Séparer le chagrin de l'ivresse

Mathieu Jaegert

Accuser le coup de rouge

Luc est de la race des loufoques. Un original de première, complètement barré. Il a fait de la séparation sa spécialité, son passe-temps favori. Il décortique à tout va du matin au soir et démêle le vrai du faux avec une virtuosité redoutable. Il extrait, isole, classe, dissocie, ordonne sans relâche. Mais ce qu'il aime par-dessus tout, c'est résoudre les affaires tordues, dénouer le fil des embrouilles les plus complexes. Passé maître dans l'art de se sortir de situations inextricables, il en a constitué son fonds de commerce, proposant ses services à qui veut bien voir dans sa pratique un don justifiant le montant de ses honoraires. Parmi eux de simples curieux, des maladroits qui se mélangent les pinceaux, et des êtres aux vies compliquées. Son entrainement a consisté à dévaliser le rayon pinceaux des boutiques alentour puis à mélanger l'ensemble avant de reconstituer le stock de mémoire, référence par référence et enseigne par enseigne. Pas peu fier du résultat mais encombré d'ustensiles inutiles eu égard à ses piètres talents de peintre, il a débarqué dans les magasins en question avec sa marchandise sur le paletot. Les responsables ont tiré la même tronche qu'au premier passage.

De problèmes résolus en étourderies rattrapées, Luc a amassé un pécule confortable depuis trois ans. Il rêve maintenant de franchir une nouvelle étape dans l'exercice de sa passion, s'attelant à cette séparation qui s'est dérobée jusque-là à son savoir-faire. Comment séparer le bon grain de l'ivraie ? Voilà son prochain défi. Une expression dont le sens lui a toujours échappé. Une histoire de raisin sans doute. Le voici parti à la rencontre des viticulteurs du coin qui ne manqueront pas de l'aiguiller. En réalité, ils manquent d'abord s'étrangler de rire quand Luc balbutie ses motivations. Tous commencent par lui servir un coup à boire. Rien de tel pour désinhiber le bonhomme – comme s'il en avait besoin – et gagner du temps. Peine perdue, Luc rentre bredouille.  Enfin pas tout à fait si l'on jette un œil à sa cuisine encombrée de bouteilles de pinard. Pour la première fois de sa carrière, il se casse les dents. Agacé au plus haut point, il ne se démonte pourtant pas tout de suite. Obnubilé par l'expression, il retourne au combat auprès de ses nouveaux copains qui voient en lui un sacré client. Rien n'y fait. Son agacement se mue en profonde mélancolie qu'il croit bon de soigner dans des établissements d'un autre genre appelés communément bars, troquets ou cafés. Il se fait des cheveux blancs et séparer les mèches encore brunes des autres prend du sens. Finir éméché répond donc à une certaine logique, la sienne. Un soir après l'avoir noyé dans l'alcool, Luc essaie par tous les moyens de séparer son chagrin de l'ivresse. Un reliquat de conscience professionnelle. Mais la manœuvre n'a rien de simple et tout d'absurde. Ses proches tentent de le ramener à la raison quand lui revient au raisin, ne pensant plus qu'à boire pour oublier ses déboires. Un coup de blanc, de rouge…Jusqu'à une interpellation par la marée chaussée, casquée et motorisée. Au poste, une fois conscient qu'il va connaitre des démêlés avec la justice, les officiers le voient reprendre du poil de la bête. Trois mois plus tard, à jeun et à la barre – et non pas au gin et au bar – il joue son propre avocat et triomphe après avoir accusé le coup qui n'est pas là pour se défendre. Comme quoi, il n'a pas fourni tous ces efforts en vain. Ni en vin !

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