Sans toit émoi

mathyc

      Personne ne me remarque. Je fais partie du décor. On note plus facilement l’apparition d’une nouvelle boutique qu’une masse informe  dont on distingue à peine le visage derrière les couches empilées de vêtements trop longs et trop amples. Certains changent de trottoir ou agitent une main devant leur visage comme l’on chasserait un insecte indésirable.

      Ils ne savent pas qu’avant, il n’y a pas si longtemps, j’avais une famille, des amis et un travail. Ou plutôt si, ils le savent mais préfèrent l’ignorer de peur que ce soit contagieux.

      Je me revois au temps où j’étais au collège. Je découvrais l’anglais et, avec lui, la joie de pouvoir enfin comprendre les paroles de mes chansons préférées que jusqu’alors je bafouillais ou j’inventais. J’étais installée sur le parquet de ma chambre d’ado, face à la chaîne hi-fi double lecteur cassette, armée d’un crayon et d’un dictionnaire français-anglais. J’appuyais sur pause et je rembobinais sans cesse pour saisir les paroles et les noter au fur et à mesure. La toute première chanson ainsi traduite était « Another Day in paradise » de Phil Collins.

                « She's got blisters on the soles of her feet,

                 she can't walk, but she's trying

      Je chantais ces paroles à tue-tête sans imaginer, l’espace d’un instant, qu’un jour je serais à la place de ce « she » dont il est question. Le statut de SDF est universel. Derrière une autre langue se cache la même réalité.

      Les adultes m’évitaient. Les enfants me regardaient, me fixaient comme ils savent si bien le faire. Puis, je les entendais dire : « Maman, tu as vu le petit chien, il est trop mignon ! » Les mères disaient « oui oui » sans se retourner et en accélérant le pas. Poppy était une femelle cocker couleur chocolat trouvée un soir de décembre en fouillant dans une poubelle. Elle gémissait, blottie contre des sacs entassés. Elle avait été jetée là comme une vulgaire barquette de viande dont on se débarrasse.  Elle était si petite, si fragile, ma petite boule de poils. Je pense l’avoir adoptée autant qu’elle m’a adoptée.

       Certaines personnes regardaient Poppy avec pitié, pensant qu’elle était malheureuse, qu’elle devait avoir froid. Mais quel maître « normal » peut offrir à son chien le luxe d’être avec lui toute la journée. Poppy était sûrement moins malheureuse qu’un chien vivant dans un 120m² qu’on laisse seul le temps de sa journée de travail. Un chien n’a pas besoin de connaître votre niveau sur l’échelle sociale ni combien vous avez sur votre compte en banque, ni même si vous avez un, pour vous accorder sa confiance et son amour.  C’était à la fois mon amie, ma confidente, celle qui me donnait le courage et le sourire. Son regard était plus humain que celui de nombreux bipèdes.  Elle était la prunelle de mes yeux. Jusqu’à ce fameux soir…

      J’ai entendu un crissement de pneus, deux portières qui claquent puis des pas pressés. Deux hommes se dirigent vers mon bout de trottoir. Ils foncent droit sur moi. Je suis pétrifiée, incapable de réfléchir et encore moins d’agir. L’un deux s’est baissé et a tiré Poppy à lui.

     -  Qu’est-ce que vous faites ?

     -  T’occupe, a-t-il dit.

      Poppy était toujours reliée à moi par une corde récupérée dans une benne. Voyant que je résistais, ils ont commencé à s’énerver et à me bousculer. Je suis tombée face contre terre et la corde a cédé. Ils allaient emmener Poppy.  Tout tournait autour de moi. La bile remontait dans mon estomac. L’un d’eux l’avait sous le bras. Elle tremblait de peur.

     -  Eh ! Vous n’avez pas le droit. Elle est tout ce qu’il me reste. Je vous en supplie ne faites pas ça !

      Ils ricanaient et m’insultaient. Ils sont montés dans leur voiture aux vitres fumées et ont démarré. Je me suis levée d’un bond et j’ai couru. J’ai frappé de toutes mes forces sur la vitre du conducteur en hurlant. La voiture a accéléré et tout était fini. Mes pieds meurtris et mon visage ensanglanté, je ne les sentais plus. On venait de m’arracher le cœur sans anesthésie.

     -  Mon chien… Ils m’ont volé mon chien. Je le répétais en boucle en me balançant comme un autiste en pleine crise d’angoisse.

     Des passants se sont arrêtés. Tout avait été très vite. Ils se sont figés. Ils ont regardé la scène pour satisfaire leur curiosité et apporter du piment au récit de leur journée lors du repas familial. Ils m’ont pris pour folle. Je les entendais bien, la voix pleine de mépris :  « Si c’est pas malheureux, les ravages de l’alcool, tss ». Ils ne savaient pas que je n’avais jamais bu une goutte.  Je suis abstème.  J’aime bien ce mot savant ça laisse les gens sans voix ou écœurés pensant qu’il s’agit d’une maladie. Rapidement, les badauds se sont dispersés. Ils ont fini par repartir dans leur foyer, au restaurant ou au théâtre ou que sais-je ? Je suis restée là, plus seule que jamais.

     Quelques jours plus tard, une voix m’a sorti de mes pensées.

     -  Où est donc passé votre adorable petit chien ?

     J’ai levé les yeux. C’était cette dame élégante, pas très jeune, qui s’arrêtait régulièrement pour me parler et qui amenait parfois de quoi nous nourrir. Je ne l’avais pas vue depuis un moment. Ma voix s’est brisée dans un sanglot. J’ai expliqué tant bien que mal, les mots coincés en travers de la gorge.

     -  Avez-vous porté plainte ?

     A quoi bon, je savais bien que je ne reverrai jamais Poppy et que tout ce que retiendrait la police serait ces 3 lettres gravées sur les rides profondes de mon front. SDF.

     -  Venez m’a-t-elle invitée. Elle s’est baissée difficilement et a attrapé ma main. J’ai rassemblé mes affaires. Nous avons marché jusqu’à une porte d’immeuble en fer forgé. Je l’ai regardée incrédule, n’osant pas franchir la limite de ce monde qui m’était devenu étranger.

     -  Entrez. N’ayez crainte.

     L’ascenseur nous a déposées au deuxième. Elle a ouvert la porte.

     -  Je suis seule. Mon mari est décédé il y a deux mois. Posez vos affaires et allez donc vous rafraîchir…  Je vous sors quelques vêtements. Après cela, nous sortirons.

     -  Mais…

     -  Faites-moi confiance. Tout ira bien, a-t-elle dit dans un sourire.

     Je n’étais pas du genre à me soumettre à l’autorité mais comment résister à cette femme aux yeux rieurs d’un bleu perçant. Elle transpirait la bonté. Ca ne tournait pas rond chez moi. C’est elle qui aurait dû avoir peur de moi et non l’inverse.

    Moins de deux heures après, nous étions à la SPA.

     -  Bonjour madame, nous souhaiterions adopter une de vos petites merveilles, dit-elle en m’adressant un clin d’œil.

     -  Très bien nous allons voir cela. Il me faudrait une pièce d’identité et un justificatif de domicile. Vous et votre petite fille avez déjà une idée ? Petit chien, grand chien, mâle ou femelle ?

     «  Votre petite fille ? » avais-je articulé pour moi-même.

     -  Petit… et plutôt une femelle, répondit la vieille dame ayant remarqué mon trouble.

     -  C’est celui-ci que je veux, dis-je en voyant un petit chien chocolat comme l’était Poppy.

     Il agitait la queue en s’approchant du bord de la cage. Je lui ai fait sentir ma main qu’il a léchée avec frénésie  en poussant des petits cris. Elle s’appelait Liberty. Nous avons quitté le refuge. Liberty à un bout de la laisse, moi à l’autre. Un nouveau lien était créé.

     -   Pourquoi faites-vous tout ça pour moi ? Ai-je demandé une fois dans la voiture.

    -  Vous aviez besoin d’un chien.  Pour adopter un animal à la SPA, il faut un domicile. Vous avez le chien, moi de la place. CQFD. Je vous propose au moins d’essayer. Ici, vous serez en sécurité, vous et Liberty.

     J’avais pu vérifier que le chien était le meilleur ami de l’homme (avant on disait que c’était le cheval, mais je vois mal un SDF partager son bout de trottoir avec un équidé!). Je savais maintenant que les chiens avaient également le pouvoir de rapprocher les hommes.

  • (A choupette)et j'en suis ravie !

    · Il y a presque 12 ans ·
    Dsc00843 300

    mathyc

  • Je découvre vos textes...et j'aime.

    · Il y a presque 12 ans ·
    59577 1501068244230 1159900199 31344222 178986 n 465

    Choupette

  • Merci Wen pour le commentaire et votre opinion. L'étoffer, pourquoi pas ! Le sujet me tient à coeur. Et, en effet pour les animaux, c'est un autre débat.

    · Il y a presque 12 ans ·
    Dsc00843 300

    mathyc

  • Mitigé par celui-ci mais beaucoup plus par le sujet que par la forme qui est toujours aussi juste et réellement bien écrite.
    Mitigé car je refuse l'idée qu'on s'intéresse plus à un chien qu'à un Homme ! Mais c'est un autre débat.

    Pour rester sur le texte, j'aime la forme, j'aime le phrasé et la construction du récit. C'est bon. Ça pourrait même être développé et mériter plus grand (mais j'dis ça, j'dis rien...)

    · Il y a presque 12 ans ·
    Francois merlin   bob sinclar

    wen

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