dans le coaltar, il a aussi perdu toute notion du temps, normal, c'est le jet line des comateux.

 

Le lendemain donc, j'ai mis mon pull neuf, celui que j'avais acheté juste avant qu'il ne soit hospitalisé, il le trouvait joli sur le catalogue, j'ai attendu jusqu'à ce jour pour le porter, je voulais qu'il le voie, c'est bête, mais c'est comme ça, et je suis partie à l'hôpital.

 

Il est réveillé lorsque j'arrive dans sa chambre, je lui souris et lui énumère, comme tous les jours, la liste des personnes qui pensent à lui, en finissant par le nom de nos deux chats et, à cette évocation, il me sourit.

Il ne peut pas répondre car il est intubé, mais cela me suffit à me faire voir qu'il est revenu.

Par contre, mis à part la tête, il ne bouge pas, je pense que cela est normal, je ne sais pas encore que je me trompe lourdement.


Docteur G vient interrompre nos premières retrouvailles et me demande de sortir dans le couloir, il a à me parler, et ne le fera jamais devant Baptiste.

« Bon, j'ai 2 nouvelles, une bonne, il est réveillé, l'autre, ….

Trop heureuse, je lui coupe la parole : oui, il est réveillé, j'ai vu, je lui ai dit bonjour et je lui ai dit le nom de toutes les personnes qui pensent à lui en finissant par nos chats et il m'a répondu, enfin, il m'a souri….

-Ah ?, Docteur G. sourit et se détend un peu, j'allais justement vous dire qu'on pensait que son cerveau était atteint du fait de l'hypoxie car il ne nous a pas répondu quand on est allé le voir tout à l'heure avec l'équipe soignante….

-Ben, c'est normal, il ne vous connaît pas… (cette réponse instinctive est sortie toute seule et accroche un sourire sur les lèvres de mon interlocuteur)

-Vous me rassurez, c'est bien la première fois que c'est dans ce sens, mais vous me rassurez, je vous laisse le rejoindre alors.

-Dites docteur, j'ai l'impression qu'il ne bouge pas, c'est normal ?

-Oui, c'est normal, c'est de la tétraparésie de réanimation, c'est induit par le produit qu'on lui a injecté pour le mettre dans le coma, c'est rien ça va partir naturellement, en trois semaines, ça devrait être parti. »

Quelques temps plus tard, alors que j'arrive un soir devant les portes de l'hôpital, je m'arrête net et je souris, une idée vient de s'imposer à moi : Baptiste a été trachéotomisé aujourd'hui.

Je ne sais pas comment, mais cette idée s'est imposée à moi, aussi nette et précise que si on me l'avait téléphonée, et, en arrivant près de lui, je ne suis donc pas surprise de constater qu'en effet, il est trachéotomisé.

Cela nous permet de communiquer un peu plus que lorsqu'il était intubé, mais sans les cordes vocales qui ne peuvent pas être mobilisées, et il me faut déployer des trésors de patience et d'ingéniosité pour tenter de déchiffrer sur ses lèvres ce qu'il veut me dire, ce qui l'agace prodigieusement parfois.

Ne pouvant déglutir correctement, il a aussi des glaires qui montent et qu'il faut évacuer, à l'aide d'un tuyau qu'on lui enfonce dans la gorge alors qu'on débranche le respirateur, ce n'est pas agréable et il ne faut pas trop en abuser car cela appelle d'autres glaires qui montent et le cercle infernal peut vite s'enclencher.

A tel point qu'un soir, il va s'énerver pour de bon, faisant monter des glaires qu'il faut aller aspirer avec un tuyau sous peine qu'il s'étrangle, et à chaque fois, il me faut appeler de l'aide dans le couloir et sortir de la chambre l'instant que les infirmiers officient, ce qui impute grandement mon heure de visite.

Il l'a compris et en joue pour me punir quand il est mécontent de mes réponses, à tel point qu'un soir, je sors excédée de sa chambre, il s'étrangle, devient écarlate et l'infirmière arrive en courant ; je lui dis de ne pas en tenir compte, qu'on vient de s'engueuler et que c'est du chiqué…. Elle entre tout de même vérifier, normal, et s'aperçoit qu'en effet, Baptiste ne s'étrangle plus, il a repris des couleurs normales, il me croyait partie. Je passe alors la tête par la porte et lui lance, d'un air guilleret « moi aussi je t'aime ! ».


Je ne compte plus les soirs où je suis arrivée dans sa chambre et l'ai trouvé, sans ses lunettes, sans moyen de communiquer et en sueurs parce qu'on lui avait passé l'antibiotique beaucoup trop vite.
Alors, dans ces moments-là, j'attrapais un bandana, j'avais pris l'habitude d'en avoir un sur moi tout le temps, je le mouillais dans la salle d'eau et lui passais sur le visage pour l'apaiser.

Par contre, je ne l'ai jamais trouvé sale ou non coiffé, le personnel soignant faisait des miracles, parvenant à lui laver la tête et lui couper les cheveux, le raser et le parfumer même alors qu'il était dans le coma.

Une infirmière était spécialisée en sophrologie et, quand il est sorti du coma, je savais si elle était venue lui faire une séance rien qu'à voir sa façon de respirer, plus ample, plus calme.

Dès qu'il a été en mesure de manger, je me suis opposée à ce qu'on lui donne de l'eau « solide » une sorte d'eau en gelée destinée à éviter les fausses routes, je leur ai demandé de faire en sorte de l'alimenter de manière normale afin qu'il ne soit pas dépendant de succédanés dont il mettrait des mois à se sevrer, je pense encore maintenant que j'ai bien fait en demandant cela.

Je pouvais aussi lui apporter de la nourriture pour lui faire plaisir ou de la confiture maison pour son petit déjeuner ou du fromage, que le personnel remisait dans un réfrigérateur spécial, tout ce qui fait qu'on est présent près de l'être cher, même à distance.

Quand il a été bien réveillé, c'est-à-dire vers la fin avril de mémoire, on l'a changé de chambre pour le mettre au bout du couloir.


Là, dans cette nouvelle chambre, j'ai eu un soir un grand moment de solitude.

 

Je venais d'arriver au chevet de Baptiste, une infirmière, très jolie et souriante, finissait de vérifier ses perfusions.

Dès qu'elle est sortie, Baptiste m'a dit : « t'as vu ? elle est jolie ma femme….

-Non, ce n'est pas ta femme, peut-être que tu souhaiterais qu'elle le soit, je peux le comprendre, mais ce n'est pas ta femme

-ben si, c'est ma femme !! »

Et là, je fus prise d'un doute effroyable : je ne m'étais jamais posé la question dans ces termes, MAIS, s'il ne me reconnaissait pas ? et si, pour lui, je n'étais qu'une étrangère ? se pourrait-il que le Docteur G ait raison, que son cerveau ait été atteint ????

« Et moi alors, lui répondis-je, si elle est ta femme, qui je suis ? »

La réponse ne fut pas immédiate, je le vis chercher dans ses souvenirs, visiblement la question ne lui avait pas effleuré l'esprit, mais la réponse n'était pas non plus une évidence, les secondes se succédaient, devenant une minute facile, je le voyais me dévisager et j'imaginais sans peine, n'étant pas moi-même physionomiste, un fichier rotatif tournant comme un fou dans son cerveau et une main en extirpant des fiches : « non, c'est pas ça….non, pas celle-là non plus…. »

Puis, d'un coup, le fichier rotatif a trouvé la bonne fiche et il me répondit, avec une émotion non feinte, la voix étranglée « tu es Lou, MA Lou…. »

Dans ces quelques mots, j'ai ressenti toute l'émotion dont il ne m'a jamais parlé, mélange de soulagement, d'amour et de quelque chose comme une sorte de remerciement, les choses prenant leur place, devant la compréhension de ce que ma présence auprès de lui, tous les jours, pouvait signifier : « tu n'es pas seul, je suis là ».

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