Retour aux sources

Perrine Piat

Jour 1 – A666. Sur la route des vacances, une famille s’arrête. Après le déjeuner, chacun remonte en voiture sauf la mère, elle a disparu. On prévient la police. Dévastés, père et enfants arrivent malgré tout sur le lieu de leur séjour. Là, ils découvrent un mot de la mère, elle vient de passer par là !

Jour 2 – Elle est cachée, ailleurs. Elle raconte comment elle s’est sauvée de cette aire d’autoroute, comment elle se cache. De leur côté, père et enfants fouillent la maison. Ils se questionnent sur ce mot qui leur demande de ne pas prévenir la police, de mener l’enquête seuls. Mais quelle enquête ?

Jour 3 – La famille enquête au village. Un habitant reconnaît la mère d’après une vieille photo. Il y a vingt ans, elle vivait ici et a été accusée du meurtre de ses parents. Elle a alors disparu. Ils retrouvent des coupures de presse et reconnaissent bien la mère. Est-elle une meurtrière en fuite ?

Jour 4 – La mère raconte ce qui s’est passé à l’époque, pourquoi elle n’a jamais pu prouver son innocence. Père et enfants poursuivent leurs recherches. Le père est fou de rage contre sa femme. Ses enfants lui reprochent de ne jamais avoir fait attention à elle.

Jour 5 – Les enfants comprennent que leur mère a besoin d’eux pour prouver son innocence, le père accepte de les aider. Ils recueillent un maximum d’indices. On découvre que la mère suit tout cela grâce à des caméras dissimulées et qu’une personne lui fait un rapport quotidien de l’avancée de l’enquête. Mais pourquoi ?

Jour 6 – Père et enfants la découvrent mieux, sa gentillesse, son enfance. Ils s’en veulent de l’avoir mal aimée. Elle les scrute, heureuse que sa famille l’aime enfin. Père et enfants trouvent un nouveau message. C’est l’un des « témoins » qui leur donne rendez-vous pour leur faire des révélations. Un piège ?

Jour 7 - Elle raconte sa vie de jeune fille accusée de meurtre, sa souffrance. Père et enfants ont peur en arrivant au rendez-vous. Le témoin est là et raconte la véritable histoire, mettant la mère hors de cause. Direction le bureau de police, le commissaire va-t-il croire cette version des faits?

Jour 8 – Le témoin signe sa déposition. Père et enfants sont rassurés, la mère semble bientôt sortie d‘affaire. Elle, non loin, attend celui qui lui reporte quotidiennement. Justement, on découvre que ce dernier est  le témoin qui vient de déposer, celui-là même qui vient de l’aider à se disculper.

Jour 9 – L’affaire va être classée. La famille se retrouve enfin. La mère avoue avoir reçu une lettre anonyme qui la menaçait de tout révéler, s’excuse. Le père doute d’elle quand il apprend que la maison était truffée de caméras. La famille organise une fête. Mais la mère dit-elle toute la vérité ?

Jour 10 – La mère est avec son complice, le témoin. C’est en fait son ami d’enfance. Le père les écoute de loin, effondré. Grâce aux enfants et à lui, elle est innocentée à jamais alors que… Elle le voit. Elle s’approche et lui chuchote ce qu’il redoute d’entendre : c’est bien elle qui a tué ses parents. Il s’est fait manipuler. Elle retourne à la fête, tout sourire.

Premier Jour

Bleu. Le ciel était d’un bleu saisissant. Pas une once de nuage, pas une ombre de perturbation. Juste bleu. Ciel. Juste bleu ciel. Tête posée contre la vitre aux traces suspectes, Valérie aimait à perdre son regard dans cette immensité. Elle n’écoutait plus ses enfants se disputer les dernières frites, elle n’attendait plus que son mari en finisse avec son portable. Le menton posé dans sa paume, ses doigts pianotant doucement sur son visage, Valérie s’évadait un peu, loin du bruit ambiant. La voix criarde de la serveuse la ramena soudain à la réalité.

- ça fait 48 euros M’ sieurs dames, j’ vous encaisse de suite, y a changement de service.

Ni Léo, dix ans, ni Camille, quinze ans, n’avait levé les yeux à cet appel. Ils terminaient leur repas aux côtés de leur mère, qui elle, se tourna vers son mari. Didier était tout à son téléphone, encore, toujours.

- Didier, faut payer, osa-t-elle.

- Oui, eh ben vas-y, t’as pas besoin de moi non ?

Voilà. Voilà ce que Valérie ne supportait plus. Autant d’indifférence. Déjà, la route depuis Paris avait été une enfilade de silences, ponctuée de reproches. Le ton désagréable de son mari la cristallisait sur place. Une fois de plus, elle payait sans ne rien dire, laissant sa petite famille dans une inconsistance morale qui lui échappait.

- Bon, je vais me prendre un autre café je crois, dit Valérie.

Son mari leva la tête d’un coup, la regarda bizarrement, elle se sentit toute petite.

- Non mais tu rigoles ? On n’a plus que quarante-cinq minutes de route, tu ne vas pas nous embêter avec ton café ?

Même les enfants ne s’attendaient pas à cette réaction. Quelle mouche l’avait piqué pour qu’il s’énerve comme ça ? Valérie n’eut pas la force de répondre et lança doucement :

- Ok, bon, tout le monde passe aux WC et on y va.

Didier se leva, prit son téléphone, ses clés, la main de son fils et se dirigea vers les toilettes. Après quelques pas il se retourna :

- Et pas deux heures la pause pipi, hein les filles ?

Mère et fille hochèrent la tête. Valérie souffla. Camille finit son verre d’eau, le posa sèchement et dit en se levant:

- Ben…ça va être sympa les vacances.

Valérie suivit le mouvement qu’elle venait d’initier. Ses pas étaient lents, désabusés. Elle avait tant attendu ces vacances dans le sud de la France. Pourvu que son mari se détende et que ses enfants soient gentils ! Elle entra dans les toilettes dames ; sa fille se recoiffait, plantant un crayon à papier dans un chignon improvisé.

- Tu t’es lavée les mains, chérie ?

Sa fille souffla un grand coup, Valérie comprit le message « ok, je t’embête avec mes questions à la con » et n’insista pas. Camille lui lança toutefois un regard rapide et dit :

- À tout de suite, dépêche hein, sinon papa va encore gueuler.

Valérie fixait la petite fenêtre qui lui faisait face et ne répondit pas.

- Maman ? ça va ? Maman ?

- Comment ? Oui, oui, chérie, j’arrive. Tiens, garde mon téléphone en attendant.

Sur l’aire d’autoroute, où ils sont arrêtés depuis presque une heure, le va-et-vient incessant des camions, des voitures et autres motos est insupportable. Assis au volant de sa voiture, Didier a chaud et sifflote tant bien que mal pour couvrir ce vacarme. Son fils, installé derrière, a repris sa lecture de mangas. « Quelle chance de pouvoir lire en voiture ! » se dit son père. Léo n’a pas ouvert la bouche depuis qu’ils sont partis mais il a déjà avalé trois mangas et semble ne pas trouver le voyage trop long.

Lui, en revanche, est pressé d’arriver ; il ne peut plus supporter les conversations sans intérêt de sa fille, les questions de sa femme et ses mots vains pour combler leurs silences. Et puis où est-elle d’ailleurs ?

Camille entre dans la voiture à ce moment-là.

- Maman arrive, elle est aux toilettes.

Ces quelques mots sont suivis d’une succession de râles, de soupirs d’exaspération, de tapotements de doigts contre le volant, de raclements de gorge. La panoplie des bruits générés par les réactions d’impatience couvre presque le bruit de la circulation de l’autoroute. 

Mais depuis combien de temps maintenant attendent-ils tous les trois dans cette voiture, sous cette chaleur ? Camille ne tient plus.

- Eh, Papa, tu veux pas aller voir ce qu’elle fait là ? dit-elle.

- Oh non, vas-y toi ma chérie, je peux pas entrer dans les toilettes des femmes.

L’adolescente râle un peu avant d’accepter. Elle commence à s’inquiéter et surtout, elle en a marre d’être là à ne rien faire. Didier est toujours au volant et transpire à grosses gouttes malgré la climatisation. Il sort de la voiture pour prendre l’air et allume une cigarette. Il aime cette idée farfelue de prendre l’air alors qu’il n’inspire que du tabac, ça parait bête mais cette pensée fait naître un petit rictus sur sa bouche. Sourire de courte durée car il fronce déjà les sourcils en voyant sa fille arriver en courant. Essoufflée, visiblement apeurée, elle a les pommettes écarlates et les yeux emplis de larmes.

- Qu’est ce qui t’arrive chérie ?

Elle est si paniquée qu’elle ne peut plus à parler.

- C’est…c’est Ma…c’est Maman.

Didier, malgré l’état de sa fille, est trop inquiet pour être patient ; il lui hurle dessus :

- Mais c’est Maman quoi putain ?

Camille a un mouvement de recul, le fixe sévèrement et lui répond d’une traite.

- Maman n’est plus aux toilettes. Elle a disparu.

Didier a du mal à comprendre.

- Quoi ? Mais comment ça ? Elle doit être à la boutique, ou alors au restaurant, elle a peut-être oublié quelque chose à table ! Je l’appelle, dit Didier énervé.

- Papa, elle m’a laissé son téléphone, on ne peut pas la joindre, confie Camille désolée.

Il ne répond pas et part comme une flèche en râlant. « Mais qu’est-ce qu’elle fout cette conne ? ». Camille se sent perdue, elle ne sait plus quoi faire, elle s’approche de la voiture pour rejoindre Léo. Il ne lit plus, il a tout entendu.

- Dis, elle a des problèmes Maman ?

Elle le prend dans ses bras et, pour la première fois de sa vie, ne sait pas quoi répondre.

Didier ressort très vite du restaurant, il crie à s’en casser les cordes vocales « Val ! », « Val ! », il court à droite à gauche, comme s’il allait la trouver dans les buissons, sur l’autoroute, derrière la pompe à essence. Il monte dans les immenses camions stationnés sur l’aire et continue à hurler « Val ! », « Val ! ». Il retourne dans le restaurant. Sort par la cuisine. Frappe aux fenêtres des voitures.

- Il devient fou Papa ? demande Léo à sa grande sœur.

- Viens, on va voir ce qui se passe, lui répond-elle.

Camille et Léo entrent dans le restaurant, tout le monde regarde leur père. Didier s’est arrêté là, déboussolé, transpirant d’inquiétude. Son souffle rauque et ses yeux apeurés inquiètent encore plus ses enfants.

Une fesse sur un tabouret de bar, il leur tend les bras pour les serrer fort. Ils restent soudés quelques instants, comme pour faire une pause, comme s’ils avaient besoin de plusieurs secondes pour bien comprendre ce qui leur arrive. Ils se sentent seuls au monde, perdus, les bruits de l’autoroute ou des touristes qui déjeunent ne leur parviennent plus. Le poids des regards des autres sur eux les ramène toutefois à une réalité qui les angoisse de plus en plus. La patronne du bar met fin à leur trio de solitude et les précipite sur terre sans un mot : elle leur tend le téléphone.

Didier comprend ce qu’il doit faire et déteste déjà devoir tout expliquer à la police. Et si c’était plus confortable de ne pas savoir où sa femme est partie plutôt que d’affronter la réalité ? Ce n’est pas possible, pas Valérie. Ces histoires n’arrivent qu’aux autres. Et qui aurait pu vouloir enlever sa femme ? Il s’en veut tout de suite pour cette odieuse pensée. Est-elle partie par choix ? Qu’allait-il faire de ses enfants s’il se retrouvait seul ? Didier a l’impression de flotter au-dessus de cet événement comme s’il s’agissait d’un mauvais rêve dont la fin serait bonne, forcément.

Se tenant tout près de lui,  les enfants peinent à comprendre ce qui se passe. Ils regardent leur père qui ressemble à un fantôme. Ses joues ont perdu leur couleur, son teint est quasi transparent. Dans l’espace du restaurant, une chape de plomb est brusquement tombée, chacun en sent le poids sur ses épaules. Tout le monde est plus ou moins témoin de cette étonnante disparition et tout le monde se pose des questions. La chaleur devient étouffante. On entend simplement le ronronnement des pales des ventilateurs et les cliquetis des fourchettes de ceux qui continuent de déjeuner. Cela fait déjà une heure qu’ils sont sortis de table. Ils devraient être tous les quatre dans leur petit gîte du Lubéron.

L’angoisse s’accentue lorsque retentissent les sirènes de la police. Les enfants sentent leurs cœurs battre plus vite, Didier transpire à grosses gouttes. Il regarde partout à la fois, comme si sa femme pouvait apparaître d’une seconde à l’autre pour mettre fin à son calvaire. Il se promet que si elle revenait maintenant, il ne crierait même pas, il ne lui dirait rien, il serait juste soulagé. Il se surprend même à prier « Mon Dieu, dites moi que ce n’est pas à moi que ça arrive, qu’elle va revenir, qu’elle regrette. Faites qu’il ne m’arrive rien d’horrible ».

- Monsieur Dasson, c’est bien vous ?

Didier est face à deux policiers, lesquels n’ont pas l’air très inquiets.

- Monsieur, vous vous asseyez et vous nous racontez ce qui s’est passé.

Le père de famille, d’ordinaire autoritaire, ressemble maintenant à un petit garçon qui aurait perdu sa maman au supermarché.

- Nom, prénom, carte d’identité, adresse de vos vacances.

Didier n’écoute pas. Il est ailleurs. Il regarde chacun de ses enfants, soumis au même interrogatoire que lui. Léo sirote un jus d’orange et ne dit rien. Il a peur, il s’inquiète. Une policière s’est agenouillée pour être à sa hauteur et essaie de le rassurer, en vain. Léo reste muet, les yeux sur la couverture de son manga.

Camille semble plus loquace. Elle raconte toute l’histoire sans se faire prier.

- Non, mais la dernière fois que je l’ai vue, on était aux WC. Elle m’a dit de me laver les mains, genre je ne sais pas ce que j’ai à faire. Juste, j’ai quinze ans quoi. Je me suis coiffée  et j’ai rejoint Papa dans la voiture. Voilà, c’est tout. Tenez, elle m’a laissé son portable.

- Combien de temps avez-vous attendu tous les trois dans la voiture ?

- J’sais pas. Après je me dis quoi ? Je me dis, on est sur l’autoroute 666 non ?

- Et alors ?

- Eh ben ça paraît évident. Soit c’est un truc genre science-fiction : 666, le numéro du diable et tout ça. Soit ça fait plutôt genre la route 66 des États-Unis, c’est peut-être un signe je me dis.

Le policier qui l’écoute paraît quelque peu perplexe. Il note tout cela sur un petit carnet pendant que la jeune fille continue à imaginer ce qui aurait pu arriver à sa mère.

- Monsieur Dasson ? Vous m’écoutez ? Monsieur Dasson ?

Didier raconte à son tour ce qui vient de leur arriver, il essaie de se souvenir des détails, des camions à bord desquels il est monté, des voitures qu’il a fouillées du regard, des gens qu’il a vus. Il donne au policier une photo d’identité de sa femme qu’il gardait dans son portefeuille et précise qu’elle a quand même changé depuis quinze ans. Il est incapable d’informer les officiels sur la couleur de ses habits, de ses cheveux… « Et comment était-elle habillée déjà ? Oui bleus, elle a les yeux bleus. Enfin bleus, verts plutôt. Clairs en fait ». Tout à coup il a la sensation de ne plus la connaître, de ne pas l’avoir vue depuis des années. Ou peut-être de ne pas l’avoir regardée depuis des années… Il ne sait plus trop. Il est même en colère contre elle.

- Mais enfin monsieur, je ne lui ai jamais fait de mal, elle avait tout pour être heureuse avec nous. J’ai un bon salaire, elle a des amis… Il n’y a aucune raison qu’elle ait eu envie de partir.

En même temps qu’il parle, Didier réalise qu’il ment. Et si justement elle avait eu envie de les laisser ?

Les policiers se concertent, font de grands gestes mais pas de bruit. Léo et Camille reviennent près de leur père, s’assoient sans un mot, à côté de lui.  Léo prend la main de son père dans la sienne et la serre aussi fort que possible alors Didier le serre contre lui et l’embrasse sur la tête. Il fait de même avec sa fille.

- Bon, Monsieur Dasson. Voilà. Votre femme a disparu depuis une heure environ.

- ça on le sait colonel, jette froidement Léo. Mais elle est où Maman ?

- Écoutez on a fait le tour du périmètre. Rien ne nous permet de dire si elle est partie volontairement ou si elle a fait une mauvaise rencontre. Personne n’a rien vu ou entendu de suspect. La patronne et le personnel du restaurant, même avec la photo, ne se souviennent même pas de l’avoir servie. On a fouillé dans le portable, il n’y a rien. Je suis désolée Monsieur Dasson, mais il va falloir attendre. C’est comme pour les fugues. Si elle n’est pas revenue dans les quarante-huit heures, il faudra venir au commissariat d’Avignon et déclarer la disparition. Deux jours, c’est le délai minimum. Dans quatre-vingt dix pour cent des cas, la personne disparue revient d’elle-même. Allez, ne vous inquiétez pas, elle passera peut-être une nuit dehors mais après, elle aura envie de retrouver son petit confort. Allez donc l’attendre sur votre lieu de vacances, ça ne sert à rien de rester ici au milieu de nulle part.

Le policier, plutôt fier de sa sortie, arbore un sourire totalement déplacé étant donné les circonstances. Ses collègues commencent déjà à sortir quant lui, comme pour mettre fin à une euphorie dramatique annonce à tout le restaurant :

- Allez Messieurs dames, tout est rentré dans l’ordre, vous pouvez reprendre la route. Et vous, Monsieur Dasson, bon courage.

Il serre la main de Didier, et s’en va. Didier et ses enfants sont à nouveau seuls au milieu de tous. Au début, quelques regards persistent, on les observe en coin pour ne pas manquer leurs éventuelles réactions, le spectacle continue un peu. Et puis au bout de quelques minutes, la vie reprend son cours. Eux, ils n’ont toujours pas bougé. Ils sont assommés.

Sur la route des vacances, l’ambiance dans la voiture n’est plus la même.

Didier s’est recroquevillé sur lui-même ; visage fermé et regard dur, il reste silencieux. Léo a lâché ses mangas et regarde le paysage défiler par la fenêtre ; tout ce qui est proche de la voiture défile à toute vitesse alors que les maisons à l’horizon sont presque statiques. C’est marrant. « Et si Maman était dans un ces champs, comment elle ferait pour dormir dehors ? Elle n’a même pas son pyjama, elle va avoir froid. »

Sa sœur parle tellement qu’il ne peut pas réfléchir trop longuement. Camille a déjà tout imaginé, le meilleur comme le pire. « Un enlèvement avec tueur en série ou psychopathe qui l’aurait enlevée pour lui faire du mal. Pour demander une rançon. Ou alors des extra-terrestres, des martiens. Des petits bonhommes venus d’une autre planète et qui auraient jeté leur dévolu sur ma mère. Oui mais pourquoi elle alors que c’est un peu une femme qui sert à rien quand même. Enfin, ce n’est ni un top modèle ni une intellectuelle acharnée. Non mais elle ne peut pas être partie comme ça, seule, sans affaires ? Impossible qu’elle ait eu envie de nous gâcher les vacances quand même. »

- Dis Papa, on va faire quoi quand on sera là-bas ? lance Léo.

- Je ne sais pas mon grand. On va aller dans la maison et puis on verra. Tu sais, c’est le village où Maman vivait quand elle était petite, ça va être bien de découvrir tout ça, elle n’avait jamais voulu qu’on y aille avant.

- Bah oui super mais si elle n’est pas là…dit Camille.

Le silence reprend immédiatement possession de la voiture. Ni Didier ni ses enfants ne le disent à voix haute mais un fort sentiment de solitude s’est tout à coup mélangé à l’inquiétude. Ils ont perdu leur repère commun, le ciment de leur famille, le métronome de leurs relations. Didier ne sait pas trop ce qu’il doit faire ou dire, il regarde ses enfants dans le rétroviseur mais il y voit des étrangers, des inconnus. Il n’a qu’une envie : arriver dans cette fameuse maison qu’elle a insisté pour louer, enfin dormir et puis surtout…oublier. Oublier jusqu’au lendemain. Est-il possible de passer une si mauvaise fin de journée et de se réveiller en retrouvant sa vie normale, comme si rien ne s’était jamais passé ?

Comment avait-elle pu vivre ici, dans ce coin perdu ? Le GPS ne parvenait pas à les localiser et même la carte routière était imprécise à cet endroit. Mais où se trouvait donc cette maison ? Combien de virages allait-il encore falloir négocier avant d’y arriver ? La route devenait de plus en plus caillouteuse, le bitume avait laissé place aux pierres blanches et aux plantes de Provence. L’air s’imprégnait maintenant avec insistance de cette odeur spécifique du Sud. Loin des indélicates fragrances parisiennes, on respirait ici le thym, la terre chauffée par le généreux soleil de la journée, la douceur du climat et même le bonheur de vivre. Didier se surprit à éteindre la climatisation en empruntant le dernier petit chemin qui menait à la maison et à ouvrir étroitement sa fenêtre. Comme il aurait pu griller une cigarette pour tenter de faire disparaître cette boule qui s’accrochait à son estomac, il humait profondément ce nouvel air qui s’offrait à ses narines.

Elle est là cette fameuse maison, ils sont juste devant. Léo et Camille se sont déjà détachés et ouvrent leurs portes pour se dégourdir les jambes. Toute en pierres, de plain pied, la maison a des allures de corps de ferme. Au cœur de la garrigue, elle semble toute petite mais tout à fait chaleureuse. Didier est soudain pris d’une crise d’angoisse. « C’est Valérie qui a les clés ! » Il ne s’est occupé de rien pour ces vacances, comme pour les autres d’ailleurs, et ce détail ne lui était pas venu à l’esprit depuis ce midi. Il prend son temps pour descendre de la voiture car à l’intérieur de celle-ci, il se sent protégé. Tant qu’il s’y trouve, c’était un peu comme s’il est toujours à Paris ou chez lui, dans un lieu sûr.

A son premier pas sur la caillasse du Lubéron, il se sent abattu, ses épaules sont lourdes, chargées d’un fardeau qu’il n’avait jamais connu, qu’il n’avait surtout pas voulu. Il se surprend à comprendre pourquoi Valérie adore cette petite maison. Elle l’avait tellement soulé de mots à propos de ce mas d’enfance qu’il n’avait même pas pris deux secondes pour l’imaginer. C’était pourtant joli. Maintenant, il se retrouve là, avec Camille et Léo et il va bien falloir faire sans sa femme, jusqu’à ce qu’elle revienne. Ce soir ? Demain ?

- Tu as vu Papa, c’est trop bien ici, dit Camille, enthousiaste.

Léo est arrivé près de la porte et attend patiemment son père qui regarde aux alentours. La maison est isolée, sans voisins proches et à plusieurs kilomètres du village. Il leur faudra donc souvent utiliser la voiture et il va devoir passer son temps à conduire ! Assez curieusement, des traces de pneus sont bien visibles sur le chemin. « Tu parles d’un repos, quarante-huit heures à se faire un sang d’encre avant de pouvoir bouger » pense-t-il.

- Papa, viens voir, crie Léo. Papa !

Didier rejoint rapidement son fils, la porte devant lui est entrouverte.

- Comment tu as fait ça toi ? demande Didier.

- J’ai juste poussé et ça s’est ouvert.

Avec précaution, Didier entre dans la petite maison.

- Y a quelqu’un ?

Pas de réponse. Suivi de ses deux enfants, le père avance prudemment dans l’entrée. Pas un bruit, pas un craquement, rien.

- Oh hé ! Y a quelqu’un ?

Didier tient la main de ses enfants, chacun d’un côté. Alignés tous les trois, ils continuent d’avancer encore, pour entrer dans le salon. Là, ils s’arrêtent tout net, interdits. Sur la grande table en bois qui trône au milieu du salon, un mot est adossé à la lampe à pétrole. Didier serre machinalement la main de ses enfants et continue à s’avancer. De loin, il reconnait la forme des lettres, l’écriture ronde, soignée, jolie. Valérie ? Il approche encore et saisit le mot. « N’appelez pas la police, menez l’enquête tout seuls. »

Debout devant la table, ils doivent se rendre à l’évidence. Les traces de pneus, la porte, le mot : Valérie est passée par là il y a peu de temps et elle leur a laissé des instructions.

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