Sacha Distel ou comment s'en débarrasser

helave

Sacha Distel, ou comment s’en débarrasser  

Vous souvenez-vous des vedettes de la chanson  qui s’invitaient sans façons, à l’heure du dîner, dans le foyer réuni autour du poste en noir et blanc où chantait à gros bouillons la soupe insipide et insouciante d’une émission de variétés ? Avec leurs tenues pailletées et leurs rengaines simplettes, elles finissaient par faire partie de la famille. Enfant, je rêvais que cette intimité cathodique se concrétisât par l’apparition  en chair et en os de l’une de mes idoles à la table familiale, et  pour ma délectation intime j’imaginais soir après soir avant de m’endormir la légende dorée de Sacha Distel. Sacha emménageait un beau jour dans l’appartement voisin du nôtre. Je n’aurais su trouver aucune explication satisfaisante à son installation solitaire dans un modeste F3 à Nice : mais je ne m’en souciais guère, comme si l’énormité même de mon invention me dispensait de lui trouver des raisons. Sacha devenait notre voisin de palier, point. Je m’enchantais d’abord de la révélation qui m’était faite de sa double nature : divine, dans les émissions télévisées où il continuait de me charmer, avec son smoking de velours et son jabot de dentelle; et humaine, en cette humble vie quotidienne où  comme tout un chacun il essuyait ses pieds ailés sur un paillasson brodé à ses initiales. Bientôt cependant les premières difficultés surgirent, troublant mes rêveries du soir et leur substituant des dilemmes qui tournèrent vite à l’obsession, me gâtant mon plaisir. Je voulus d’abord jalousement garder Sacha pour moi seul, et exclure mes frères du bénéfice de ce prestigieux voisinage. Surmontant mes scrupules, j’eus vite fait de mettre  les deux garnements en pension, où  ils seraient mieux suivis dans leurs études.  Mais à peine cet expédient cruel m’eut-il laissé seul avec Sacha que mes soucis redoublèrent, devenant vite insurmontables :  il me fallait en effet donner consistance à nos relations de voisinage. Celles-ci supposaient des rencontres régulières sur le palier ou dans l’ascenseur. Quelle contenance adopter ?Fallait-il montrer à Sacha que je l’avais reconnu, au risque de manquer de discrétion , et surtout de ne pouvoir soutenir ce tête à tête formidable? Ou devais-je au contraire feindre d’ignorer qui il était ? Mais cette solution  était-elle crédible et tenable ? Car il me fallait aussi compter avec maman, la bavarde, qui pouvait à tout moment, en témoignant à Sacha une familiarité complice, anéantir mon stratagème pour ma honte éternelle. C’est qu’elle était même capable de lui demander pour moi une dédicace! Soir après soir, me retournant dans mon lit, j’essayais donc de dérouler dans toutes  ses conséquences chacun de ces choix, ne trouvant au bout de mon insomnie que frustration et inquiétude - si je prenais le parti de la dissimulation - ou bien pure panique si je finissais à l’aube par opter pour la reconnaissance balbutiante. J’en voulais à Sacha de m’avoir imposé sa présence incommode, qui pouvait par exemple m’obliger à attendre, rivé à l’œilleton, qu’il ait pris l’ascenseur ou bien refermé sa porte avant d’oser m’aventurer dehors, tant je redoutais de me retrouver face à lui, penaud et rougissant. Non, c’était trop de servitudes, et ce voisinage prestigieux tournait à la promiscuité honteuse.  A bout de patience, j’inventai une scène glorieuse qui marqua  à la fois l’apothéose et la fin de mes rapports avec Sacha. J’imaginai que mes parents  s’étaient mis martel en tête pour lui faire accepter une invitation à dîner. Intimidés, ils hésitaient sur la façon de la formuler, et c’était entre eux des discussions et des revirements sans fin. Quant à moi, la seule pensée de Sacha attablé devant la rustique blanquette de veau ou l’humble colinot de maman me remplissait de terreur. A la menace, toujours suspendue de la demande d’autographe s’ajoutait celle de la chanson exigée à grands cris au dessert. Je finis donc  par faire accepter à mes parents l’idée d’un simple apéritif. Sacha y parut, simple et détendu, caressa distraitement la tête de mes deux jeunes frères tirés ce soir là de leur pension par bienveillance de ma part (mais bien vite envoyés au lit), et accepta les cacahuètes que je lui proposai dans une coupelle. Peu après cette soirée, je fus si las de Sacha, j’entends de Sacha comme voisin, car je continuais de ne manquer aucune de ses apparitions télévisées, que je le congédiais sans préavis, le renvoyant dans son monde fabuleux pour retrouver avec soulagement nos voisins de palier habituels, un vieux couple de retraités qui sentait le rance.

 

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