Rite initiatique

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Rite initiatique.

“Papa maman, vous n’auriez pas 80 euros que j’aille m’acheter un pantalon.”

La famille qui finissait tranquillement de déjeuner, est éberluée. Mon père s’étouffe. Ma mère repose sa tasse de café.

“Qu’est-ce que tu dis ?” Reprend-elle, d’une voix éteinte.

“J’ai plus rien à me mettre et je suis assez grand pour m’occuper de mes affaires tout seul. Donne-moi de l’argent.”

Un conseil se forme sur le champ. Père et mère se consultent dans un coin du salon. Sœur aînée y va de son opinion. Des gestes précipités. Des bribes de phrases à peine murmurées. Des “Tu crois ?” Des “déjà !” Quelques doigts pointés vers moi. Puis la délibération s’achève. Le silence s’installe. Notre père s’approche, majestueux et imposant, prêt à rendre le jugement final. Il me tend trois billets et cette parole :

“Tu es jeune, il est vrai, pour exécuter ce genre d’entreprise, mais ta valeur n’attend pas le nombre des années. Cours vers ton destin et tu seras un homme, mon fils. »

Plus intrépide que Jason et tous ses Argonautes à la recherche de la Toison d’or, je m’élance dans les rues vers l’objet de ma convoitise : un jean baggy. Ce jean qui se porte taille basse. Quelle allure désinvolte, il donne à celui qui le porte ! Aucune belle ne semble y résister, comme le prouve régulièrement cet enfoiré de Michaël, play-boy analphabète de 3° B, collectionneur émérite des premiers émois  féminins. Ce pantalon, donc,  aux indéniables vertus attractives, il me le faut. Mais hélas, la parure magique est farouchement gardée par la plus perfide des Médée, une Gorgone pétrifiante, un cruel dragon : la vendeuse d’habits. Cette créature démoniaque est capable de vous refourguer chaussettes, short et pull-over quand on ne veut qu’une chemise.

A mesure que j’approche de ma destinée, je passe en revue les points clefs de la stratégie élaborée depuis trois jours pour affronter ce démon et réussir ma mission :

“-  Etre ferme et assuré.

 - Respecter quelques principes de conduite : Eviter tout contact direct. Et surtout ne pas laisser parler la vendeuse ou trouver une parade pour la faire taire immédiatement.

Enfin, l’enseigne lumineuse du magasin, comme un appel incontournable, clignote à trois numéros. « Courage ! Courage! »

Devant l’entrée, je respire. La porte automatique du magasin, comme une invitation, s’ouvre devant moi. J’entre prudemment. Tout semble calme. Une légère musique jazzy s’envole d’enceintes fixées aux murs. Le souffle chaud des radiateurs exerce une action apaisante.

“Vous désirez jeune homme ?”

La rapidité de cette attaque  m’arrête en plein vol. Je suis épinglé par deux grands yeux verts qui me fixent.

-“Eh… Je… Je … sais pas… regarder… juste…

-Je vous demande pardon” reprend la sorcière sans me quitter du regard.

- “Un pan…pantal…pantalon

- Excusez-moi, mais je ne comprends rien !” L’ironie luit dans ses yeux.

Quel adversaire redoutable ! Je ne sais plus que faire. Je désigne d’un geste hésitant l’endroit des pantalons.

- “Ah ! Un pantalon ! Vous désirez un pantalon ! Il fallait le dire tout de suite ! Suivez-moi !”

J’obéis docilement, désarmé par son pouvoir.

- “Nous allons nous occuper de vous !…”

Cette dernière parole me bouleverse. Qu’adviendra-t-il de moi ?

- “Alors jeune homme lequel désirez-vous ? Vous ne savez pas ! Laissez-moi vous aider. D’abord, quelle taille ? Ah oui ! Je vois. Il vous faut au moins… oh oui ça ! Pardon ? Trop petit ? Mais non, il faut quelque chose qui tienne au corps. Maintenant, le style… Laissez-moi vous regarder…Tel que je vous vois, je penserais à un pantalon… à pinces. Vous êtes chanceux, il nous en reste encore de très beaux en rayon. Mais oui ! Mais oui ! Mon petit, cela vous ira très bien. Ayez confiance. Tenez ! Prenez- moi ce modèle. Allez l’essayer dans la cabine et revenez me voir lorsque vous l’aurez enfilé.”

Et sans plus de considération, je suis propulsé derrière un rideau  d’essayage.

Enfin seul et momentanément à l’abri. Il faut réagir et exécuter avant que les événements ne s’enveniment le plan le plus raisonnable et le plus approprié à la situation : le plan basket.

De l’index, j’ écarte délicatement le rideau et glisse à l’extérieur une tête timide. Coup d’œil à gauche, coup d’œil à droite. Le démon vampirise une autre victime. C’est le moment. Comme une fusée, je m’éjecte du magasin laissant derrière moi quelques propos déjà étouffés :

-“Vous n’aimez pas le …”

Sans me retourner, je dévale les rues : bousculades, crissements de pneus, insultes. C’est une course effrénée qui me ramène chez moi.

Essoufflé devant la porte, je sonne, je tambourine. On ouvre. Sauvé.

Tous les habitants de ce lieu n’ont qu’un mot à la bouche :

-“ Alors ?”

Négligemment, je dépose les billets sur le meuble de l’entrée.

-“Y avait plus ma taille.”

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