Balcon nocturne

Cyan Liore

L’éclairage du palier s’étale, déformé, sur la moquette de l’appartement. L’homme s’est hâté de rentrer du travail ; il a faim, et surtout, il a été dévoré par l’envie de raser ce qui restait de la ville sur tout le trajet du retour.

La dernière bouchée de son repas expédié, il débarrasse la table, dispose tout dans l’évier – une assiette et des couverts, rien de très urgent – et se rend dans le couloir. Là, retournant le contenu d’un placard, il en revient chargé d’un encombrant carton, bardé de segments de vieux scotch. Il va le déposer sur le balcon puis, se munissant d’une petite lampe de poche, éteint l’ampoule du plafonnier et coupe le son de la télévision.

Règne alors la pénombre. L’écran muet, muselé, projette des murs au plafond du salon des intermittences de couleurs, blanches et bleues. Le balcon est largement spacieux pour donner sur les évènements à venir, résolut encore une fois l’homme. Le cadre idéal. Fébrile, il observe un instant le paysage de néons : ses lumières, son réseau routier, ses avenues grouillantes de vies. Et, à nouveau, il considère mentalement les catastrophes ; nucléaires, biologiques, fin subite imputée à une collision avec un astéroïde… les plus graves, les plus impressionnantes visuellement.

Ce procédé participait à le mettre en condition.

Il est prêt, totalement immergé. Le décor se plante progressivement, le monde halète et se crispe. (Avant-hier, la Terre, et plus particulièrement Paris, fut la cible d’Envahisseurs Outre-espace : ils avaient fondus des cieux comme une nuée de sauterelles, indénombrables, et implacables. Ce fut la débandade, ils avaient anéanti l’armée en deux jours, sans compter le décalage horaire.)

Le visage de l’homme s’éclaire : ôtant l’index de sa bouche méditative, il plonge la main dans le contenu du carton, duquel, dans la périphérie gauche à mi-profondeur, il extirpe une grosse figurine articulée de tyrannosaure !

Il en imite le grognement, tel qu’il avait été établi dans Jurassic Park ; le son lui avait toujours plût, toutefois l’essai ne fût pas des plus concluant. Cela n’importait pas… et cela n’empêcha en rien Le Monstre – car oui ! C’était un monstre – de piétiner passants et voitures aussi aisément que s’il se fût agit de biscuits fragiles, explique soudain l’homme sur un volume à peine audible, quand il n’engloutissait pas simplement les premiers dans son énorme gueule béante – garnie de dents de 15 centimètres ! précise-il d’un ton rigoureux.

Il baladait la figurine sur l’écran nocturne de la ville ; la faisant changer de volume en rapprochant ou en éloignant le bras qui la tenait, effectuant un zoom mental pour les séquences d’action, qui furent évidemment nombreuses.

Authentique four des enfers, cette gueule dégoulinant de rouge couleur de veine des infortunés Parisiens, avalait les vies comme la planète avale les kilomètres par milliers dans sa rotation perpétuelle. Tous fuyaient, courant en tous sens, se cachant dans le moindre renfoncement, sous les véhicules, dans les magasins ouverts, fracassaient les vitres pour sauver leurs vies. La terreur avait gagnée les cœurs mais la bête, lasse de ce jeu, tourna son courroux vers le monument le plus célèbre de la ville…

Stop ! fit-il en fronçant un sourcil, s’avisant que, aussi terrible fût-il, un tyrannosaure ne représentait pas de réel danger pour la Tour Eiffel.

Trop petit. Il fouilla et retira une autre figurine du carton… Roulements de tambours…

Nom de Dieu, tonne-il doucement en brandissant une figurine autrement plus grosse représentant Godzilla, mais cette créature est immense ! Se peut-il qu’une créature de cette taille nous aie échappée ?

Ses lèvres s’étirèrent à mesure que s’affirmait un sourire. « … Recevons à l’instant un communiqué de l’Etat-major qui indiquerait que… »

L’homme se couche, rasséréné. La lune est haute dans le ciel, la soirée complètement consommée : le monstre aux atours de Godzilla avait été abattu par les armées conjointe de trois pays, rien de moins. Le monde des hommes avait survécu mais La Ville avait été presque totalement détruite. N’en déplaise aux incohérences.

Il en éprouvait, comme à chaque fois, un soulagement inexplicable. Qui s’évanouit aussitôt à l’idée qu’il lui faudrait patienter avant de porter un coup supplémentaire à La Ville. Trop de travail le reste de la semaine.

Tout de même, quelle somptueuse vue il avait de chez lui ; l’on y voyait parfaitement la Tour Eiffel, ainsi que les toits qui font également la notoriété de Paris.

Le cadre idéal.

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