Sentiments numériques de ma grand-mère

            « Moi,  c'est Hélène, j'ai 84 ans depuis quelques jours, mon écriture jadis ronde et belle, est aujourd'hui hésitante et cabossée, je m'en excuse. J'écris pour que ma petite fille que j'aime, comprenne qu'elle doit vivre sa vie et me laisser partir…

            J'ai toujours été une battante, j'ai grandi en pleine guerre. Pendant que mon grand frère combattait, nous partagions la maison avec 4 allemands, ils l'avaient « réquisitionné » en quelque sorte. Ils mangeaient les produits de notre jardin, notre beurre, il nous restait du pain sec…

             J'étais pétrifiée, j'avais peur que nous soyons des collaborateurs comme j'entendais parfois dans le village, et moi je ne voulais pas aider les gens que mon frère affrontait, alors je serrais les dents, jusqu'au soir, où personne n'entendait mes sanglots, étouffés dans l'oreiller.

Mon frère et mon cousin ont été fait prisonniers…

On allait les emmener dans un train jusqu'en Allemagne.

J'ai arrêté de respirer. 

            Ma mère m'a demandé de l'accompagner nourrir les lapins, je me rappelle de ce moment comme si c'était hier.  Là, elle m'a tout raconté, tout expliqué. Nous n'étions pas des collabos, nous n'avions pas le choix, si nous nous étions rebellés contre l'envahissement de notre maison, ils nous auraient tués. Elle me disait « tu comprends ma chérie, en faisant cela, nous sommes protégés, je leurs fait à manger, je nettoie leurs bottes, mais mon cœur est avec ton frère, à chaque seconde, tu comprends ma chérie ? »

J'ai compris la résistance passive de ma mère pour que nous soyons en sécurité, mon ciel s'est éclairci… J'ai repris ma respiration.

Les Allemands vivant chez nous ne nous ont jamais fait de mal. Quelques semaines après la fin de la guerre, alors que nous les pensions perdus, mon frère et mon oncle sont réapparut sur le chemin du village… Ils avaient réussi à s'échapper durant le convoi…

Nous avons pansés les blessures de ceux ayant eu moins de chance que nous, et nous avons recommencé à vivre…

La vie que j'ai connue est tellement différente de la vôtre… Seul le médecin possédait une voiture dans le village, nos cadeaux de Noël se résumaient à une orange et une barre de chocolat, j'accompagnais ma mère à la rivière pour laver le linge…et nous étions heureux.

            Vous ne pensez pas que j'ai fait mon temps ? Moi, si.

J'aimerais maintenant qu'Emma comprenne que ma vie est derrière moi. Que c'est fini. Je ne sais pas comment lui expliquer qu'un jour, je me suis réveillée et que l'envie était partie. J'ai un passé mais plus d'avenir, je veux juste rejoindre ceux que j'ai aimé et qui ne sont plus là, je veux me reposer… Je lui répète depuis toujours une phrase que me disait me mère :

             On ne peut pas être et avoir été… J'ai vécu ma vie de femme, de mère, je ne regrette rien, j'ai tenu mes engagements malgré les tornades et les vents violents… j'ai élevé 3 enfants, tous différents et tous merveilleux. Mais là, je suis lasse. Ma famille va bien, et moi croyez-vous que j'ai envie de finir ma vie dans une maison de retraite sordide où toute communication est impossible à cause de la surdité, l'amnésie, l'alzheimer? Croyez-vous que je souhaite terminer ma vie en mettant des couches (jamais assez absorbantes d'ailleurs à ce qu'il parait), à finir comme une loque? Je ne veux pas dépérir.

            Il faut qu'Emma prenne son envol, qu'elle arrête de perdre son temps avec moi. Qu'elle se mette à vivre sa propre vie, à ressentir, à vibrer, à aimer, chose que je n'ai peut-être pas su faire…

            J'ai les yeux et l'esprit remplie d'images, de souvenirs, des parfums d'été de ma campagne, des roses de mon jardin, de sourires, je ne suis plus à ma place ici… »