Sers-moi fort

Julia Fargo

Synopsis

Peu après la mort de son meilleur ami, Axel, trente ans, quitte son poste de formateur dans une multinationale pour écrire un roman : « Un Arbre ». La publication de ce livre atypique s’avère plus difficile que prévu et les échecs répétés d’Axel fragilisent le couple qu’il forme avec Natacha, une executive woman qui ne jure que par la réussite. Bientôt, elle lui annonce qu’elle veut divorcer et partir vivre aux Etats-Unis avec Igor, leur enfant âgé d’un an à peine. Après avoir perdu ses illusions sur la justice familiale, Axel comprend qu’il n’a plus qu’une solution pour obtenir la garde de son fils : faire de son roman un best-seller.

Juliette a trente-sept ans. Elle a vécu dix ans avec Gui et lui a tout donné, jusqu’à l’agence immobilière qu’il dirige. Du jour au lendemain, ce quadragénaire immature la quitte pour une femme beaucoup plus jeune. Sans travail, sans amour, sans enfant, Juliette traverse une crise profonde. Elle prend un travail de vendeuse aux Galeries Parisiennes et, après quelques expériences décevantes avec les hommes, décide d’avoir un enfant toute seule.

C’est dans un immeuble parisien, à l’ombre de la Tour Montparnasse, que leurs destins vont se croiser. Suite à un quiproquo qui le persuade qu’elle est une éditrice en vogue, Axel emménage sous l’appartement de Juliette pour la séduire…

 

Le début de l’histoire

 

 

Juliette…

 

Gui se tient fébrilement dans l’entrée, sa valise à ses pieds. La quarantaine passée, ce Franco-Argentin au visage marqué, au charme toujours insolent, transpire dans son costume Armani. Son cigare éteint pendouille de sa mâchoire crispée. Il lisse nerveusement sa chevelure clairsemée… Je nous revois le jour de mon emménagement dans ce deux pièces à côté de la Tour Montparnasse. Il m’avait aidée à l’acheter pour le salut de notre amour. Après neuf ans de vie commune, la routine s’était installée dans notre couple, nous allions retrouver nos intimités respectives, revivre chacun chez soi, comme deux amants. « La distance nous rapprochera, tu verras, Juliette… ». A l’époque, j’avais voulu croire à cette fantaisie romantique, croire qu’il était motivé par les nobles intentions qu’il affichait. Aujourd’hui, je réalise qu’il posait les bases d’une séparation qu’il n’avait pas le courage de précipiter. Ma rage augmente et se concentre dans mon regard. Gui rallume son cigare, soulève sa valise, abaisse brusquement la poignée et m’annonce, d’un air compatissant qui me retourne le cœur...

                                                     

« Je suis désolé, Juliette. 

-          Si tu pars, c’est fini ! Je te préviens, y’aura pas de retour en arrière… »

La porte se referme et dix ans de ma vie avec elle. Gui l’homme de ma vie, Gui le futur père de mes enfants est parti et ne reviendra pas. Une relation de dix ans ! Et pour quel bilan ?… J’ai visité avec lui une quinzaine de pays, une centaine de villes. Nous avons partagé des milliers de repas. Je l’ai écouté d’innombrables heures me livrer ses doutes existentiels, porté à bout de bras certains soirs de déprime. Je l’ai encouragé à monter son agence immobilière, soutenu contre son entourage d’alors qui lui serinait que ses seules compétences étaient : « super danseur de salsa » et « séducteur ». J’ai travaillé comme une damnée pour une réussite dont il a tiré l’essentiel des bénéfices. J’ai lavé des containers entiers de chaussettes, de caleçons, repassé au moins autant de chemises, acheté des dizaines de caddies de tubes de Pento et de lotions antichute de cheveux. J’ai réussi la prouesse de considérer sa lâcheté comme une forme de courage, sa peur de vieillir comme un insatiable appétit de vivre. J’ai supporté l’odeur entêtante de ses cigares, les volutes de fumée qui irritent les yeux, son haleine matinale corrompue par le tabac grillé. J’ai fait de mon corps son refuge, de mon âme un boudoir lui étant entièrement consacré. Je lui ai offert les plus belles années de ma vie, de vingt-sept à trente-sept ans. Cette décennie porte un nom : ma plus belle connerie !

Je me fais couler un bain, me déshabille devant le grand miroir qui longe la baignoire. Mon corps a toujours ces formes, mon visage ces traits qui me valent parfois d’être comparée à Emmanuelle Béart, version brune aux yeux noirs. Mais pour combien de temps ? La peau de mes fesses se relâche déjà, mes seins tombent un peu plus chaque jour, j’ai sur le front et autour des yeux ces petites plissures annonciatrices de rides, des cheveux blancs que je dois arracher régulièrement. Même les larmes qui coulent sur mes joues n’ont plus leur fraîcheur d’antan… Elles couleront quelques semaines, juste le strict nécessaire. Je ne me laisserai pas aller. Pas le temps. J’en ai déjà trop perdu à attendre que ce salaud me fasse un enfant. 

Axel…

 

Le battement de mon cœur s’accélère. Mon index tremble légèrement en cliquant sur « Enregistrer ». Ça y est ! Je me détourne de l’écran de mon MAC, observe par la fenêtre le chêne qui a servi de support à mon imaginaire. « On a terminé », lui murmuré-je, ému. Dans la pénombre, ses branches frétillent. Me vient soudain à l’esprit ce dicton chinois : « Pour accomplir sa vie, il faut faire un enfant, planter un arbre et écrire un livre ». D’une certaine manière, je suis sur le point d’atteindre cet objectif existentiel. J’aurai bientôt planté un arbre dans l’esprit de milliers de lecteurs. J’arrache mon postérieur de la chaise de bureau qui a fini par en épouser la forme et vais m’examiner dans le miroir. En six mois, j’ai pris un peu de poids, qui flanque mon grand corps d’un début de bouée dommageable à mon allure de sportif. Mon visage, un peu carré mais que la plupart s’accordent à trouver séduisant, a tant blanchi d’être resté exposé à la lumière artificielle que mes yeux bleus y détonnent, tels deux phares dans la brume. Mes joues sont recouvertes d’une épaisseur inégale de poils drus. Une masse ébouriffée de cheveux châtains me donne l’air d’un chanteur pop britannique. Me voilà, Axel Leyrat, tout juste trentenaire, enfin fier de l’homme qui se tient devant moi. Je viens d’écrire Un Arbre, un roman qui, en toute objectivité, me semble excellent…

Dans le salon, Igor, mon fils de treize mois, joue sur le parquet avec des chaussettes qu’il a décrochées du séchoir à linge. Poupon blondinet aux joues rougies par la poussée dentaire, il est très concentré sur son activité et ne s’interrompt que pour frotter sa gencive tumescente avec son poing minuscule. Je le prends dans les bras, le serre fort contre moi et lui annonce la bonne nouvelle : « Papa a fini ». Ses grosses billes bleu-vert me scrutent, il me claque brusquement le front et marmonne : « apapapa ». Je vais m’asseoir sur le canapé près de Natacha, sa mère, qui suit avec une attention sans faille la Star Academy. Un instant, je contemple cette beauté aux origines slaves qui m’a épousé, voilà quatre ans. Le chignon soigné qui arrange sa crinière auburn fait ressortir l’élégance de ses traits autant que le vert émeraude de ses yeux. Sa chemise de nuit en satin rouge souligne la courbe parfaite de sa poitrine et laisse entrevoir une de ses cuisses, imberbes depuis qu’elle est passée par l’épilation définitive…

« Natacha ?     

-          Mmm…

-          Ça y est, j’ai fini.

-          Ok. Tu peux débarrasser la table ? 

-          T’as entendu ce que j’ai dit ?

-          Putain, Axel ! J’ai eu une journée épuisante maintenant j’aimerais me détendre un peu !

-          Non mais… j’ai fini mon roman.

-          Ah, c’est bien. Félicitations.

-          Merci……… bon, ben je vais débarrasser.

-          Ok. »

Dans la cuisine, tandis que je nettoie le gras des assiettes, je me sens comme un gagnant du Loto qui serait encore le seul à savoir qu’il a joué les bons numéros. Ma petite famille est à côté, plongée dans son quotidien. Elle ignore à quel point notre vie va changer.

Juliette…

La grisaille au dehors me paraît être la matérialisation de mon regard sur le monde. Je savais que j’aurais mal. Pas au point de rester quatre jours clouée à mon lit avec ce sentiment atroce de solitude, ce vide intérieur désespérant. Pourtant, les litres de larmes et les montagnes de Kleenex ont rempli leur office : la grosse crise est passée. J’allume mon ordinateur pour consulter le solde de mon compte en banque. La sonnerie du téléphone me détourne de l’écran…

« Allô, Juliette ?

-          Maman ?

-          Je voulais savoir, vous venez toujours à Vannes pour Noël ?

-          Ben… Gui a… beaucoup de travail à l’agence en ce moment, improvisé-je, incapable de lui annoncer notre rupture.

-          J’ai eu des nouvelles de ton père. Il se peut qu’il soit là, lui aussi.

-          Ah bon… L’Océan Atlantique lui manque ?

-          Ne te moque pas de lui. Sa vie n’a pas été facile, tu sais. 

-          Je me moque pas, maman… Ecoute, pour Noël, je te tiendrai au courant.

-          Tu as une drôle de voix…

-          Ah bon ?

-          T’as pas une bonne nouvelle à m’annoncer, par hasard ?

-          Non, maman.

-          Je m’impatiente d’être grand-mère, tu sais.

-          Je sais. Je dois y aller là, je t’embrasse.

-          D’accord. A très vite, mon bouchon.»

Solde 450 €. Aucune rentrée d’argent à l’horizon. Il faut que je me trouve un travail d’urgence.

 

Axel…

 

J’ai relu deux fois les 253 pages d’Un Arbre. J’ai débusqué et corrigé une trentaine de fautes d’orthographe, une dizaine de subjonctifs mal accordés et nombre de coquilles. Rien qui aurait pu porter un réel préjudice à la qualité de mon roman mais c’est tout de même mieux d’avoir un produit fini impeccable. L’esplanade de La Défense, que j’arpente par moins deux degrés, me semble un univers aberrant : clos sur lui-même en dépit de son ouverture sur le ciel, fourmillant de clones à mallettes. J’ai du mal à admettre que j’ai été l’un de ceux-là : j’ai travaillé deux ans chez Mac Cormac et Compagnie…

Je passe le sas d’entrée de la Tour Descartes sans encombre ; malgré six mois d’absence, les agents de sécurité n’ont pas oublié mon visage. Le hall est bondé. C’est vendredi, friday wear : exit les costards cravates et les tailleurs sobres. Place au style yacht club pour les hommes : polos Ralph Lauren, pulls Manouchian, pantalons de velours côtelés ou de toile beige. Les femmes, elles, osent les couleurs et les décolletés. Seuls les commerciaux qui ont rendez-vous avec des clients sont tirés à quatre épingles. L’apparence relâchée de ce flux de salariés ne me fait pas oublier l’existence que j’ai menée ici. En deux ans, j’ai formé plus d’un millier de Cormaquiens à la communication, en binôme avec Christophe. Sa partie comprenait l’acquisition du langage corporate, la présentation orale et diverses applications informatiques. La mienne était un savant cocktail composé de généralités sur les théories de la communication, d’une dose de sociologie des organisations et d’un zest de psychosociologie. Sur le papier, j’étais censé ouvrir de nouveaux horizons aux salariés, leur inculquer un savoir qui leur permette de repenser la relation humaine dans l’entreprise. En pratique, je leur passais un vernis que les responsables de l’Unité Formation avaient pris soin de limiter à une couche très superficielle. Chez Mac Cormac et Compagnie, on recherche avant tout l’efficacité. Je me suis taillé dans le moule jusqu’à ce que me vienne l’envie impérieuse d’écrire un roman. Elle m’oppressait, rendait mon travail chaque jour plus pesant. J’ai beaucoup hésité : on ne démissionne pas sur un coup de tête quand on est père d’un nouveau-né. Finalement, après d’âpres négociations avec le DRH, j’ai obtenu d’être licencié. Ainsi, j’ai pu bénéficier de l’assurance chômage, ma bourse d’écriture…

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