Rouge Bonbon
valjean
Je ne peux passer devant la maison blanche aux contours de fenêtres en briques rouges sans penser à elle, et à son éternel sourire, quand nous marchions, joyeuses, sous sa fenêtre, faisant résonner nos sabots cloutés sur les pavés toujours humides, comme pour narguer les soldats allemands.
D'autres souvenirs, moins agréables, me ramènent à la guerre. Ces corps étalés sur le pont enjambant la Sauldre, quand nous nous rendions à l'église Saint-Etienne.
C'était vers la fin de la guerre, les corps étaient ceux de paroissiens se rendant à l'office qui avaient été mitraillés par un avion allemand. Personne n'avait songé à les ramasser dans le grand chaos qui s'était abattu sur la ville.
J'étais au pensionnat. Papa nous avait quitté depuis plusieurs mois déjà, après une nouvelle crise de beuverie et de nouveaux coups portés sur Maman. Ou était ce Maman qui était partie avec ses onze enfants pour gagner ces deux pièces au sol en terre battue ?
Maman était journalière et ne pouvait tous nous faire vivre avec les quelques sous qu'elle gagnait en aidant dans les jardins ou en lavant le linge. Alors les plus jeunes d'entre nous avaient été placés chez les voisins et deux de mes soeurs et moi au pensionnat Notre Dame tenue par les Soeurs de la Nativité, à côté du cinéma, qui existe d'ailleurs toujours.
J'avais six ans. C'est dur d'être séparée de sa maman à cet âge là, moi qui avait déjà dû accepter de la partager avec mes dix frères et soeurs.
Les semaines étaient longues au pensionnat, Nous avions faim, les hivers étaient froids dans la bâtisse mal chauffée et les religieuses très sévères avec nous, les “placées”. La peur était très présente, d'autant plus que le pensionnat se trouvait juste en face de la Kommandantur qui s'était installée là en 1941, ce qui nous obligeait à raser les murs à chaque fois que nous nous rendions aux toilettes, situées au fond de la cour de l'école afin d'éviter une balle perdue, quand les soldats allemands avaient trop bu.
Nous n'étions autorisées à quitter le pensionnat que le samedi après-midi, après plus de cinq long journées d'attente dans ce lieu hostile, alors que le bâtiment ne se trouvait qu'à quelques centaines de mètres de notre logement.
Nous partions, mes soeurs Bernadette, Mireille et moi-même, dés que les cloches de la chapelle avaient sonné midi, et nous passions, joyeuses, chantonnant sous la maison blanche aux contours de fenêtres en briques.
Elle était là, la propriétaire de la maison au chignon si soigné, penché à la fenêtre, nous adressant un grand sourire et nous jetant une poignée de bonbons recouverts de papier rouge, que nous partagions avec nos petits frères et soeurs, quand nous les retrouvions à la maison. Agréable souvenir dans cette époque de privations…Je me suis toujours interrogée sur la provenance de ces bonbons, alors que tout était rationné.
Après plusieurs semaines de pensionnat, j''ai fini par gagner la confiance de Soeur Marie-Claude, la novice responsable de la porterie, qui était aussi chargée d'emmener le courrier à la Poste et de rapporter celui qui arrivait de Blois. Elle savait combien je souffrais tous les jours sans voir Maman et était la seule qui, par un sourire, ou une main sur l'épaule m'apportait un peu d'affection.
Alors un jour, le jeudi, le jour du courrier justement, elle m'a proposé d'apporter les lettres à La poste centrale, pendant que le Père Meunier confessait les soeurs, à condition que je n'en parle à personne. C'est un des rares secrets que j'ai jamais tenus.
Je l'ai fait et suis revenu très rapidement.
A partir de ce jour là, ma vie a changé : Je partais donc tous les jeudis sur mes petites jambes volant malgré mes sabots sur la chaussée disjointe.
Quand j'arrivais sous la maison blanche, je levais les yeux, elle était là, et m'adressait un sourire complice, en me lançant quelques uns de ses bonbons.
Après la maison, au lieu de poursuivre tout droit vers la poste toute proche, je tournais à gauche et m'élançais sur le pont, traversais la place de l'église, courais, courais jusqu'à la maison pour un baiser volé à Maman, penchée sur les bassines à linge, et lui donnait les bonbons, elle qui n'avait jamais connu que des privations. Il était déjà temps de repartir, de retraverser le pont, et de déposer le courrier à la poste centrale, avant de regagner la pension le coeur plus léger non sans lever les yeux en passant sous la maison blanche, et d'adresser un signe à ma bienfaitrice.
Le jour où l'avion a mitraillé les paroissiens sur le pont, nous avons du nous cacher dans les caves, dans l'attente de la fin de l'alerte. Nous n'avons pu quitter la pension que le samedi en fin d'après-midi, tremblantes. Elle était bien là, toujours devant la fenêtre mais ne nous a pas souri, ni lancé de bonbons. Était ce du à la peur ?
Quand nous rentrâmes tristes comme chaque dimanche soir, elle était encore à la fenêtre, ouverte malgré la fraîcheur, ce qui ne lui ressemblait pas.
Le jeudi suivant, alors que je portais le courrier, je la vis, à la même place, toujours immobile, quoiqu'un peu plus penchée. Je n'y prêtais pas attention, étant plus troublée par les corps inertes sur le pont, qui n'avaient pas été ramassés.
A la fin de la semaine, alors que nous nous dépêchions de rentrer à la maison, je fus surprise, en approchant de la maison, de ne plus apercevoir qu'une main serrée dépasser de la fenêtre.
Je traversai la rue pour comprendre pourquoi et c'est là que je m'aperçus que le visage penché en avant de la vieille dame était figé, avec des yeux fixant le vide, et cette odeur aussi, qui se dégageait, comme celle des corps à terre sur le pont.
Nous étions effrayées.
Mireille, pour en avoir le coeur net, décida d'essayer de rentrer dans la maison. Elle ouvrit la porte, en ressortit toute blanche, nous empêchant d'approcher.
Au même moment, la main au dessus de notre tête laissa échapper quelques bonbons, ces bonbons couleur rouge que nous aimions tant. Alors que je m'accroupissais pour les ramasser, une odeur épouvantable me fit les lâcher, la même odeur que celle du chat blanc crevé, au bord du petit ruisseau vers la maison de Mamie et Papy, où nous allions pécher les écrevisses.
Je jetai les bonbons, que Mireille, poussa dans le caniveau. Cette odeur atroce, ne me quitta pas pendant des semaines.
Plus tard, quand nous fûmes arrivés chez maman, Mireille nous raconta qu'elle avait eu la surprise, en rentrant dans la maison, de voir que le plancher du premier étage était effondré, comme la plus grande partie du toit, et qu'il n'en restait plus qu'une toute petite partie, faisant le contour exact de chaise sur laquelle était assise la vieille dame. Cette dernière était sur le dossier de la chaise, comme assoupie et appuyée contre le rebord de la fenêtre.
Pour un peu, s'il n'y avait eu cette odeur encore plus forte dans la maison, on aurait pu croire qu'elle dormait.
Une bombe avait du traverser le toit, et faire écrouler le plancher, le jour du bombardement, ce qui avait probablement du la faire mourir de peur.
Les morts sur le pont ont fini, eux, par être ramassés. Mais pas la vieille dame qui continua à se décomposer lentement, comme si, à part nous, personne ne s'était aperçu de sa présence.
Et ma pauvre mère était plus occupée à essayer de nous trouver à manger, qu'à s'occuper d'un cadavre..
J'ai quitté cette ville depuis longtemps. Le pensionnat a été rasé. Seul subsiste le porche d'entrée que nous franchissions si joyeusement le samedi. La Kommandantur en face est redevenue ce qu'elle était avant la guerre : à un bel immeuble d'habitation, d'où ne sifflent plus les balles, mais quelques merles joyeux.
Maman repose au cimetière. Face au caveau des Soeurs du pensionnat. Depuis bientôt 50 années. Papa aussi, à vingt kilomètres de là.
Mais à chaque fois que je viens à la Toussaint fleurir leur tombe, je ne peux m'empêcher de frissonner en passant sous la maison blanche aux contours de fenêtre en briques rouge bonbon, rénovée et pimpante, craignant d'apercevoir le regard vitreux qui n'a plus cessé de hanter mes nuits.
Et je n'ai plus jamais pu manger de bonbons rouge, craignant de retrouver cette odeur...
Joli texte, plein de souvenirs aigres. Les horreurs de la guerre racontées simplement! j'aime beaucoup
· Il y a plus de 10 ans ·jasy-santo
Tu ne devrais pas t'arreter, tu es fait pour continuer!
· Il y a plus de 10 ans ·jasy-santo
J'ai pris mon carnet moleskine dans mon sac de voyage pour cela :-)
· Il y a plus de 10 ans ·valjean
prends des notes sur tout! j'etais étonné de voir que tu as deux profils!
· Il y a plus de 10 ans ·jasy-santo
Deux profils ? non, j'en ai qu'un : "Valjean".
· Il y a plus de 10 ans ·valjean
ah et c'est qui du coup ce Pierre Moine! j'ai rien compris!
· Il y a plus de 10 ans ·jasy-santo
Un viel ami à moi ;-)
· Il y a plus de 10 ans ·valjean
Je découvrirai tes écrits avec plaisir dés mon retour, "Jasy-Santo". Valjean (PM de son vrai nom)
· Il y a plus de 10 ans ·valjean
Tu le connais "Pierre Moine" ?
· Il y a plus de 10 ans ·valjean
non
· Il y a plus de 10 ans ·jasy-santo
Chère Apolline bonjour, merci, oui Merci pour ton commentaire et ta bise qui l'accompagne. J'ai tenté d'incarner un personnage féminin et résultat : plusieurs fautes d'orthographe. Je suis confus ! Je viens de les corriger et d'opérer quelques modifications. Bises masculines ;-)
· Il y a plus de 10 ans ·valjean
je viens de lire ta réponse... en fait pour qu'elle s'inscrive en messagerie il faut l'écrire à la suite du com lecteur en cliquant sur "répondre". Bref, donc oui... ton texte pas évident de réunir les 2 genres ( le féminin le masculin) n'est-ce pas ? L'important, c'est se retrouver ;)
· Il y a plus de 10 ans ·Apolline
Fort tragique, en effet.. et puis aussi si je peux me permettre, quelques fautes d'ortho qui portent à confusion à savoir si c'est une femme qui écrit... (ou un homme)... exemples, je me suis toujours interrogéE, je fus surprisE...
· Il y a plus de 10 ans ·Apolline
j'avais oublié... une bise... féminine pour toi bien sûr ;)
· Il y a plus de 10 ans ·Apolline