Sauter le pas

violetta

C'était le moment critique où il fallait, tout doucement, sans rien abîmer, quitter la bulle enchantée, traverser les couloirs du temps, et reprendre pied avec précaution dans la réalité. L'un et l'autre avaient le désir que cette transition inévitable se fasse avec justesse et attention, pour préserver la magie qu'ils avaient su créer.

Les choses s'étaient faites naturellement, par petites touches impressionnistes.

-  Tu as peut-être des affaires à déposer ? demanda-t-elle.

Il approuva.

-  Viens, dit-elle.

Il prit son sac et la suivit à l'étage du corps de logis. Elle le guida dans un long couloir. Sans s'arrêter, d'un geste à peine esquissé, elle désigna négligemment une porte :

-          Là, c'est ma chambre…

Elle le conduisit jusqu'au bout du couloir et ouvrit une porte sur une vaste pièce inondée du soleil de la fin d'après-midi. Un sol de tommettes cirées. Un lit à baldaquin, couvert d'un édredon ventru. Une commode, quelques sièges dépareillés, un petit secrétaire. Elle avait aménagé cette pièce, assez grande pour y installer en plus un lit d'enfant, pour quand sa fille viendrait lui rendre visite. Mais elle n'était encore jamais venue.

-  Cela te va ? Il y a un cabinet de toilette derrière cette porte.

Il posa ses affaires sur le sol et alla ouvrir la fenêtre. Il huma à fond l'air chargé de capiteux parfums de foin et de bêtes.

-  C'est le paradis, dit-il.

Sven ne dit rien mais le regard qu'il plongea dans les yeux d'Irène disait tout : tu m'as compris… nous sommes pareils… merci…

Ils avaient l'un et l'autre besoin de leur territoire respectif, la vie leur avait appris l'indépendance, avec parfois son pendant plus douloureux, la solitude. Ici, ils pouvaient avoir l'indépendance, mais se retrouver quand ils le souhaitaient dans le territoire de l'un ou de l'autre. Equilibre parfait.

Et une vie nouvelle s'instaura, sans que rien ne soit dit, ni planifié, ni décidé, tout se mit en place naturellement.

L'un ou l'autre prenait l'initiative de préparer les repas. Sven rapportait parfois des victuailles qu'il préparait selon des recettes anciennes, avec des accommodements épicés, sucrés-salés, il pouvait passer des heures aux fourneaux. Irène venait parfois l'enlacer, posant la joue contre son dos, enserrant sa taille de ses bras, se hissant sur la pointe des pieds pour poser ses lèvres sur sa nuque.

Une fois, à son réveil d'une sieste qui avait commencé par de folles étreintes et s'était terminée par un doux sommeil, Irène entendit des coups de maillet à l'extérieur. Sven était en train de réparer la clôture du petit pré. Il avait vu les poteaux effondrés, les planches fendues, il avait trouvé les outils et le matériel dans la remise, et torse nu sous le soleil, il s'était attelé à la tâche. Irène le regardait, émue et heureuse. Il sait tout faire, il est incroyable… Il comprend tout, il détecte mes besoins, anticipe mes désirs… Elle ne pouvait détacher ses yeux du jeu des muscles de Sven qui saillaient sur son torse, son dos, ses bras. Oh non, j'ai encore envie de lui… Alors elle se secouait et descendait à la cuisine, préparer une tarte, et il arrivait un peu plus tard, les narines frémissantes, affamé, se jetait sur la tarte encore chaude, et parfois sur la pâtissière encore en tablier…

Quand l'un ou l'autre voulait initier un jeu, tout naturellement, ils passaient au vouvoiement, et la première phrase annonçait la tournure de la suite. Ils s'autorisaient tous les rôles.

- Madame, cette fois vous ne vous jouerez pas de moi, toute résistance est inutile.

- Cher ami, ce soir, vous serez mon esclave zélé. Je vous condamne à me faire jouir de toutes les façons que j'exigerai.

- Je te tiens enfin, brigande. Tu vas passer un sale quart d'heure.

- Monsieur, je me suis languie de votre absence toute la journée, j'ai faim de vous, pourquoi résistez-vous ?...

Ils s'aimaient indifféremment dans la chambre de l'un ou de l'autre. Parfois ils dormaient ensemble toute la nuit. Ou bien l'un allait chez l'autre au cours de la nuit, juste pour se blottir, tendrement. Ou pour lui faire l'amour, sauvagement. Parfois ils s'endormaient ensemble, puis l'un regagnait son territoire sur la pointe des pieds au cours de la nuit.

-  Tu ronflais fort, cette nuit !

-  Tu n'arrêtais pas de gigoter, impossible de dormir…

-  J'avais envie d'être en manque de toi.

-  Je voulais que tu viennes te glisser sous mes draps, ce matin…

Ce n'était pas plus compliqué que cela.

Ils avaient pris goût au cuveau, que Sven préparait quand ils voulaient prendre un bain, l'été. Il tendait la toile de lin, tirait le tuyau d'arrosage pour faire venir l'eau. Quand celle-ci avait bien chauffé au soleil, ce n'était même pas la peine de préparer de l'eau chaude. Sinon, Sven mettait sur le fourneau toutes les marmites possibles et allait ensuite les déverser, fumantes, dans le cuveau. Il mettait toujours des sachets de son pour rendre l'eau laiteuse et l'adoucir. C'est là aussi qu'ils se lavaient l'un l'autre les cheveux, chacun adorant ensuite lisser, brosser, parcourir des doigts la chevelure de l'autre.

L'hiver, la cheminée était le centre de leurs soirées. Conversations, musique, lectures… Ils se faisaient leurs veillées à eux…

Une autre étape fut l'ouverture aux autres, au monde extérieur. Il fallait que cela se fasse aussi naturellement que le reste. Un jour, Irène dit :

- Cela fait longtemps que je n'ai pas invité les voisins.

- Tu as des voisins, s'étonna Sven ?

- Enfin, ils sont à 3 km, mais ce sont mes plus proches voisins ! Julia et Marc. Ils se sont lancés dans la culture potagère bio et se donnent un mal fou. Ils ont maintenant quelques employés et vendent leurs produits sur tous les marchés de la région. Ils sont adorables.

- Tu crois que ça leur plairait si je faisais ma tourte de menues herbes ?

-  Oui, ils sont curieux de tout !

Et voilà, ce n'était pas plus compliqué que cela…

  • J'ai adoré cette histoire légère montrant tant de simplicité et de complicité entre deux personnes.

    · Il y a presque 2 ans ·
    Crystaleye7

    crystaleye

    • Pas facile, la simplicité, n'est-ce pas ?...

      · Il y a presque 2 ans ·
      Evelyne lagarde clio 6 redim

      violetta

    • Ces trois mots que vous utilisez : légèreté, complicité, simplicité, c'est peut-être la définition du bonheur ?...

      · Il y a presque 2 ans ·
      Evelyne lagarde clio 6 redim

      violetta

    • Il en manque une 4eme mot : Chat

      · Il y a presque 2 ans ·
      Crystaleye7

      crystaleye

    • Ah ah ! Je prends ! Et nous aurons peut-être encore quelques ingrédients à ajouter...

      · Il y a presque 2 ans ·
      Evelyne lagarde clio 6 redim

      violetta

  • Toujours cette belle écriture, légère et sensuelle tout à la fois . Bravo !

    · Il y a presque 2 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Merci beaucoup, Louve ! Si seulement ça pouvait être aussi simple dans la vie... J'en rêve !

      · Il y a presque 2 ans ·
      Evelyne lagarde clio 6 redim

      violetta

  • Joli texte fluide et plaisant

    · Il y a presque 2 ans ·
    Tyt

    reverrance

    • Merci beaucoup, Reverrance !

      · Il y a presque 2 ans ·
      Evelyne lagarde clio 6 redim

      violetta

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