Retour d'âmes

vieufou

Perché à la cime du plus haut sequoia de l'étique forêt, une main en visière devant les yeux, l'indien à la peau tannée comme du cuir évaluait, à l'aune de ses propres battements de cœur, le temps séparant l'apparition des énormes champignons de feu du bruit de leur éclosion. Une expression de soulagement tendit soudain le large plateau divisant en deux parties son visage raviné par les rigueurs saisonnières.

Délaissant le terrible mais captivant spectacle qui s'offrait à lui, l'homme redescendit de l'arbre avec assurance et annonça à la tribu qui attendait sous ses branches, anxieuse, depuis qu'avait retenti au loin le premier coup de tambour de ce qu'ils avaient d'abord pris pour une manifestation de la colère céleste :

      – On devrait être tranquille pour un moment… la forêt aura repoussé avant qu'ils reviennent.

Les déflagrations cessèrent enfin.

Ce soir-là, pendant que les femmes kayapos, nues comme au matin de leur naissance, tressaient des pagnes de raphia d'un geste séculaire en chantant la liberté retrouvée ou s'ornaient corps et visages de motifs colorés, les hommes et les enfants, nus également, dansaient en riant autour du grand feu dressé dans la clairière au centre du village, dans lequel chacun avait jeté les vêtements « civilisés » et autres colifichets de plastique offerts par l'homme blanc en échange de son âme et de toujours plus de son territoire.
Un orage s'abattit. Toute la nuit, lumineux, éphémères et tonitruants, des éclairs claquèrent aux abords de la forêt. Au petit matin, ne restaient des armes de déforestation des blancs que des carcasses tordues léchées par des langues de feu qu'une épaisse pluie finit par éteindre. L'orage avait épargné la forêt et ses hôtes, bien à l'abri sous des auvents de feuilles d'ungurahua tressées.

Sur la piste boueuse du chantier désert recouvert de sciure agglutinée et parsemé de souches, un dernier flash aveuglant déchira l'obscurité, frappant le bras d'une pelleteuse, déjà à l'agonie, qui s'affaissa dans un bruit sourd.

Il y eut un matin.

Un ultime nuage déformé, aux faux airs de champignon, s'étira paresseusement au-dessus de la canopée, mouton de brume paissant loin à la verticale des dormeurs, dont l'âme, enfin apaisée, avait réintégré le corps.

Il ne fit que passer, pour aller se perdre à l'horizon, au-dessus des grandes cités en flammes.

Des frondaisons s'éleva un chant d'oiseau, puis un autre.

En lisière de la friche, une vrille se déroula, puis une autre.

Spores et pollens jaillirent, emportés au loin par une brise légère.

La forêt elle aussi avait retrouvé son âme.

Déjà, des rameaux bourgeonnaient sur les souches du passé.

Sur sa natte, un premier petit indien s'étira, bâilla dans un soupir, ouvrit un œil et se mit à chatouiller son frère encore endormi.

 

  • j'aime beaucoup et ça donne envie de lire la suite et ce qui précède...

    · Il y a presque 8 ans ·
    Bernie aux automn'halles

    Bernadette Dubus

    • merci, pour le moment, ce texte est indépendant, mais qui sait... un jour peut-être s'étoffera-t-il...

      · Il y a plus de 7 ans ·
      L (3)

      vieufou

  • Très beau.

    · Il y a presque 8 ans ·
    Philippe effect betty

    effect

    • Merci. Je t'invite à lire et commenter les autres, s'ils te plaisent. Et à faire un tour sur ma page www.vieufou.unblog.fr, où tu trouveras, en plus de ce texte, tout ce qui concerne mon actualité littéraire, notamment Infemmes et sangsuelles, mon recueil qui vient de paraître.

      · Il y a presque 8 ans ·
      L (3)

      vieufou

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