Un petit nuage dans l'été

justine-neubach

Il a trois ans. C'est un danseur noble que tout effraie ; un cheval gris qui caracole, léger, autour du vieil Albert qui le conduit en main.

Ce jour-là, deux yeux d'enfant caressent la robe pommelée. La fillette s'appelle Jeanne. Elle a les pieds dans la poussière, les joues roses et le regard doux. On dirait qu'elle va s'envoler. C'est elle qui referme la porte derrière Albert et son cheval dansant.

Dans le manège, on entend la voix rocailleuse de l'homme s'adresser à une autre, fluette.

-Attention, je nous le libère. Tu sais comment on fait ?
-Non.
-Regarde bien. Je tiens l'anneau, toujours, même quand la longe est enlevée.... Après, je lâche d'un coup, comme ça !

Silence. Une explosion de muscles, le bruit sourd du galop étouffé dans la sciure. Jeanne se tient près d'Albert au fond du nuage ocre laissé par le fuyard. Il fait cet après-midi là une chaleur de sieste, tous les chevaux du haras se reposent tête-bêche à l'ombre des pins, sauf celui-ci ; celui-ci qui ne touche plus terre.

-Comment il s'appelle ? questionne Jeanne.

-Nuage, parce qu'il est ombrageux.

-Depuis toujours ?

-Depuis toujours. Je l'ai connu poulain, c'est là qu'il a choisi son nom.

-Comment ?

-Dès ses premiers jours au pré quand il était encore tout jeune, j'ai remarqué qu'il avait peur des petits nuages lorsqu'ils passent devant le soleil.

-Peur de quelle façon ?

-Plutôt fort. Imagine-toi la scène. Il fait jour, la lumière de midi est crue ; soudain, une ombre rampe au sol. Nuage pointe ses oreilles vers elle, il a le cœur qui s'accélère, les flancs qui palpitent fort et vite. Il souffle. C'est un signal, tu sais ?

-Oui, ça veut dire « danger ! »

-Dès que le nuage masque le soleil, tout se dérègle chez mon poulain. Ça devient comme en rêve, vif et lent à la fois.

-Quand on tombe de cheval, ça donne aussi cette impression.

-Oui, parce qu'on a peur ou parce qu'on ne réalise pas. Nuage a paniqué. Je n'avais jamais lu tant de terreur dans les yeux d'un être si jeune.

-Et maintenant ?

-Pareil. Il ne change pas, ce cher Nuage. Tu comprends désormais pourquoi je le lâche dans ce manège.-Là, il est à l'abri du ciel.

Pendant qu'Albert et Jeanne causaient, le gris a adopté un trot régulier. Il lève haut ses antérieurs : « regardez-moi voler », semble-t-il dire en redressant sa queue pour en faire un panache d'argent.

Jeanne demande :

-Dis-moi, que fait-il ?

Mais Albert reste silencieux. Les deux compères suivent Nuage des yeux tandis qu'il ralentit sa course. C'est un moment à trois, suspendu au souffle de l'animal et au rythme de ses battues. Bientôt, son trot se perd dans un pas énergique. Ses oreilles s'agitent en tous sens, sondant les alentours. Le moindre craquement dans le bois des parois lui est prétexte à sursauter. Il marche la nuque haute, les naseaux élargis, tirés vers l'avant, palpitants. De temps en temps, un écart de frayeur le balaie de la trajectoire qu'il suivait, comme si une claque de vent l'avait saisi au flanc et déplacé vers le côté.

-Voilà ce qu'on va travailler, marmonne Albert.

-La peur ?

-Toutes ces montées d'adrénaline qui lui pourrissent la vie.

Le cheval s'est tourné vers eux et s'avance prudemment. « Ne bouge pas », glisse Albert à la petite Jeanne, qui attrape sa main et qui lui sourit. « Et ne le fixe pas non plus, surtout pas dans les yeux. Regarde ailleurs, fais comme je fais, laisse-le venir. » Il vient. Il n'est plus qu'à dix pas de là. Jeanne se concentre sur un plot renversé dans un coin du manège et sur la vieille main dans la sienne. Le cheval fait encore trois pas. « Tu vois, il va comprendre », continue Albert à voix basse. « Il ne veut pas rester tout seul. » Et le cheval avance encore de quelques pas.

*

Il y a une femme dans le club-house, derrière la vitre. Depuis qu'Albert et sa petite-fille ont pénétré dans le manège, elle les couve du regard. Son dos est voûté, son visage empâté, mais tout dans son sourire respire la tendresse. Elle jette parfois un œil sur le poulain qui tremble et qui chavire. Elle ne s'attarde pas sur lui. Elle fixe avec intensité ce qui est au-delà du paquet de nerfs et d'angoisse ; on croirait que ses yeux le percent.

*

Albert se tient debout près de l'épaule de Nuage. Il a fermé ses doigts sur le poignet de la petite Jeanne, et c'est avec douceur qu'il guide sa main d'enfant vers l'encolure de l'animal. La petite fille sourit.

« -Est-ce que ça lui plaît ? », interroge-t-elle.

-Il est encore tendu, tu sens ?

-Que faut-il faire ?

-Reste calme. De tout ton corps tu dois lui prouver qu'il n'y a rien à craindre. »

Peu à peu, la respiration du cheval ralentit, son encolure s'abaisse, on voit fondre la crispation qui serrait sa mâchoire et gonflait ses muscles. Alors Albert rattache au licol le mousqueton de la longe. « Tu as pensé à prendre mon autoradio, comme je te l'avais demandé ? » Jeanne acquiesce. « J'aimerais pour Nuage la musique la plus douce qui soit. » Sans rien répondre, la fillette s'éloigne vers un coin du manège où un appareil gris l'attend, branché à deux rallonges, près d'une pile de CDs. Quelques secondes plus tard, le cheval tressaille et redresse la tête comme les premières notes de piano parviennent à ses oreilles.

-C'est joli. Qu'est-ce que c'est ? Qui joue ? demande Albert, surpris par la beauté de la mélodie.

-Ca s'appelle Nuvole Bianche. C'est fait tout exprès pour Nuage.

Albert ne sait pas l'italien mais il devine le sens des mots. Son cheval gris aussi. Ils marchent côte à côte, avec lenteur, vers le centre du manège. Là, le vieil homme laisse filer la longe et son complice à crins s'éloigne de lui en flottant. C'est à peine si ses sabots impriment leurs empreintes sur le sol ; à peine s'il tend la longe. Il trotte en cercle, en ordre et à l'écoute. Albert sourit. « Tu le vois ? Jeanne ! Regarde comme sa peur se change en grâce ! Tu vois comme il est beau ? Tu vois ce qu'il sait faire ? » Nuage prend le galop. Ses longs crins ondulent contre son encolure, il adopte pendant quelques minutes l'allure aérienne et facile d'un petit cumulus sauvage, puis le morceau marque un faux silence qui se prolonge. On entend résonner les dernières harmoniques ; c'est un fond de musique, un reste de piano qui habite l'atmosphère. Le galop continue à tourner silencieusement autour d'Albert. Il fait ce jour-là un temps si sec que la sciure se soulève au moindre frôlement ; elle monte en spirale autour de Nuage, jusqu'à ne plus laisser paraître de lui qu'une présence fantomatique.

*

La femme du club-house n'a d'yeux que pour Albert. Albert aux mains crispées sur la longe et qui tournoie sur place, un vague sourire aux lèvres. Guérir ce cheval-là, c'est l'entreprise de toute sa vie. Il vient obstinément dans ce manège depuis des mois, il lance un morceau de musique, il dit que « Nuage, ça l'apaise ». Ce matin, il a ajouté « on va sortir, c'est aujourd'hui, je le sens prêt ». Ensuite il a mis sa casquette et s'est rendu au pré avec la petite Jeanne, pour qui tout ceci n'est qu'un jeu. Alors la femme les a suivis à bonne distance. Elle a grimpé les marches de bois fragiles qui conduisent au club-house, s'est installée sur le tabouret que voici, et elle attend de voir.

Déjà, en bas, la musique a cessé. Jeanne a rejoint Albert près du cheval. Ils échangent quelques mots que la femme n'entend pas, avant de se diriger vers la sortie du bâtiment. C'est Jeanne, du haut de ses huit ans, qui fait coulisser le lourd battant de bois pour ouvrir la voie à Albert et à son Nuage.

*

Sitôt le ciel apparu, Nuage retrouve toutes les tensions abandonnées. L'encolure tendue à se rompre, les membres raides, la queue entre les jambes, il reçoit la lumière du jour comme une décharge de frayeur. « La musique, Jeanne, ta si belle musique..., chuchote Albert, tu veux bien la lui relancer ? »

Quelques instants plus tard, la petite fille est à genoux dans la sciure près de l'autoradio, et les notes de piano ruissellent dans le manège. « Entretiens cette douceur, ma Jeanne, il ne faut pas que ça s'arrête », et elle hoche lentement la tête. Mais déjà, Albert est ailleurs. Il a fait un pas en avant, hors du manège. Nuage hésite à le suivre. Ses sens lui renvoient un bouillon d'informations contradictoires qu'il ne sait pas interpréter. Les oreilles disent : « C'est doux, c'est calme, c'est une mélodie pour trotter léger ! ». Les yeux répondent : « Cette blancheur qui nous aveugle ! Cet extérieur qui ne sait que brûler, brûler ! » La peau conteste : « Mais cette main rassurante posée sur mon poitrail... » Et les naseaux de répliquer : « Danger ! Puissante odeur de vent devant ! »

Dehors le temps pèse de toutes ses forces. L'air, épais de chaleur, semble un mur de matière tiède, molle, à peine respirable. Nuage gratte nerveusement le sol en secouant la tête. Quelque chose ne va pas, quelque chose qui va arriver, qui s'est déjà produit sous le même soleil, dans un été en tous points identiques, quelque chose qu'il faut fuir.

Albert tire gentiment sur la longe. En réaction, le nez de Nuage avance, mais c'est tout ce que l'effarouché est prêt à concéder. Ses membres se crispent ; s'il y avait dans la traction d'Albert une once de force supplémentaire, le bel animal reculerait, tout serait à recommencer.

Depuis son coin de musique, Jeanne observe la scène. Elle sent qu'il manque un enlacement contre la peur, une assurance, un germe de courage. Alors sans consulter son grand-père mais mue par une certitude instinctive, elle tourne le bouton du volume. Aussitôt, la mélodie tout à l'heure timide jaillit avec une nouvelle force, prend du corps, s'élargit, retourne comme un gant l'ambiance orageuse de l'été et en découvre la tendre doublure. Elle se répand dans toutes les directions : en caresse le long des murs, en pluie montante vers le plafond et vers le ciel, en torrents de vapeur autour de Nuage, dont les membres déjà se détendent et dont les oreilles se dressent droit.

Albert a le souffle coupé. Il n'a pas accordé un regard à Jeanne, pourtant son sourire muet la remercie mieux qu'aucun mot. Une légère traction sur la longe. Nuage lui emboîte le pas.

*

La femme, soudain, se lève. Et avec une peine évidente, d'une voix un peu rauque, elle s'adresse à quelqu'un derrière elle : « je te l'avais dit... »

L'autre personne est au fond du club-house, assise, tranquille, un peu dans l'ombre ; on ne voit pas son visage. Elle demande quelque chose. Elle demande « pourquoi maintenant ? », ce qui fait hausser les épaules à la femme qui est debout. Puis le silence s'installe à nouveau, un silence relatif hanté par les airs de piano que la petite Jeanne fait jouer les uns après les autres de l'autre côté de la vitre. C'est un silence de mots. Un blanc.

Plus tard, la voix du fond reprend : « que va-t-il faire ? »

La question a claqué comme un fouet dans la pièce. Elle ne reçoit d'abord pour toute réponse qu'un sourire fatigué qui plisse la peau des joues, des yeux et du front de la femme. Ensuite, celle-ci se retourne face à son interlocuteur. Sa poitrine se gonfle longtemps, jusqu'à presqu'éclater, et se dégonfle ensuite en commençant à décharger tous les mots de l'histoire, puis se regonfle pour aller puiser les suivants là où ils ont dormi durant deux ans d'attente. La femme raconte, les yeux fixes, perdus dans le vague. La femme à la voix lente et rauque.

*

Dans son vêtement de musique, Nuage n'a plus peur. Il suit Albert, la tête droite, les prunelles rivées sur le ciel en signe de défi, des frissons parcourant ses jambes. « Eh bien, attaque, le ciel ! Viens si tu l'oses ! » semble-t-il crier, triomphant.

L'homme emprunte le chemin du pré. Derrière lui, son cheval s'est mis au passage, il le devine aux mouvements de la longe que sa main accompagne mais il se garde bien de regarder en arrière.

Quelques minutes plus tard, Albert se tient près de Nuage dans le pré légèrement en pente. Le licol est passé autour de son épaule, la longe enroulée sur elle-même comme la mue d'un serpent de poussière. Il n'y a plus rien pour contenir une fuite éventuelle. Tous les ustensiles de maîtrise ont été retirés les uns après les autres. Ne reste que la musique qui paraît étouffée dans l'air bourdonnant de chaleur, et là-haut, dans le ciel, un petit nuage qui avance. Ni l'homme ni le cheval ne réagissent lorsqu'il passe devant le soleil.

*

« C'était un jour d'été, il y a deux ans et demi. Le poulain était encore frêle. Albert devait le conduire avec la jument poulinière dans notre pâture de montagne et rester là-haut quelques jours. Il coucherait dans notre chalet d'altitude. Pendant ce temps, nous ferions au haras quelques réparations avant l'automne. Le jour de son arrivée, en début d'après-midi j'ai reçu un coup de fil. Le trajet s'était bien passé. La jument était fatiguée, un peu énervée. Une fois lâchée dans la pâture avec son petit, elle s'était mêlée au troupeau. Et puis, sait-on pourquoi, il y a eu cette grande bousculade et ce poulain-là pris dedans. Albert m'a raconté tout ça d'un trait, d'une voix atone. Ensuite, sans raison tout à coup, il a parlé d'un petit nuage. Ça n'avait rien à voir. Il m'a dit ça comme ça, « le nuage est passé devant le soleil », et que le poulain a connu cette peur au-delà de toute autre, qu'il est tombé, que les chevaux l'ont piétiné, qu'il était allongé désormais dans une litière aménagée pour lui au fond de notre grange, qu'on prendrait soin de lui, qu'il faudrait le veiller peut-être... »

Un silence. L'autre personne ne répond rien. La femme reprend :

« Ces jours entiers qu'il a passés près du poulain... Ces nuits... Il m'appelait au téléphone pour me raconter sa respiration et la douceur de ses naseaux. Le mois suivant, quand il est rentré, il avait changé. Je le reconnaissais à peine. Il répétait que son poulain était traumatisé, « et quel gâchis, il faut l'aider, il faut le relever », il ne vivait plus que dans cette idée. Il a maigri, Albert. On peut compter ses os. Cette histoire le dévore, tu sais. »

Sa voix s'éteint. On s'approche d'elle en marchant, sans rien dire, dans le sillage de son récit, dans le silence qui suit et qui en fait encore partie. On lui passe la main sur l'épaule en guise de réconfort. Viens, dit-on, il est dans le pré.

*

La joie d'Albert déborde. C'est d'abord un rire soulagé, une bouche fendue, la peau d'un visage déchirée, puis cela devient une onde qui se propage par tout le corps et secoue les épaules, les bras, le torse, qui plie les jambes, et qui fait bondir et danser sans ordre. Nuage est près de l'homme, touché par la même émotion ; il trotte sa gaieté en cercles et en allers-retours. Toute cette énergie de la peur transformée en plaisir de vivre ! La danse à deux s'endiable, se change en une course dans laquelle le cheval suit l'homme et l'homme le cheval. On ne sait plus lequel des deux donne le tempo.

Plus tard, dans la même fièvre de bonheur, Jeanne apparaît. Elle n'a pas résisté, elle n'a pas su rester là-bas dans le manège, toute seule, quand ici on avait vaincu le fardeau d'une peur implacable. Sa main dans celle de son grand-père, elle se joint à la danse.

Plus tard encore, la chaleur a pris sa revanche. Albert est adossé au flanc de son protégé, qui s'est couché à l'ombre, en vache. Jeanne joue un peu plus loin à tresser des brins d'herbe. Deux personnes entrent dans le pré. Deux bras soulèvent Albert et le serrent avec force ou avec désespoir. « Eh, qu'y a-t-il ? » Sa femme se tait. C'est son frère qui prend la parole :

« Albert, il faut que cela cesse.

-De quoi tu parles ?

-Tu le sais bien : de ce poulain, Nuage. Laisse-le ! »

Horrifié par cet ordre qu'il juge rien moins qu'absurde, Albert tourne la tête vers son cheval. Mais en le cherchant des yeux, où que son regard porte, il ne rencontre que l'absence. « Tu dois le rendre au ciel, maintenant », murmure son épouse avec lenteur.

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