Sahara 2. L'appel du bled

carouille

Et patiemment mais obstinément, Daniel continue à construire son rêve. Il profite de son affectation pour passer ses permis de transport en commun et de poids lourds, s'initie à la mécanique et à la pratique de la T.S.F.

Lorsqu'il est libéré de l'armée, il a 23 ans et demi. Et il est prêt à postuler pour une place à la Transsaharienne grâce à la recommandation de son capitaine. Il fait son premier voyage dans les sables le 29 janvier 1935. Il conduit un camion de 7 tonnes de Colomb Béchar à Reggan, à 800 km au Sud. Le voyage aller-retour prend 6 jours.

Et pour Daniel, c'est la révélation. Il aime les départs au petit matin au lever du soleil. Les longues heures de conduite les yeux fixés sur la piste au milieu de l'immensité des sables. Les multiples incidents imprévus qui mettent l'homme à l'épreuve. Les feux des campements le soir. Et le sommeil dans le silence des nuits glacées.

Fin avril 1935, il effectue sa première traversée complète du Sahara dans un car chargé du courrier postal et de quatre voyageurs. Durant ces trajets, il a la responsabilité entière des hommes qu'il pilote, « seul maître à bord après Dieu ». Il assure leur sécurité, leur gîte et leur approvisionnement. Il a également la responsabilité du radio embarqué à la dernière halte de Reggan. Et ce jusqu'à Gao, à environ 2280 km de Béchar. Gao où la ligne vert clair du Niger et sa région giboyeuse forment un contraste saisissant après la traversée du terrible désert du Tanezrouft, le « Pays de la Peur et de la Soif ». Il pousse même jusqu'à Niamey, au bord de la région du grand fleuve, là où le gibier abonde. Ici, ce n'est pas l'alouette que l'on chasse, ça c'est sûr !

Il refera cette traversée cinq fois par la suite. Le petit paysan du Gâtinais est devenu un « bledard ». Il fait partie de ces pionniers qui s'abandonnent à l'ivresse des sables, ceux qui connaissent ses dangers et les affrontent jour après jour avec un cran admirable. Avec cette solidarité indéfectible, constante. Parce que là-bas, la solidarité, c'est la condition de la survie.

Daniel est heureux. Il a cette mentalité de dévouement, d'idéal et d'abnégation qui fait la fierté des chauffeurs de la Transsaharienne. Imaginez-le au volant de son camion, traversant le désert, apprenant à "sentir" la piste dans le sable, changeant une roue en pleine tempête caché dans son chech, assurant la sécurité des voyageurs. Ça y est, il a réussi, il vit son rêve, explorateur et aventurier du Sahara. Il s'étoffe, se transforme physiquement, mais surtout moralement. Ces responsabilités qui lui sont attribuées, la confiance de ses employeurs qui savent pouvoir compter sur lui, tout cela le remplit de fierté, sa timidité recule un peu.

 

En août 1935, il rentre prendre un peu de repos en France. Il est heureux de retrouver ses frères. Edilbert est devenu sous-chef de musique à la Garde Républicaine. Le petit Elie, lui, regarde Daniel avec des yeux rêveurs, écoute ses récits bouche bée. Lui aussi quand il sera grand, il voyagera ! Daniel est heureux de retrouver les champs moissonnés, les chasses dans les bouts de forêt avec son père, le clocher d'Auvilliers. Mais il a été empoigné par le désert, il compte les jours, ne pense qu'à repartir.

Sauf que sa mère n'en peut plus. Odile, de le savoir tout là-bas, ça lui retourne les sangs. Elle supplie son fils de rester. Daniel est un bon fils, on lui a inculqué le respect des parents, et il s'incline. La mort dans l'âme, il donne sa démission à la Transsaharienne en octobre 1935.

 

Mais hors de question pour lui de revenir à la terre ! Alors dans la foulée, il suit l'exemple de son frère et s'engage dans la garde mobile le 1er décembre 1935. Il s'ennuie dans sa caserne de Stenay, et il n'a pas oublié que son manque de formation l'a empêché de monter dans un avion. Alors entre deux gardes, il apprend. La grammaire, l'arithmétique, l'histoire et la géographie. Et à 25 ans, en « candidat libre » comme on dit maintenant, il passe enfin son certificat d'études. Tout ce mal qu'il se donne, tout ce travail tout seul alors que sa tête est bien mal rôdée aux études… ça en dit long sur la blessure qu'il portait.

En février 1936, il est versé à la Garde Républicaine, 12ème Compagnie Motocycliste. Vous le verriez dans son uniforme impeccable, aux boutons soigneusement astiqués, les gants blancs et la tête haute ! Quelle prestance et quelle élégance il a, le petit cultivateur d'Auvilliers ! Mais une fois de plus, comme il s'ennuie dans la caserne parisienne du Prince Eugène ! Il écoute la radio faire le récit des raids aériens héroïques de l'époque, Saint Exupéry et Mermoz en tête, dévore les récits de ces aventuriers dans les journaux et dans leurs livres. Il est hanté par la nostalgie de ces « belles heures d'autrefois », de la piste qui serpente entre les grands ergs et les dunes sablonneuses. « L'appel du bled » le travaille. Il ne peut plus y résister.

 

Et finalement, petit à petit, une idée un peu folle germe dans son esprit. Le Sahara, il ne pourra jamais le survoler. Mais par contre, il peut le traverser. Il peut utiliser ce qu'il maîtrise pour être ce grand explorateur dont il rêve depuis tout petit. Il connaît parfaitement la piste depuis son expérience dans la Transsaharienne, et c'est un bon mécanicien. Il est capable de se débrouiller tout seul. Parce que Daniel est comme beaucoup de rêveurs, solitaire, calme, un peu ailleurs. Et puis il vient du Loiret, c'est un taiseux, un homme secret, il ne se livre que difficilement.

Un jour d'août 1937, il prend finalement son courage à deux mains et écrit au docteur Malachowski, celui qui l'a déjà aidé, et qui travaille maintenant à Paris. Et il lui explique son idée un peu folle.

 

La traversée du Sahara, seul.

 

Mais pas n'importe comment. La traversée a déjà été faite en voiture, et même en moto, par quelques petites équipes. Comme l'expédition du maréchal Franchey d'Esperey, accompagné des frères Estienne et de l'explorateur Gaston Gradis en 1924. Ils inaugurent en automobile la piste  reliant l'Afrique du Nord et l'Afrique Occidentale Française (nous sommes en pleine époque coloniale). Cette même piste que veut emprunter Daniel, et que certains appellent d'ailleurs la piste Estienne. Ou encore le trio de Bruneteau, Gimié et Joseph Weerens en 1927 avec des motocyclettes, de Béchar à Bourem par le Tanezrouft. Mais de grosses motos, surchargées, pesant au moins 200 kg. Bruneteau qui dit fièrement « Le Saharien n'est-il pas le chevalier moderne ? ».

 

Ce que Daniel veut faire lui, c'est traverser le Sahara, seul, en vélomoteur.

 

Il veut prouver que le désert est accessible aux petits véhicules légers, et que cela peut avoir une importance stratégique pour les troupes basées dans les colonies françaises. Le but du raid est de révéler les possibilités de liaisons motocyclistes entre les postes militaires qui jalonnent les pistes du Sahara.

Et tout ça alors que Daniel n'a même pas son permis de motocyclette ! Qu'à cela ne tienne, il le passe en septembre 1937.

 

Et la chance de Daniel Douard, c'est que le docteur Malachowski croit à son rêve. Mieux, il le partage et veut en faire partie malgré son âge, soixante neuf ans, et son diabète. Il se propose de lui servir de conseiller moral et médical. Il prend un premier contact avec la Transsaharienne, et le secrétaire général approuve le projet : pour lui, il est parfaitement réalisable, à la condition sine qua none que ce soit Douard qui le fasse. Il a montré de quoi il était capable, et ses anciens patrons le regrettent encore.

Daniel reçoit le soutien de ses supérieurs hiérarchiques pour ce raid audacieux. La garde Républicaine est fidèle à son esprit de corps, à sa longue tradition d'exploit sportif. Le docteur Malachowski réussit à se faire attribuer personnellement une mission officielle par le ministre des Loisirs de l'époque, Léo Lagrange. Mais quand il sollicite une modeste subvention pour son « poulain », son « pays », peine perdue. Dans l'administration, son projet suscite partout la même incompréhension, le même effroi.

A l'exception du concours de la Compagnie Transatlantique (qui lui accorde une remise de 50% pour la traversée Marseille-Alger), de la Compagnie Transsaharienne (qui lui garantit le dépannage et lui assure le soutien de l'OFALAC, l'Office Algérien d'action économique et touristique), et de la Standard (ancien nom  d'Esso, qui lui fournit l'essence pour son raid), Daniel devra se contenter de l'appui moral de la grande presse, et de ses modestes ressources. Il devra financer tous ses frais de voyage lui-même : le chemin de fer, le bateau jusqu'à Alger, le transport de la machine, l'équipement de motocycliste, ses vivres et son ravitaillement, et même une assurance obligatoire et très coûteuse pour sa machine et pour lui. Car le Sous Secrétariat des Sports et des Loisirs lui impose de prendre une assurance-vie avant d'autoriser la randonnée. Daniel s'en moque, épuise toutes ses économies. Impossible également d'obtenir en haut lieu une permission exceptionnelle : Douard devra faire son raid sur son temps de congé ordinaire auquel il avait droit pour l'année 1938.

 

Le docteur Malachowski parvient tout de même à lui trouver une machine, offerte par un petit fabricant de Courbevoie, la maison Prester & Jonghi, à deux conditions : qu'il utilise pour son raid un vélomoteur de série, et qu'aucune modification n'y soit apportée. C'est un vélomoteur avec un moteur deux temps, trois vitesses synchronisées, 100 cm3 de cylindrée. Daniel n'a pas le choix, il accepte. En janvier 1938, il reçoit enfin sa machine et s'entraîne tant qu'il peut, roulant dans les environs de Paris malgré la pluie et le verglas. Il fait même plusieurs essais à la mer de sable d'Ermenonville, ersatz de désert.

 

Et l'histoire de ce raid hors du commun commence à circuler. Daniel doit surmonter sa réserve naturelle pour répondre aux journalistes, poser devant les photographes, sur son vélo et en tenue, passer à la radio. Les journaux sportifs, des grands quotidiens comme Le Journal, viennent voir de plus près ce jeune homme dont la timidité masque un esprit aventurier.

 

Au pays, ça jase. Odile se retourne les sangs de plus belle, et Léon ajuste nerveusement sa gapette sur sa tête. On dit de Daniel qu'il est un peu timbré, voire complètement loufoque. A l'église et au café, ils en entendent sur ce drôle de fils tombé si loin de l'arbre, qui préfère le sable aride à notre bonne vieille terre si fertile. Et regardez l'autre petiot, Elie, qui pousse sans faire de bruit sur ses quinze ans et ne rêve que d'une chose : faire lui aussi une carrière militaire pour voyager ! Ah, franchement, trois fils, et pas un qui aime la terre, les voilà bien servis Odile et Léon ! Et pourtant, c'est qu'ils les aiment, leurs gars. Alors après tout, qu'ils fassent ce qu'ils veulent, du moment que la santé va…

 

A suivre

  • Extra ! Je me régale!

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Mai2017 223

    fionavanessa

    • Merci Fiona ;) Promis, nous abordons bientôt le désert pour de bon ;))

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Vivement la suite ! :-)

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Yeza 3

    Yeza Ahem

    • Merci ;) j'y travaille, j'y travaille, mais l'enlisement dans les dunes de sable me guette, alors j'avance prudemment le long de la piste !! ;)))

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • pas de soucis : un peu de frustration ne fait pas de mal ;-)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Yeza 3

      Yeza Ahem

    • oh, frustration, je déteste ce mot !! Okay, tu as gagné, je replonge dans mes dunes pour t'en rapporter quelques grains rapidement. Mais avant il faut que je fasse un détour par Ludopia. J'ai vu qu'il y avait eu un nouvelle épisode...Alors à ce soir, dans un monde ou dans un autre ;))

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • euh...nouvel épisode, pardon ;(

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Je vois que nous nous entraînons mutuellement :-) C'est cool... merci à toi !

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Yeza 3

      Yeza Ahem

    • ;))) y'en a même une qui m'a surnommée "Coach Carouille". Sauf que je la fournis en moelleux au chocolat pour la motiver ;) Maintenant que j'ai dit chocolat d'ailleurs, elle ne devrait pas tarder à pointer le bout de son nez .... ;))))

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • tu ne serais pas en région toulousaine, par hasard ? :-)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Yeza 3

      Yeza Ahem

    • hélas, non !! En pleine région parisienne... Les paysages sont beaucoup moins beaux, l'accent beaucoup moins chantant, le climat beaucoup moins doux.... et voilà qu'en plus c'est loin de chez toi !! Vraiment tout pour plaire !! ;))

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Dommage...

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Yeza 3

      Yeza Ahem

  • Comme quoi quand on ne peut pas résister à quelque chose qui nous tient à cœur ! La passion de Daniel est un bel exemple d'abnégation . Très bien relayé par ton style d'écriture.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    479860267

    erge

    • Oui, face à une passion, même l'amour d'une mère ne fait pas le poids !! ;) heureusement, sinon il n'y aurait eu aucun aventurier !! ;)) Merci ;)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

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