Salva nos

loua

Dehors il pleut. Il s'est un peu perdu. Il a dû rater un embranchement. Tant pis.

Il écrase sa cigarette sur l'appui de fenêtre. Son soupir dessine de drôles de formes contre la vitre froide. Comme un gamin il a presque envie d'y passer le doigt pour y tracer les arabesques qui hantent son cerveau. Y écrire son nom qui sonne si creux, du bout de l'index représenter sa vie en deux traits qui se rejoignent pas.

Il inspire, lorgne son paquet de clopes vide. L'idée même de sortir en acheter lui donne envie de vomir. C'est la dèche. Quelque part dans l'appart, Noir Désir passe à la radio, ça l'inciterait presque à se flinguer.

À côté de lui, une bouteille aussi vide que sa tête lui fait tourner les yeux vers la rue. Mieux vaut pas regarder la déchéance en face. De toute façon demain il sera mort, et personne sera là pour s'en soucier. Il y croit.

Il pose son front sur le verre glacé, regarde en bas dans la rue toute la vie qui s'y déroule, insouciante, innocente, presque. Tout est tellement moche, et y'a que lui pour s'en apercevoir. Les autres ils sont éblouis par leurs sourires réciproques, à croire qu'il faut que ça pour voir le monde en rose. C'est ridicule. Ils voient pas les gosses shootés qu'il côtoie tous les jours, ils voient pas la misère de ces mômes qui vendent des saletés à leurs copains de primaire, ils voient rien de tout ça, ils ont mis leurs œillères pour que tout aille bien. Il s'en fout.  C'est leur problème. Il est bien dans son univers noir et gris.

Il est au-dessus de ça, lui, au-dessus du déni, au-dessus de la foule, dans son trente mètres carrés, bien planqué au cinquième étage, dans la mansarde, sous les toits. Ouais, c'est ça, il s'en fout, et s'il entend les sanglots de Côme jusqu'ici c'est juste son imagination. Faut bien qu'elle serve...

Il rigole mais ça s'étrangle bien trop vite pour être naturel. Il comprend même pas pourquoi ça l'affecte tellement. Il est parti un jour, en claquant la porte, comme ça, parce qu'il en avait marre de ce clébard sans caractère, ouais, il est parti, sans être retenu, c'est peut-être ça qui lui a un peu miné le moral...

Il s'en fout tellement de lui, Côme ?

Ils sont pas faits pour être ensemble, y'a qu'à les voir. Il s'en souvient encore, des grimaces contenues, des sourcils froncés, du nez plissé, des remarques sur ses cheveux rouges, ses piercings, ses fringues trouées. Côme il est trop propre sur lui, c'est malsain aussi, c'est une couverture jetée sur les yeux des autres pour pas qu'ils voient combien il est sale à l'intérieur. Humain. Fragile.

Lui il s'est pas laissé avoir. Il a tout déchiré et il a vu la confiance s'effilocher dans les yeux de Côme. Et puis il est parti. Longtemps après. Peut-être parce qu'il en avait marre de la lueur qui vacille dans sa tête. Peut-être.

Si le mec à la radio a décidé de le faire déprimer, il y parvient plutôt bien.

Il se lève, espère balancer son désastre intérieur par la fenêtre. Mais faut pas trop rêver.

Il sort de l'appart, pieds nus, laisse la porte ouverte, s'échappe par la petite fenêtre du couloir, monte sur le toit, à cinq étages près c'est le bitume, il ose pas regarder en bas la rue qui défile, les gens qui se trompent de route. Dehors il fait toujours plus moche que bien à l'abri dedans. Chez lui. Chez Côme. Il s'est un peu perdu. Il a dû rater un embranchement. Tant pis.

Il respire à fond les odeurs rances de la ville, là-haut perché sur le sommet de son monde. Les nuages gris et fades le trempent de son désarroi, mieux que lui, parce qu'il sait plus pleurer. Il a les pupilles un peu trop dilatées pour ça. Pour ça, son imagination, elle l'aide pas.

Il a envie de jouer à la marelle sur l'ardoise glissante. Peut-être que la flotte lavera ses doutes. Il se trouverait presque con, sur l'instant.

Eh, Côme, tu ferais quoi toi ?

Il s'assied, les coudes sur les genoux, il a un peu froid mais il s'en fout. Il a besoin de se laisser vider par le vent. Il est comme un marmot qui sait pas se débarrasser de sa crasse tout seul. Côme lui frottait le dos pour l'apaiser. Pour lui faire oublier qu'il dealait avec des gosses de dix ans. Pour lui faire oublier quand il avait pas eu sa dose. Ça marchait plutôt bien.

Ça lui tombe dessus un peu comme une évidence, mais il a juste pas envie de se l'avouer. Finalement, il est pas au-dessus du déni, il est en plein dedans.

Eh, Côme, tu me manques, sale con...

Dans l'appart, sur la vitre, la buée de son souffle se fait lentement effacer par la pluie.

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