Si proche infini
Dimitri Rataud
Si proche infini.
Pièce en trois actes écrite par Dimitri Rataud
Si proche infini
Première partie
La lune. Paysage désertique, cabossé, recouvert de poussière grise. Tout autour, l’infini, apparente obscurité constellée d’étoiles. Immobilité suspendue et silence absolu.
On voit apparaître trois cosmonautes sous leur scaphandrier spatial. Ils marchent à une allure lente et régulière l’un derrière l’autre, avec beaucoup d’espace entre chacun d’eux. Après une longue traversée en silence, tous les trois se rejoignent et s’arrêtent enfin.
On ne voit que leur silhouette, tous identiques dans leur combinaison et sous leur casque.
Cette entrée peut durer de longues minutes entières.
Sergei
C’est féerique !.. Vladimir, ça te fait toujours la même impression ?
Vladimir
C’est comme si j’étais toujours resté là. C’est étrange, on est les trois hommes les plus
éloignés du monde, et pourtant c’est ici que je me sens le plus proche des miens
Boris
Tu dis ça parce qu’ici tu es au centre de l’attention de tout le monde, et que toi, tu ne vois
personne.
Vladimir
Non, je ne crois pas, au contraire c’est moi qui ai le sentiment de veiller sur les autres,
d’être caché sur le toit du monde à l’abri des regards.
Sergei
En tout cas c’est encore plus beau que je ne l’imaginais. Et ces couleurs ! D’en bas, le
bleu c’est le ciel, alors qu’ici, le même bleu, c’est la terre.
Vladimir
C’est une question de point de vue. Toute notre vie se situe peut être sur cette ligne, à la
frontière d’un bleu qu’on dépasse ou pas.
Boris
On avance un peu, on a deux kilomètres à faire dans la journée. Profites-en Sergei, parce
que demain, ce sera moins drôle, c’est toi qui analyseras les échantillons. Vladimir, tu as
retrouvé le contact avec Moscou ?
Vladimir
Pas vraiment. Mais c’est assez curieux, je n’ai aucun témoin négatif. Je n’arrive pas à
les joindre et pourtant tout me dit que c’est possible.
Boris
Il y a peut-être une interférence.
Vladimir
Non justement, ce serait indiqué. C’est comme si ton téléphone te donnait tous tes
réseaux et que tu ne parvenais pas à appeler.
Sergei
Ca ne peut pas être lié aux perturbations qu’on a subies en vol tout à l’heure, puisque tu as réussi à leur envoyer un message.
Vladimir
Oui, puis j’ai vérifié, tous les systèmes se sont parfaitement remis en place.
Boris
Bon, on réessayera plus tard, il faut qu’on avance un peu maintenant.
Vladimir sort un appareil photo assez sophistiqué.
Vladimir
Attendez ! On ne part pas sans faire une petite photo de vacances pour envoyer aux
amis et à la famille.
Sergei
Vladimir, on la fera demain au départ, on n’est même pas encore sur le site.
Vladimir
Une photo à l’arrivée et une au départ, c’est le protocole de mission. Et puis comme
ça, tu pourras comparer ton bronzage !..
Sergei et Boris se placent côte à côte, en face de Vladimir qui prépare la photo.
Sergei
Tu n’es jamais sur les photos finalement, comme c’est toujours toi qui est chargé
de les prendre.
Vladimir
Si, j’y suis toujours quelque part pour ceux qui les regardent vraiment. Ou je suis dans
le reflet des casques ou je forme une ombre sur le sol devant moi, ou sur une zone
désertique on voit mes pas sur les quelques mètres que j’ai faits pour le recul du cliché.
Mais c’est vrai qu’il faut savoir regarder. Je suis comme les fantômes, je n’existe que
par les traces que je laisse, ou à travers des reflets… Bon , vous me faites un beau
sourire !
On ne voit évidemment pas les sourires car les visages sont caché derrière les casques d’oxygène et de protection solaire. Vladimir prend enfin la photo et range l’appareil dans sa combinaison.
Boris
Allez ! Il est tant qu’on reprenne la route maintenant.
Ils avancent, toujours dans le même rythme et avec les mêmes intervalles entre eux. Au lointain, la Terre tourne imperceptiblement et le ciel est régulièrement ponctué d’étoiles filantes qui comme un carillon donnerait une certaine idée du temps.
Sergei
C’est drôle que le Lac des Songes et le Marais du Sommeil soient séparés par la Mer de la Tranquillité et la Mer de la Sérénité.
Vladimir
Je trouve qu’ils portent bien leur nom, aussi bien que la Mer des Humeurs en bordure de
l’Océan des Tempêtes, de l’autre coté de la Lune.
Sergei
On aurait dû demander aux astronautes de nommer les régions du monde. Tu imagines,
la Méditerranée serait… la Mer…
Boris
« La Mer des bronzés », et l’Atlantique « la Mer des serviettes mouillées des touristes
qui se font surprendre par la marée. »
Sergei
Quel poète !
Vladimir
Dans une heure on devrait justement quitter le Lac des Songes pour Eudoxe. Il faudra
faire attention, le sol y est beaucoup plus souple.
Dans cette marche immuable et rassurante qui semble réglée comme un ballet classique. Sergei s’arrête net.
Vladimir
Qu’est-ce qui se passe ? Tu as un problème ?
Sergei
Non, j’ai un capteur qui s’est déréglé. Enfin je ne sais pas s’il s’est déréglé ou s’il a
toujours indiqué les mêmes données, je viens de le remarquer.
Boris
C’est grave ? C’est un capteur de quoi ?
Sergei
D’oxygène…
Silence. Long temps. Très long temps.
Boris
…Et les autres capteurs, qu’est-ce qu’ils indiquent ?
Sergei
Rien, tout est normal.
Vladimir
A quel taux il te donne l’oxygène ?
Sergei
A un taux comparable à la terre. Mais c’est comme pour toi avec la communication, tous
les systèmes sont cohérents entre eux. Si ce taux était incorrect, il entraînerait des
erreurs ou du moins des anomalies visibles sur les autres données.
Vladimir
Et alors, qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’aucun de nos contrôles n’est valide ? Que nous
avançons dans le noir ? Et si plus tard un outil nous dit que nous traversons une zone
radioactive, qu’est ce qu’on fait, on l’écoute ou on continue notre chemin ?
Boris
On l’écoute !
Vladimir
Qu’est ce qu’on écoute ? Qu’il y a de l’oxygène sur la Lune ? Qu’on peut retirer nos
casques ? On ne va pas croire un capteur qui nous dit qu’il y a de l’air dans l’espace.
Boris
A quoi servent les contrôles alors ? Allons-y, partons sur la Lune en maillots de bain,
ou en survêtement du Dimanche si nos outils ne servent à rien, si nous n’écoutons
que ce que nous voulons et que nous ne croyons que ce que nous savons !
Sergei
Je crois qu’il faut se poser la question en effet. Comment peut-on le vérifier
manuellement ?
Boris
On n’en a aucun moyen.
Silence. Tous les trois restent immobiles. On sent qu’ils se regardent à travers leurs casques. On sent aussi qu’ils s’interrogent, les uns les autres, et chacun avec sa propre conscience.
Sergei
Et si je retire mon casque ? Si je le desserre cran par cran ?
Vladimir
C’est de la folie ! C’est de la folie de croire à ça, si tu te découvres, une seule fuite te
dépressurisera en une fraction de seconde.
Sergei
Vladimir, tu ne veux pas réessayer de contacter la base ?
Vladimir
Pour leur demander s’il y a de l’air sur la Lune ? Vous êtes fous.
Sergei
Mais alors, qu’est ce qu’on fait ?
Boris
Je vais retirer mon casque. C’est moi qui ai conçu et vérifié un à un tous ces
programmes. S’ils sont cohérents, il ne peut pas y avoir d’erreur, et ils le sont.
Les capteurs indiquent de l’oxygène, il y a de l’oxygène. Pourquoi, et d’où il vient
je n’en sais rien, mais on répondra aux questions plus tard. S’il y a de l’oxygène,
je peux me découvrir. Je vais desserrer mon casque tout doucement, et à la moindre fuite
vous compenserez manuellement avec mes protections d’urgence. D’accord ?
Sergei
Tu es sûr de la manœuvre ?
Boris
Ce n’est pas une procédure qu’on répète souvent avant d’aller sur la lune. Mais je suis
sûr des informations.
Vladimir
On déclenche les protections A-V-B en même temps ?
Temps.
Boris
Si vous avez le temps !
Boris desserre lentement son casque, en marquant des arrêts à chaque étape, comme s’il désamorçait une bombe. Sergei et Vladimir sont autour de lui, Vladimir la main en contact avec les touches d’urgence intégrées à sa combinaison spatiale. La manœuvre est très lente, et d’une précision d’horlogerie. Chaque étape se passe normalement jusqu’à leur terme. Sous leurs yeux ébahis et incrédules, Boris a maintenant la tête libre et respire comme sur terre.
Dans son émotion, il fait l’erreur de poser son casque au sol, qui aussitôt s’envole à l’infini, comme le ballon qu’un enfant aurait perdu dans une fête foraine et que tout le monde regarde disparaître dans le ciel. Mais ici c’est bien l’apesanteur qui nous rappelle que nous sommes bien dans l’espace. Dans le silence, le casque ayant disparu, Sergei et Vladimir retirent à leur tour le leur avec un peu plus d’assurance. Tous les trois sont désormais découverts.
Temps.
Vladimir
Qu’est-ce qu’il se passe ?.. Boris, qu’est ce que c’est ?
Boris
Je ne sais pas.
Sergei
Vous croyez qu’on respire vraiment ? Et si c’était … qu’on était mort.
Boris
Je ne crois pas, Sergei.
Vladimir
Mais qu’est-ce qui se passe alors ? Où sommes- nous ?
Boris
C’est ça surtout, où sommes-nous ?
Sergei
Boris, c’est absolument impossible qu’il y ait de l’oxygène sur la lune ? Même ici,
précisément ? Il ne peut pas y avoir une poche d’air que personne n’aurait jamais
détectée ? C’est scientifiquement impossible ? Tu en es certain ?
Boris
C’est scientifiquement impossible, oui. S’il y a de l’air ici, c’est que nous ne sommes pas
sur la lune, et ça j’en suis certain, c’est scientifiquement obligatoire.
Vladimir
Et où sommes-nous alors ? C’est mon troisième voyage ici, je reconnais chaque cratère,
tout est absolument identique, chaque repère est identifiable, on voit la terre, le soleil,
chaque étoile est à sa place, tout est précisément conforme aux données,
ce n’est pas comme si on était perdu, ou si on avait fait fausse route et que l’on était
tombé sur une planète inconnue. On est le trentéunième équipage à alunir,
c’est presque une mission de routine. Je sais qu’il y a quelque chose à résoudre, mais
pas ça Boris, on est bien sur la lune, crois-moi, je te le garantis.
Boris
Avec de l’oxygène, c’est impossible. Je te l’affirme aussi.
Temps.
Sergei
Vladimir, tu ne veux pas essayer d’appeler la base ?
Vladimir
Si : « Ici L.A.H., nous sommes bien arrivés, nous nous situons à la frontière du Lac des
songes et d’Eudoxe comme prévu. Me recevez-vous ? A vous.
Allô, je vous reçois très mal. »
Ils ont bien reçu mon message, mais je n’entends pas ce qu’ils me répondent. En tout cas,
on est à nouveau en liaison.
Sergei
Et tu ne veux pas leur parler de ce qui se passe ?
Vladimir
Tu veux que je leur dise quoi ? Ils m’entendent, ils me répondent, je vois la terre, nous
sommes bien où nous devons être, c’est ça qu’il faut savoir.
Sergei
Mais il y a une anomalie, c’est notre devoir de leur signaler, non ?
Boris
Une anomalie ? C’est un bouleversement comme tu n’en imagines pas la portée. S’il y a
de l’oxygène, c’est qu’il y a de la vie possible, et le principe même de la nature c’est
de rendre le possible réel. On respire, Sergei ! On vit ! On devrait être
pulvérisé et nous sommes vivants, aussi bien portant que dans notre jardin ! Ce que nous
vivons est la chose la plus extraordinaire que toute l’humanité n’ait jamais connue. Ce n’
est pas une anomalie scientifique, ni un dérèglement informatique, ni quelque phénomène
étrange de la nature, on respire sur la lune ! C’est un monde inconnu, immense, infini qui
se présente devant nous.
Vladimir
Et si la nature devait créer du vivant, pourquoi tout est mort autour de nous ?
Boris
Peut- être qu’il existe un monde souterrain.
Sergei
Ou peut être qu’il y a de l’air depuis très peu de temps, que l’oxygène est apparu entre
la dernière mission et aujourd’hui.
Vladimir
Peut- être.
Boris
On va avancer vers Eudoxe. Soyons très vigilants, et toi, Sergei, tu relèveras des
échantillons de l’air en plus du sol, on les analysera plus tard à bord du laboratoire.
C’est possible ?
Sergei
Bien sûr.
Ils avancent lentement, l’ un derrière l’ autre, toujours dans ce silence mat et dans cette lumière céleste qui n’appartiennent qu’à la Lune.
Au bout d’un long moment, Vladimir, sort un petit magnétophone dans lequel il dicte ses notes de rapport. On l’entend au début comme dans une prière. Les deux autres avancent toujours, sans porter attention à ce qu’il murmure dans son appareil.
Vladimir
Mission L.A.H. La lune. La lune ?..11 Décembre. 13H00 lunaire. Plus 95 degrés celsus. Vent : nul. Le sol est un mélange de Silicates ordinaires : Olivine et pyroxène certainement. Nous les analyserons ce soir au laboratoire. Le relief est relativement plat, la visibilité
éxélente. Nous venons de rencontrer un problème de communication avec la base sans concequances ni pour l’équipage, ni pour la mission qui se déroule comme prévue. L’alunissage s’est effectué selon la procédure ordinaire et à l’endroit prévu. La photo H.P.C à été prise selon le protocole, des échantillons ont été prélevés…
Temps
Je pense à toi mon amour. Je ne suis pas parti depuis longtemps mais je suis parti si loin. Je me sens seul. Je t’imagine en ce moment à la maison, tu es peut-être assise sur le rebord de la fenêtre du bureau, près de la porte, là où je te dis tout le temps que tu devrais t’asseoir sur le fauteuil, que tu serais mieux, et où tu me réponds que tu le sais bien mais que tu préfères être ici. Ça doit sentir bon. Je suis sûr que tu n’as pas allumé le feu. Je sais que tu préfères mettre ton châle quand je ne suis pas là...
Temps
Je pense à te ramener un peu de poudre de Lune, comme tu dis, de la poussière d’étoile, de la farine céleste, du talc extraterrestre, du sable d’éternité, le sable d’une plage ou la mer est ailleurs… ou tout ici est toujours ailleurs. Il n’y a que moi qui suis là, et toi un peu quand je peux rêver. Je voudrais t’emmener avec moi dans chacun de mes voyages et ne plus revenir, seulement rester tous deux l’un contre l’autre, et regarder la Terre tourner au milieu des étoiles comme dans une fête foraine on regarderait tourner les roues, les manèges, les capsules dans une ivresse lointaine. Et on s’endormirait dans cette poudre, nus, nus et légers comme on l’était dans l’herbe l’été où on s’est rencontré. Je t’aime. Je t’aime plus que tout. Plus que tous les soleils de l’univers réunis. C’est toi mon soleil, ma belle étoile qui ne s’éteindra jamais, et je serai toujours là à tourner autour de toi, à briller le jour et à rêver la nuit, et quand il pleut, derrière les nuages, je sais que tu es là, que je n’ai qu’à lever la tête et attendre une percée dans le ciel pour voir une mèche de tes cheveux me caresser les yeux et sécher les dernières gouttes de cet orage passé… Chaque instant je guette un signe de ta présence et tout me ramène toujours à toi…
On entend un signale émis de la radio de Vladimir.
Attendez ! C’est la base, ils essayent de nous joindre. « Allô, ici L.A.H., parlez, je vous
écoute. Parlez. » « Oui, je vous reçois. Parlez. Allô, commandant, je vous entends, on a
cru avoir perdu la communication avec vous. Vous me recevez ? Nous sommes en
position L.K.11, comme prévu ? Nous rencontrons un disfonctionnement au niveau
du taux d’oxygène. Nous relevons un taux anormalement élevé. Nous pouvons
respirer sans nos casques. Vous me recevez ? Allô, je ne comprends pas bien votre
message. Allô, commandant, je comprends que vous dites que c’est normal. Est-ce bien
votre message ??? Allô, je vous perds, Allô, commandant, j’ai compris que c’était
normal, veuillez corriger votre message. J’ai entendu ; normal, je vous écoute, normal,
commandant, à vous.
Silence radio. Les trois cosmonautes se retrouvent seuls.
Vladimir jette son casque et part seul dans la direction opposée.
Sergei
Où tu vas ?
Vladimir
Au vaisseau. On rentre, on est à 37000 Kms de la terre, j’en ai parcouru le double en
voiture. Dans une heure et demie on est à la maison, et là, on se réveille, c’est dimanche,
il fait beau, les enfants jouent dans le jardin, ou on ne rêve pas et alors on explique
calmement ce qu’on a vécu, on nous montre des cartes, des tableaux de chiffres, des
calculs cohérents comme ceux qu’on a appris, et on repart tous les trois sans nos
casques, comme des plongeurs sous-marins sans leur tuba !
Boris
On ne peut pas repartir avant demain, et la procédure d’urgence est commandée par la
base. Ils la déclenchent si nous rencontrons une difficulté ou s’ils perdent le contact
pendant plus de cinq heures. Et si j’ai bien compris, nous avons le contact et pas de
difficulté particulière. Comme tu dis, nous respirons sous l’eau, nous voyons dans le
noir et si nous avons chaud, nous nous couvrons… et nous sommes sur la Lune.
Sergei
On va s’arrêter un peu, et on va réfléchir, ensemble, pas les uns contre les autres.
De mon coté, tout indique que le milieu est conforme. Je n’ai aucun témoin négatif.
Avec les éléments que je possède pour l’instant, je ne détecte aucune matière
vivante. C’est vrai que c’est assez étrange, mais il n’y a pas d’atmosphère, et peut
être que certains rayons du soleil ou d’autres choses empêchent toute vie à long terme.
Je n’ai pas de réponse précise.
Vladimir
D’accord, mais pourquoi à la base on nous dit que c’est normal ?
Sergei
Je crois qu’ils n’ont pas compris ton message.
Vladimir
Ils l’ont répété après moi. Je l’ai entendu. J’ai reconnu la voix du commandant, je suis
formel.
Boris
Tu as senti sur quel ton il te répondait ?
Vladimir
Il avait l’air étonné, mais pas étonné de ce que je disais, non, plutôt surpris que je
m’inquiète. J’ai senti qu’il avait même l’air surpris que je l’appelle…
Boris
Et pourquoi nous avons ces problèmes de communication ? Ca aussi c’est anormal.
Vladimir
D’autant plus qu’il n’y a aucune raison à ça. Encore une fois tous les paramètres de
liaisons sont conformes. Après la perturbation du vol, tout à l’heure, les réseaux se
sont déconnectés mais ils ont modifié leur fréquence conformément à la situation pour
retrouver des équivalences équilibrées. Dans ce domaine, ce n’est pas compliqué, ou ça
fonctionne, ou ça dysfonctionne, on ne peut pas être entre deux, c’est comme un moteur,
ou il tourne, ou il s’arrête. Et puis, le commandant qui dit « c’est normal », c’est normal.
Tu te rends compte, on respire sur la lune et « c’est normal ».
Sergei
En réalité, le problème est que nous sommes face à un phénomène qui renverse toute
notre conception du monde, tout l’acquis de l’histoire humaine et de notre connaissance
de l’univers, et que nos calculs, nos radars, nos capteurs, nos chefs, même notre
perception personnelle et notre organisme nous disent « c’est normal ». On marche
sur l’eau, on vole dans les airs, on se transforme en citrouille et personne ne se retourne,
tout le monde nous regarde en silence et trouve ça normal.
Boris
Continuons alors notre mission comme si tout était normal. On va récupérer les
échantillons à Eudoxe, et demain tu les analyseras au laboratoire et nous, nous
exécuterons les expériences et les tests conformément au plan de vol qui nous est
indiqué.
Vladimir
Peut-être qu’on trouvera des réponses après nos travaux ? Qu’en penses-tu ?
Sergei
Je ne sais pas. Peut-être. Peut-être, je ne sais pas.
Boris
Allons-y.
Dans le silence, ils reprennent leur chemin, toujours l’un derrière l’autre, chacun dans ses pensées, dans son éloignement et dans sa solitude.
Vladimir
Ce que nous vivons en ce moment, c’est un rêve que j’ai fait des dizaines de
fois depuis ma première mission. J’étais sur la lune et je me sentais libre comme sur
terre, je respirais, je me déplaçais, je pensais même avec plus de facilité qu’ailleurs,
et ce sentiment justement m’oppressait, je m’interdisais cette liberté, c’est curieux, en
fait, je crois que je culpabilisais.
Sergei
Quand on sait que les rêves n’inventent jamais rien, qu’ils sont toujours les révélateurs
d’une réalité objective, ça donne des perspectives ! Moi, quand j’avais treize ans, j’ai
rêvé que je faisais l’amour alors qu’évidemment, je n’en avais aucune expérience, je
n’avais jamais embrassé une fille, ni vu un film ou des photos pornos, et bien mon
rêve était pourtant d’une précision clinique. J’éprouvais des sentiments précis, mais
surtout, je ressentais les moindres sensations physiques. J’avais une conscience de mon
sexe, mais aussi du sexe de la femme, et plus tard, quand j’ai fait l’amour pour la
la première fois, j’ai tout retrouvé avec les mêmes détails. C’était troublant, ma
conscience connaissait cet inconnu, ce futur, avant mon expérience.
Vladimir
Oui, mais moi j’étais déjà allé sur la lune.
Sergei
Peut être, mais pas dans ces conditions. Moi aussi j’avais déjà vu des femmes.
Boris
Et quand je rêve que je vole, tu crois qu’un jour ça m’arrivera ?
Sergei
Peut être pas à toi, mais ça arrivera oui, c’est certain qu’un jour on trouvera le
moyen de se déplacer individuellement par les airs. Je te rappelle que discuter
comme ça sur la Lune, tranquillement, comme si on était sur une plage, il y a moins de
cinquante ans, ça n’aurait pas vraiment paru normal. Même en rêve, je ne suis pas certain
que beaucoup l’imaginaient.
Vladimir
Et comment tu l’interprètes ? Ce qui nous arrive est normal, ça devait arriver, c’est ça ?
C’était écrit, en quelque sorte ?
Sergei
Peut- être. Nous savons si peu de choses. Il y a une telle différence entre notre conscience
et notre expérience justement. La preuve, ça nous parait extraordinaire, on n’arrive pas
à l’expliquer, on a du mal à y croire, mais en même temps, d’une certaine façon on
l’accepte, on commencerait presque déjà à s’y habituer.Ca fait deux cent millions
d’années que nous savons que c’est impossible, et en quelques minutes, déjà on
nous commençons à l’intégrer, c’est bien qu’il y a quelque chose de ça à l’intérieur
nous, et si c’est à l’intérieur, c’est sûrement que cela existe quelque part ailleurs
qu’en nous, non ?
Boris
Ce que tu veux dire, c’est que tout préexiste, et que l’infini est d’abord en nous avant
d’être autour.
Sergei
Je crois que tant que l’on ne ressent pas d’abord l’infini en nous, on est
incapable de le découvrir à l’extérieur. Et ce n’est pas limité à notre domaine spatial,
c’est un phénomène que nous éprouvons chaque jour dans nos vies quotidiennes, on ne
fait bien que ce que nous ressentons profondément, alors qu’au moment où nous le
ressentons, rien n’est fait encore par définition, c’est bien que tout passe d’abord en
nous avant d’être avéré dans une réalité.
Vladimir
Au fond, si on n’est pas prêt à ressentir l’infini, on ne saura jamais si l’univers l’est ou
pas ?
Boris
Ce n’est pas de Dieu dont on a l’habitude de parler comme ça ?
Sergei
Alors peut être que Dieu, c’est l’univers, ses planètes, ses trous noirs, ses galaxies, ses
dimensions inconnues…
Vladimir
Ou nous-mêmes si je t’entends.
Sergei
Ou les deux à la fois, ou les deux sont la même chose ; nous sommes l’univers et
l’univers est nous-mêmes, ou l’univers lui-même est en nous…
Boris
Et bien, je ne savais pas qu’on avait un poète philosophe mystique avec nous pour cette
mission.
Sergei
Non, Boris, vous avez un scientifique, c’est tout. Je ne parle là qu’en scientifique
justement.
Vladimir
Et à treize ans, c’était déjà une expérience scientifique ?
Boris
Tu sais que le principe de l’expérience c’est d’être reproductible à l’infini ?
Vladimir
Enfin, à l’infini... Dans une certaine mesure.
Sergei
Et moi, je ne savais pas qu’il y avait des humoristes dans la mission.
Boris, par inadvertance laisse tomber un cahier, que les trois cosmonautes regardent s’envoler en silence par l’effet de l’apesanteur avec une grande lenteur, comme régi avec grâce par un ballet classique d’une grande poésie.
Boris
Ce sont mes notes de vol.
Vladimir
Tes notes de vol ?.. Alors…
Le silence à nouveau. Les trois hommes se regardent, regardent aussi l’espace autour d’eux, émerveillés, inquiets et profonds. Le temps s’écoule sans repère. Ils sont seuls, toujours.
Vladimir
Vous vous souvenez du dîner qu’on a passé ensemble avant le départ, pour faire
un peu plus connaissance ?.. J’ai trois images qui me reviennent…on se connaissait
déjà tout du moins de réputation, et chacun était parfaitement dans son rôle :
Boris, le technicien hors paire, précis, surdiplômé… Sergei l’analyste de renommée
internationale, minutieux, et moi, le chercheur « surdoué » en communication…et bien
lors de ce dîner, j’ai remarqué que tu avais fait tomber trois fois de suite ta serviette
de table Boris, et les trois fois, le garçon est venu te la remplacer… Sergei tu as fais des
dessins sur la nappe toute la soirée avec les miettes de pain qui étaient sur la table, et je
ne sais pas si vous vous souvenez, mais je n’ai pas réussi une seule fois à joindre ma
femme avec mon téléphone… On parlait de choses sérieuses, de connaissances
communes, d’expériences de travail, et pourtant, en souterrain, ou plutôt en négatif de ce
que l’on donnait à voir les uns aux autres…chacun de nous laissait déjà échapper ce que
je retrouve aujourd’hui. Boris, l’homme du contrôle et de la maîtrise pour qui tout a une
explication vérifiable en laboratoire, laisse tomber sa serviette, son casque et ses notes
de vol. Sergei, l’homme de l’échantillon et de l’analyse qui ne diagnostique pas ce qu’il
voit mais ce qu’il y a, fait des petits lapins avec ses miettes de pain, et voit l’infini au
fond de nous-mêmes. Quant à moi, je n’arrive pas à joindre ma femme au restaurant,
et je parle naturellement d’oxygène sur la Lune avec un capitaine qui me dit que c’est
normal comme si je l’appelais d’une supérette au mois de décembre pour lui dire qu’ils
avaient sorti les guirlandes de Noël. Et bien voilà, tout est là. Tout n’est peut être qu’une
question de regard…
Il s’arrête soudainement, se plie en deux et gémit.
Sergei
Qu’est ce qu’il y a, Vladimir ?
Vladimir
J’ai des fourmis dans les jambes ! Hou, ça fait mal…Hou !
Boris
C’est des fourmis extra-terrestres, il faut vite les attraper et les emmener au labo.
Vladimir
Ne vous moquez pas, c’est horrible, je ne peux plus bouger.
Boris
Ha oui, je les vois, elles sont toutes vertes. Tu as vu les dents qu’elles ont ! Fait
attention, elles vont te bouffer le pied en entier si ça continue.
Boris et Sergei partent dans un fou rire, alors que Vladimir essaye de taper du pied pour soulager se douleur, mais sur la Lune, on ne tape pas les pieds au sol avec la même facilité que sur terre avec l’apesanteur ( c’est même pratiquement impossible, comme si on le faisait sous l’eau.)
Sergei
Qu’est ce que tu fais ? Tu as peur d’abîmer tes chaussures ?
Boris
Et bien vas-y tape ! Qu’est ce que tu as, tu n’as plus de force ?
Vladimir
Vous êtes des monstres ! Ha ! C’est affreux, ça ne veut pas s’en aller.
Sergei
On ne peut rien faire pour toi de toutes façons. Ca va partir tout seul, n’y pense plus.
Vladimir
C’est ça, « n’y pense plus », je suis en train de crever et on me dit « n’y pense plus » !
Mais vous êtes vraiment des tortionnaires !
Boris
Ca ne t’est jamais arrivé dans les séries d’entraînement ?
Vladimir
Non, en général avant de partir en mission, on ne s’entraîne pas à discuter comme si on
était au café sans bouger d’un pouce pendant un quart d’heure avant de repartir.
Boris
Qui c’est qui discutait ???
Vladimir
Haaa !
Vladimir se couche maintenant sur le sol, et lève les jambes pour faire passer la crampe, toujours sous le regard plus qu’amusé des deux autres.
Sergei
Passe moi l’appareil que je fasse une photo, on dira que tu faisais l’amour avec la femme
invisible.
Vladimir
Boris, tu peux me tenir les jambes s’il te plait.
Boris
Heu, ben… là … heu… maintenant, avec ce que vient de dire Sergei…
Sergei
Moi, en revanche je veux bien t’attraper les bras si tu veux ?
Vladimir, toujours dans la même position, souffle de grandes expirations avec un air très
concentré. Boris et Serguei repartent dans un un fou rire qu’ils ne cherchent même plus à contenir.
Boris
Oh, ça a l’air d’être un super coup, dis donc…
Sergei
Tu nous la présenteras quand tu auras terminé ?
Vladimir
Ca commence à passer.
Vladimir commence alors à faire de petits moulinets avec ses jambes, puis les repose enfin sur le sol
Vladimir
Ca va mieux… Ca y est, je crois que ça commence à partir. Ha, ça fait du bien, ça y est
je retrouve mes sensations. J’ai eu peur, vous savez. Ca a l’air de rien, mais c’est très
angoissant ce genre de petit bobo sur la lune…Vous imaginez que je sois tout seul
sur le point de faire une manœuvre importante, au lieu de rigoler comme des imbéciles !!!
Boris
Excuse- nous Vladimir, mais on n’était pas préparé à cette situation, c’est noté nulle part dans le plan de vol que l’un d’entre nous se retrouve les quatres fers en l’air en soufflant comme un bœuf parce qu’il a des fourmis dans les pieds. Imagine Niels Armstrong, le premier cosmonaute de l’Histoire sous l’œil de milliards de téléspectateurs qui descend du vaisseau et qui dit « c’est un petit pas pour l’homme…Aä…aï…aï… » et qui commence à se coucher sur le sol et à faire des moulinets parce qu’il ne sent plus son pied… ça aurait changé tout le cours de la conquête spatiale !!!
Sergei
Bon, enfin c’est terminé, maintenant tu fais attention de ne pas avaler de travers, ni de marcher sur un oursin , ou de prendre un coup de soleil derrière les genoux…
Vladimir
Ca va ! je ne suis plus inquiet, j’ai vu que s’il m’arrivait une chose grave je pouvais compter sur vous pour me laisser agoniser comme un chien sous vous sarcasmes puérils.
Boris
Aller Vladimir, Sergei… on doit repartir, on a du travail…
Tous les trois reprennent leur marche en silence, un long moment, puis s’arrêtent derrière Boris qui comme toujours, marchait en tête.
Temps.
Boris
Regardez, c’est Eudoxe. Le seul endroit de la Lune qu’aucune tempête ne traverse.
On suppose que le sol est vierge depuis la naissance de la Lune.
Vladimir
Jamais un astéroïde ne s’y est écrasé non plus ?
Boris
Regarde.
Vladimir
C’est incroyable !
Sergei
On espère que les échantillons vont confirmer nos dernières théories. Mais tu vois, ces
calculs, ce sont d’abord des idées de l’esprit. On a commencé par se dire « et si la Lune
avait l’age de la Terre et si elle était même un morceau de la Terre qui s’était détaché
avant de lui tourner autour ». Il fallait de l’imagination, au départ ça n’était que de la
conscience, et maintenant, on a besoin de nous pour l’expérience.
Vladimir
Il ne peut rien nous arriver qu’on n’ait jamais imaginé alors ! C’est plutôt triste comme
regard, non ?
Sergei
Si tu le prends de ce coté, oui, mais dans l’autre sens, ça veut dire qu’il peut nous arriver
tout ce que l’on a imaginé. Ca ne tient qu’à nous d’ouvrir les yeux sur nos rêves et de les
porter le plus loin possible.
Boris
En attendant, ce sont les échantillons qu’on va récupérer avant de les porter au
laboratoire. Viens, je vais t’aider. Vladimir, tu peux réessayer une liaison avec la
base ? Ne reviens pas sur l’oxygène, dis leur simplement que nous sommes à Eudoxe,
et que nous entamons les premiers prélèvements, conformément à la procédure.
Sergei et Boris prélèvent consciencieusement des échantillons du sol, qu’ils récupèrent dans des sachets pressurisés, un à un, avec une grande précision, comme s’il s’agissait du Graal.
Pendant ce temps, légèrement à l’écart, Vladimir tente à nouveau la communication.
Chacun des trois hommes est affairé et concentré sur sa tâche, là encore chacun dans son immense solitude. Plus loin, Vladimir, dans une stature de marbre s’affaisse lentement jusqu’au sol où il reste assis, sans un mot.
Boris
Vladimir, qu’est-ce qui se passe ? Remets ton casque !
Vladimir
Non, je respire bien. Ca va... On a reçu un message : ils se demandent ce qu’on fait à
Eudoxe.
Sergei
Tu es sûr que la liaison est bien en contact avec eux ?
Vladimir
C’est bien la base, j’en suis certain ; ce sont nos codes, c’est la voix du commandant
et la liaison est directe.
Boris
Mais tout ça n’a aucun sens ! On ne peut pas être seul dans l’espace, sans communication
cohérente, sans casque, sans repère. C’est une Mission qu’on exécute, pas un voyage de
noce, enfin !.. Merde !.. On va rentrer au vaisseau, on va jouer aux cartes, et demain on
rentre, procédure ou pas.
Les cosmonautes repartent toujours l’un derrière l’autre, toujours dans le même silence, en direction du vaisseau. Sur leur chemin, une étoile filante déchire le noir du ciel et rappelle que l’immobilité apparente n’est que relative.
NOIR.
Deuxième partie
Le lendemain, Sergei, Vladimir, Boris, toujours sans leur casque, ni sur la tête ni à la main, sont à nouveau sur le sol lunaire, identique à la veille. On les sent plus calmes, Sergei est encore penché sur le sol pour ramasser et analyser des échantillons, Boris est près de lui et Vladimir légèrement à l’écart. Ils travaillent en silence et ne rompent pas le calme qui règne en seigneur.
Vladimir
Sergei, tu veux de l’aide ?
Sergei
Pourquoi, tu t’ennuies ?
Vladimir
Non, non.
Le silence à nouveau.
Sergei
Si ma fille me voyait travailler !.. Tous les étés on va dans la même station balnéaire
avec elle et ma femme, c’est très familial, il n’y a pas de club pour les enfants ni
d’activité particulière, sur la plage il y a juste une cabane en bois qui vend des
boissons, des bonbons, des glaces, enfin des petites choses comme ça. Et le patron
à la fin de la journée, échange des friandises ou des glaces contre des canettes vides
ou des capsules de bouteilles que les enfants doivent lui ramener. Pour lui, ça lui
évite de nettoyer la plage, et pour eux, c’est un jeu fantastique d’aller gratter le sable
pour trouver une monnaie d’échange. En plus, évidemment, c’est une façon de leur
inculquer une notion d’écologie… Mais un jour, l’été dernier, avant de quitter la plage,
ma fille est venue me voir pour l’aider à chercher des bouteilles parce qu’elle était
presque bredouille. Alors je lui ai dit que ce n’était pas grave, et je lui ai donné un billet
pour qu’elle aille quand même s’acheter ce qu’elle voulait à la cabane en bois. Elle
s’est mise à pleurer, et m’a dit qu’elle ne voulait pas payer ce qu’elle pouvait avoir
avec des choses qu’on trouve par terre… C’était assez bouleversant d’entendre ça dans
bouche de ma fille. « Des choses qu’on trouve par terre… » Et c’est toute ma vie…
trouver des choses par terre… Moi aussi, quand j’étais petit, je grattais le sable pour
trouver des pièces ou des bijoux que j’offrais à ma mère. Je regardais toujours mes
pieds, et je trouvais d’ailleurs souvent des choses partout, dans la rue, sur les
plages, ou même à la maison, derrière le canapé, sous un meuble, n’importe où. J’étais
toujours la tête baissée, on me disait toujours « redresse toi, ne regarde pas en bas, tu vas
voir ta tombe. Ca m’avait beaucoup marqué. Plus tard, quand j’étais jeune homme et que
mon père est mort, à l’enterrement je repensais à ça… Je regardais la fosse qui était
encore vide, la tête baissée comme l’enfant que j’étais, et je savais que je ne trouverais
rien cette fois-ci. Je me disais que c’était parce que je n’étais plus un enfant justement.
Et pourtant je cherchais encore quelque chose dans ce trou, comme un signe, un petit
caillou blanc, une pousse, ou même un mégot que le fossoyeur aurait laissé tomber…
quelque chose que moi seul aurait remarqué, un dernier secret avec mon père, une
dernière capsule de bière, une dernière « chose qu’on trouve par terre »…
Vladimir
Tu pleures ?
Sergei
Non, non…
Silence, long silence.
Boris
Vladimir, toujours pas de nouvelles ?
Vladimir
Non ! Mais je reçois toujours les mêmes types de message. Je progresse. Le problème
c’est que je suis de plus en plus sûr qu’ils ne nous sont pas adressés. Comme j’en reçois
toujours davantage, je ne sais pas si c’est moi qui les intercepte plus facilement, ou s’il y
en a réellement plus, objectivement.
Boris
Et ceux que tu lis, qu’est-ce qu’ils disent ?
Vladimir
Ils confirment notre position à Eudoxe, nous demandent le contact, notre identification
précise, et si je ne fais pas d’erreur, nous prient de ne pas nous inquiéter, que tout est mis
en œuvre pour notre sécurité. Enfin, rien de très nouveau.
Sergei
Ni de très rassurant, non plus.
Vladimir
Non… En même temps, je n’ai relevé aucun message alarmiste, et surtout cela confirme
que nous ne sommes pas abandonnés. Ils connaissent notre position, notre situation, ils
savent que nous allons tous bien. La situation reste plutôt sous une certaine forme de
contrôle.
Boris
Oui ! Sous une certaine forme…Tu as terminé Sergei ?
Sergei
Pour moi, on peut rentrer, j’ai ce qu’il me faut.
Vladimir
Si on part demain, j’aimerais bien vérifier certains circuits ce soir. Tu m’aideras Boris ?
Boris
Bien sûr !
Sergei
Allons-y.
Boris
Avant de rentrer, je voudrais contourner la vallée. Il est tôt, il y en a pour une heure ou
deux. Mais si vous voulez, vous pouvez y aller, on reste en contact et je vous retrouve
plus tard.
Sergei
Qu’est-ce que tu veux faire ?
Boris
J’ai détecté des ondes aiguës, je voudrais juste m’assurer qu’elles sont dues à l’altitude.
Et puis c’est là qu’est mort Youri l’année dernière, je me suis promis de le saluer si un
jour je me posais dans la région.
Vladimir
Je ne crois pas ce soit très prudent de se séparer dans un tel contexte. Je préfèrerais qu’on
reste ensemble jusqu’à la fin de la mission. Youri nous a quitté juste derrière la vallée, tu
peux lui rendre hommage ici, tu sais, en dehors de la Terre les distances n’ont plus la
même valeur.
Boris
Les distances peut-être, mais les symboles et la mémoire, ce n’est ni pour les morts
puisqu’ils sont morts, ni objectif. Que l’on soit sur la Lune ou n’importe ou ailleurs,
c’est de vivant qu’il s’agit, et d’une espèce qui vit sur la Terre. C’est important pour
moi d’aller là-bas, c’est de moi dont il est question, c’est moi qui ai besoin d’aller
le voir… ce n’est pas lui qui m’attends…
Vladimir
Très bien. Vas-y et salue-le pour nous aussi. Mais ne reste pas longtemps et tiens-nous
en rapport s’il te plait. On est assez tendu comme ça pour supporter encore beaucoup
de contretemps.
Boris
Si j’ai un problème, je vous contacte. Je ne serai pas long. Tu sais, Vladimir, si depuis
toujours je suis fasciné et travaille dans le domaine spatial, c’est peut- être pour son
rapport avec la mort. Les deux plus grands mystères de l’Histoire de l’Homme ont
toujours été de savoir ce qu’il y avait de l’autre coté de la mort : « ce pays dont nul
voyageur n’est jamais revenu », et ce qu’il y avait derrière le bleu du ciel. Alors, à
chaque fois qu’un proche ami cosmonaute ne revient pas du pays du ciel, j’ai le
sentiment que je pourrais aller le chercher ou au moins le rencontrer, comme si
je voyageais derrière une frontière qu’il m’était permis de franchir dans les deux sens.
A défaut de franchir celle du temps, je franchis celle de l’espace. Mourir, ce n’est
qu’échapper aux deux. Et notre métier à travers nos missions, en quoi consiste-t-il
d’autre que de tisser l’espace et le temps ? En quoi consiste-t-il d’autre que de se
rapprocher de la mort pour mieux pouvoir s’en éloigner ?
Temps .
Vladimir
A plus tard Boris.
Sergei
A plus tard. Et si les ondes aiguës, c’est un oiseau qui chante, ramènes-le moi, je l’offrirai
à ma fille. Elle m’a dit en partant, que là-haut, il devait y en avoir tellement !
Boris
Je te le promets.
Boris part seul vers le lointain, sous le regard des deux autres qui prendront leur route à leur tour, lorsqu’ils ne verront plus de lui qu’une petite silhouette disparaître derrière la colline, dans ce silence clair. Pendant un instant, l’espace est vide, la terre tourne toujours imperceptiblement au lointain, petite et fragile. Enfin, de l’autre coté de la colline, Boris réapparaît dans une démarche régulière, puis s’immobilise, et à un point précis, se laisse tomber sur les genoux.
Temps.
Boris
Youri, je suis allé rendre visite à ta maman au dispensaire avant de partir. Elle m’a
encore dit que tu passais la voir toutes les semaines, mais le médecin reste plutôt
optimiste. Elle m’a aussi donné cette écharpe, il paraît que tu l’as oubliée la dernière
fois, et elle a peur que tu prennes froid… alors je te l’ai rapportée.
Il sort de sa combinaison une écharpe en laine tricotée, la pose sur le sol et la recouvre de poussière lunaire (de terre finalement) pour ne pas qu’elle s’envole à son tour.
Temps
Boris
J’ai vu la mère de Nicolae qui pense à toi… Toutes ces femmes qui sont là-bas…Que
des veuves, ou des mères orphelines, on se croirait encore en guerre. Comment on
devrait dire d’ailleurs, ce n’est pas mort au combat, ni mort au feu… mort au ciel ?
Mort aux étoiles ? Mort à l’infini ? Peut être, « Mort à l’infini » ! J’aime bien. Mort à
l’infini, et pour toujours et à jamais, c’est des termes qu’on emploierait pour parler d’
amour… Voilà, tu es parti à l’infini, et tu vas voyager comme ça pendant des milliers d’
années. C’est peut être pour ça que toutes ces femmes deviennent folles, c’est qu’en plus
d’avoir perdu leur homme ou leur fils, elles savent qu’il continue d’errer sans elles. Elles
l’ont aimé et même mort il leur échappe, même mort elles ne peuvent pas le garder près
d’elles, il bouge encore, il se déplace, il s’éloigne toujours… Je comprends que ce soit
terrible qu’il n’y ait jamais de fin, pas de repos comme on dit… Pas de repos pour toutes
ces femmes qu’on met ensemble loin de la ville, isolées dans une forêt comme si on
voulait que les branches des arbres cachent le ciel comme un plafond naturel, et que le
bleu soit vert, pour que le ciel soit plus bas et qu’on puisse au moins dans l’idée penser
pouvoir y grimper.
Temps
Boris
Bon voyage Youri. Je te promets que je vais bien prendre soin de te maman. Elle sera
contente de savoir que je suis allé te voir, et moi, je suis heureux d’être revenu ici… J’ai
fait venir un psychiatre indépendant la semaine dernière, en cachette. Son rapport est
troublant : il ne decèle ni le trouble de la personnalité, ni aucune trace de mythomanie.
Pour lui, c’est le gouvernement qui l’enferme sans aucune raison médiale pour ne pas
avoir à répondre de ta disparition. Je ne sais pas où tu es, si tu es ici sur la lune, perdu
dans l’espace, comme le dit la version officielle, ou si tu es tranquillement revenu sur
terre, je ne sais comment, comme le dit ta maman ? Depuis la mission C3000T, il se
passe des choses étranges ici. Je crois qu’on arrive au bout de quelque chose… Je crois
qu’il y a quelque chose…autre chose, un monde derrière le monde, ou une vérité derrière
le mensonge. Pourquoi ment-on ? Pour cacher quoi ? Même les plus petits mensonges
quotidiens sont bien des petits mondes qu’on fabrique pour mettre devant d’autres
mondes.
A bientôt…Youri…A très bientôt…
L’obscurité tombe alors doucement sur Boris jusqu’au noir total. Seules les étoiles immobiles gardent leur éclat comme de milliers de petits phares qui nous rassurent dans une mer immense au-dessus de nos têtes.
Troisième partie.
Sergei et Vladimir, l’un derrière l’autre, marchent en silence, lentement, régulièrement vers le vaisseau.
Le ciel est scintillant d’étoiles, on devine qu’il fait froid, et pourtant le climat ambiant est comme celui d’une belle nuit d’été à la campagne.
Ils font tout le trajet sans un mot pendant près d’une heure, jusqu’à l’approche du vaisseau au loin, ou ils marquent un arrêt net, stupéfaits.
Sergei
Qu’est-ce que c’est ?
Vladimir
Boris ? Ce n’est pas possible ! Il ne peut pas être là.
Sergei
Ne bouge pas !
Sergei et Vladimir restent immobiles, les yeux fixés sur leur découverte. Lentement, un homme se dirige vers eux. Il ne porte pas de casque mais une combinaison spatiale comme la leur, il est de même taille, de même allure, de même couleur. Ce n’est pas Boris, mais un autre cosmonaute. Tous restent immobiles, Sergei et Vladimir sont muets de stupeur.
Vladimir
Qui étes-vous ?
Capitaine X8
Je suis le Capitaine X8, n’ayez aucune crainte. Je suis venu pour vous aider. Nous avons reçu tous vos messages, et on m’a envoyé à votre secours. Votre présence ici est… bouleversante.
Il pleure. Fond en larme.
Il essuie ses larmes sur son front car sur la Lune, elles ne coulent pas mais montent vers le « ciel ».
Sergei
Qu’est ce que ça veut dire ?.. Et pourquoi on ne vous connaît pas ? Comment se fait-il que nous n’ayons pas été prévenu de votre mission ? jamais on n’a envoyé un homme ni un équipage dans l’espace sans procédure préalable !
Capitaine X8
Je sais. Mais la situation actuelle est tellement particulière… Vous voir là, si proches ! Si proches…
Vladimir
Si proche de quoi ?
Capitaine X8
Si proche de moi !
Vladimir
Qu’est ce qu’on fait Sergei ?
Sergei
Qu’est ce qu’on peut faire.
Vladimir
Il ment. Il n’appartient pas à l’équipe du programme LAH. On ne l’a jamais vu.
Sergei
Et alors ? Qu’est ce que tu veux faire ? Il a reçu nos messages, il savait que nous étions là, ça ne peut pas être un étranger. Je sais que c’est étrange, mais s’il est là c’est forcement un allié. On doit lui faire confiance.
Capitaine X8
Puis-je vous demander où est Boris ?
Sergei
Il doit nous retrouver plus tard. Il est resté à Eudoxe.
Vladimir
Qui vous envoie exactement, Capitaine ? Nous n’avons reçu aucun message de votre secours. Votre présence ici n’est pas autorisée pour nous, vous comprenez ? Pour nous, vous ne devriez pas être là !
Capitaine X8
Je ne devrais pas être là… Je comprends… C’est précisément ce que je suis venu vous apprendre. Voilà : je vais essayer d’être clair. En quelques mots je vais tenter de vous dire … de vous dire l’indicible…de vous montrer l’invisible…de vous expliquer que le ciel est en bas et la terre au-dessus et… que c’est peut être vous qui ne devriez ne pas être là. Tout n’est qu’une question de point de vue. Vous êtes ici sur la Lune, vous le savez, nous voyons le Soleil, la terre, l’environnement connu, enfin tous les éléments de reconnaissance qui vous permettent de ne pas en douter. Excepté peut être l’oxygène qui vous pose problème.
Vladimir
Et alors ? L’oxygène, qu’est ce que c’est ?.
Capitaine X8
C’est que la Lune est bien la Lune… mais pas celle que vous connaissez.
Sergei
Comment, pas celle que nous connaissons !
Capitaine X8
Lors de votre voyage, hier, pour arriver jusqu’ici, vous avez, je crois savoir, rencontré
une légère perturbation ; cette perturbation n’était pas une anodine contrariété climatique
ou magnétique… c’était un trou, un passage, une porte si vous voulez.
Vladimir
Une porte ? Et une porte qui donne sur quoi ?
Capitaine X8
…Sur cette Lune là.
Sergei
?!
Vladimir
?!!
Capitaine X8
Sur notre Lune à nous. En réalité votre présence ici est aussi importante pour vous que
pour nous. La différence est que nous, nous le savions théoriquement, nous l’avions
calculé mathématiquement, c’était jusqu’à aujourd’hui une connaissance d’astrophysique
pure, non appliquée, non prouvée jusqu’alors. Nous le savions, mais ne l’avions pas
démontré. Nous le mesurions, mais ne l’avions pas observé.
Vladimir
Quoi ? Quelle mesure, quelle observation ?
Capitaine X8
Ce que vous avez senti comme une perturbation était en réalité un trou, dans la matière,
un trou comme il en existe un peu partout dans l’univers. Nous connaissions leur
existence, mais ces trous sont très difficiles à localiser du fait qu’ils sont assez rares
d’abord, qu’ils sont minuscules ensuite, pas plus gros que des têtes d’épingle à l’échelle
de l’univers, et surtout qu’ils se déplacent en permanence. On a une chance sur
plusieurs milliards de les rencontrer, et c’est ce qui vous est arrivé. Vous êtes passé
à travers ce trou de matière.
Vladimir
Mais qui êtes-vous alors, et où sommes-nous ?
Capitaine X8
Vous êtes sur une Lune, comme il y en a des dizaines de millions dans l’univers. Vous
êtes sur notre lune et moi, je viens vous chercher de ma Terre.
Sergei
C’est un rêve !? Une erreur !? Une plaisanterie !?
Vladimir
Mais qui êtes-vous alors, et où sommes-nous ?
Capitaine X8
Vous êtes sur une Lune, comme il y en a des dizaines de millions dans l’univers. Vous
êtes sur notre Lune et moi, je viens vous chercher de ma Terre.
Sergei
C’est un rêve !? Une erreur !? Une plaisanterie !?
Capitaine X8
C’est une simple réalité scientifique, et je n’aurais jamais rêvé que de mon vivant j’aurais pu vivre une telle rencontre. Vous êtes pour moi et pour toute notre planète l’événement le plus considérable que nous puissions imaginer. Vous êtes à des millions d’années lumières de chez vous. Vous avez emprunté un
raccourci, comme si au lieu de faire le tour d’une montagne vous étiez passé au travers.
Vous êtes à l’autre bout de l’univers.
Sergei
Si c’était possible, pourquoi êtes-vous comme nous, comment connaissez-vous notre
langue, comment avez-vous reçu nos messages, pourquoi tout est exactement
identique, pourquoi avez-vous aussi une lune, une terre, les mêmes étoiles.. ? Pourquoi ?
Capitaine X8
Nous aussi, nous posions les mêmes questions il y a quelques années, mais depuis, nous
avons découvert l’existence de ces trous et par là-même, nous avons compris ce qu’était
l’univers. On attendait des extraterrestres de toutes formes possibles de développement et
d’intelligence, mais nous nous sommes aperçus que toutes ces formes de vie étaient
absolument identiques à la nôtre. Nous croyions découvrir d’autres horizons alors que
tous les horizons sont les nôtres. En réalité, l’univers est un arbre, et chaque galaxie
entière n’est qu’une feuille de cet arbre. Quand nous sommes sur une feuille et que l’on
n’a jamais vu plus loin que son bord, on croit d’abord être seul, puis quand on sait
qu’autour de cette feuille, il y a autre chose, on imagine que ça puisse être très différent,
on ne peut pas croire que l’on ne soit pas unique, que l’on ne soit pas le produit d’un
miracle. Souvenez-vous quand on a su que la terre tournait autour du soleil, et non
l’inverse, c’était vécu comme une humiliation, c’était symboliquement comme de dire
à cette époque que ce n’était pas la cour qui tournait autour du roi, mais le roi autour
de la cour. Et bien aujourd’hui, je vous apprends que le roi n’est pas unique, mais qu’il y
en a des centaines de millions précisément identiques. Vous n’êtes qu’une feuille de cet
arbre immense, et chacune des feuilles se ressemble : elles ont exactement la même
forme, la même couleur, les mêmes nervures à l’intérieur, elles ont presque
exactement le même âge, et sont pourtant toutes distinctes et différentes. C’est pourquoi
je suis là, pourquoi je vous ressemble, vous parle, vous comprends et connais votre
histoire puisque nous avons vécu la même, avec la même progression et certainement
presque les mêmes évènements. Nous sommes sur le même arbre, ce même arbre qui
pousse et grandit chaque jour comme l’univers qu’il est, et ce que vous avez fait
hier, c’est en vous déplaçant sur votre feuille, tomber dans un trou et chuter
du sommet jusqu’à une branche inférieure… où je viens vous chercher.
Un temps très long s’installe, comme pour comprendre en une fois ce qu’il fallait peut être plusieurs dizaines d’années à intégrer. Sergei et Vladimir sont sous l’effet d’un choc de plusieurs tonnes, et dans un état de légèreté, d’apesanteur intérieure comme nul ne l’avait encore jamais ressenti.
Vladimir
Si tout cela est réel, qu’allons-nous devenir ?
Sergei
Et comment savez-vous que nous venons d’une « autre feuille » ?
Capitaine X8
Parce que personne, chez nous n’est en ce moment sur la Lune. Quand nous avons
reçu vos messages, on n’a pas compris au début, puis l’oxygène nous a mis sur la
piste ; qui peut s’étonner qu’il y ait de l’oxygène ici ? Forcément quelqu’un qui
justement n’était pas d’ici. Nous savions qu’il existait certaines petites différences
d’une feuille à l’autre, je vous rappelle que nous sommes identiques mais uniques,
comme les hommes entres eux, à la fois tous les mêmes et tous différents, et bien voilà,
la particularité, c’était ça sûrement, l’oxygène !
Vladimir
Et comment avez-vous reçu nos messages si nous sommes si loin ?
Capitaine X8
Regardez moi. Est ce que j’ai l’aire si différent… si éloigné ? Nous sommes les mêmes, nous avons le même age, le même développement et par conséquent la même technologie. Votre système de communication est parfaitement compatible avec le nôtre. Vous pensiez communiquer avec votre Terre, alors que c’est la nôtre qui a pris le relais.
Vladimir
Mais la voix du commandant, je l’ai reconnue, j’en suis certain !
Capitaine X8
Peut être que le commandant, comme beaucoup d’autres choses sont les mêmes chez
vous qu’ici.
Sergei s’apprête à donner un coup de pied de rage dans un caillou posé sur le sol, mais est retenu au dernier moment par Vladimir, car ici le nuage de poussière flottant dans l’air que cela provoquerait, serait très dangereux pour les trois cosmonautes.
Vladimir
Non !!!
Sergei s’éloigne légèrement laissant Vladimir et Capitaine X8 dans un silence profond. Personne ne se regarde, chacun reste à la fois seul et en même temps uni, intimement liés les uns aux autres.
Plus tard Sergei rejoint enfin les deux autres.
Sergei
Je ne peux pas croire que nous ne puissions plus revenir. Je refuse de le croire. Je veux
rentrer voir les miens, retrouver ma famille, je veux vivre encore. Qu’allons- nous faire ?
On ne peut rester là pour toujours. On ne va pas crever sur cette Lune à oxygène. Si vous
saviez que ces trous existaient, que vous les avez calculés, mesurés, vous devez pouvoir
les retrouver. Le plus dur c’est d’admettre leur présence, mais si on le sait, si on en a
l’idée, la volonté presque, la conscience scientifique et idéologique, le reste n’est que
technique, non ?
Capitaine X8
Certainement. Mais il nous manque encore un peu de temps, c’est tout. Vous devez
savoir que les choses ne vont pas si vite. Bientôt, peut-être pourrons-nous emprunter
ces tunnels pour nous déplacer, mais pour l’instant, ce ne sont que des accidents.
Sergei
Mais qu’allons-nous faire de cet accident ? Qu’allons-nous faire sur la Lune ?
Capitaine X8
La quitter… et retourner sur Terre. Sur une nouvelle terre.
Sergei
Mais ce n’est pas possible ! Si on nous avait dit que le jour où il y aurait des
extra-terrestres, ces extra-terrestres seraient nous-mêmes !
Capitaine X8
C’est vous qui descendez du ciel, et qui êtes d’une planète inconnue ! Enfin, inconnue… pas tant que ça finalement.
Vladimir
Mais si, chez vous,nous serions sans repère, nous ne savons pas qui vous êtes, comment
vous vivez, ce que vous mangez, et puis imaginez que l’on vous suive, on ne connaît
personne, on n’a aucun travail, pas de famille, pas de toit, pas de passé, on n’a rien.
C’est comme si on naissait aujourd’hui, à notre âge, c’est impossible.
Capitaine X8
Vous connaissez déjà le commandant, je crois. Et pour le reste, je crois que les coutumes,
la nourriture, les langues, tout a l’air très comparable à votre Terre.
Sergei
Et ma famille, ma femme et ma fille, elles existent aussi chez vous ?
Capitaine X8
Sûrement ! Peut-être pas là où vous les avez laissées, mais elles doivent exister quelque
part, j’en suis persuadé. De la même façon, votre présence nous laisse envisager que tout ce que nous avons ici existe aussi ailleurs, en double, en triple, en millions d’exemplaires peut être.
Sergei
C’est un vertige Vladimir… un vertige.
Vladimir
Pouvez-vous nous laisser seuls un moment, s’il vous plait.
Capitaine X8
Bien sûr.
Capitaine X8 les laisse seuls. Il s’éloigne lentement, avec une grande douceur. Sergei et Vladimir se retrouvent seuls, l’un à coté de l’autre, assis face à l’univers comme sur une plage face à la mer.
Sergei
Vladimir, tout cela est bien réel ?
Vladimir
Je ne sais plus rien.
Temps
Sergei
Boris ? Qu’est-ce qu’il va dire ?
Vladimir
Que veux-tu qu’il dise ? Lui qui ne croit que ce qu’il voit.
Sergei
Et qu’est-ce qu’il verra ? Tout se ressemble tellement, cet homme du fin fond de l’espace
qui pourrait être mon voisin de palier, sa Lune, sa Terre qui a l’air si semblable, cet infini
qui semble si proche.
Vladimir
Si plus on est loin, plus c’est proche, si plus c’est différent plus c’est commun, plus c’est
étranger plus c’est familier, alors Boris va rentrer chez lui, rassuré et confiant.
Sergei
Quoi ? Tu ne veux rien lui dire ?
Vladimir
A quoi bon ! S’il y a des milliers de rois, pourquoi chercher celui qu’on connaît ? Si ce
qu’il veut c’est voir le roi, alors présentons-lui un roi, s’il porte la même couronne et
s’entoure de la même cour, pourquoi lui dire que c’est un autre ?
Sergei
Parce que c’est la vérité Vladimir, qu’elle nous plaise ou non ! On ne peut pas toujours vivre dans le mensonge ni dans des mondes imaginaires… je t’ai entendu parler à ta femme dans le dictaphone, comme au restaurant quand tu n’arrivais pas à la joindre… Tu vis seul Vladimir. Elle est partie il y a six mois. Je le sais, elle est venue me voir à ce moment-là. Elle vit aujourd’hui avec Igor Tsabiev… celui qui à fait ses études spatiales avec toi et qui a été nommé ton second lors de ton premier vol. Et bien voilà, avec ta femme il est second aussi… Lui aussi aurait pu porter la même couronne que toi et s’entoure de la même cour… Et pourtant vous n’êtes visiblement pas les mêmes.
C’est ça la réalité, et moi je refuse de vivre dans un monde où tout semble idendique, parce que moi, ma femme et ma fille sont réelles et je préfère tout perdre que les échanger contre des images. Je ne veux pas devenir un étranger là-bas, ce ne sont pas nous les extra-terrestres. Oui, c’est vrai, je suis effrayé d’être ici, et j’aurais préféré tomber sur une planète hostile avec des flammes, des nuages toxiques et des monstres à cinq têtes. Mais ce qui est plus terrible sur cette Lune, c’est que tout va bien et que tout « est normal...Normal. !!! » Alors toi tu vas rester ici et tout recommencer et on ne va rien dire à Boris. Quand il va revenir, il va voir ce capitaine venu de nulle part et il va nous croire, sans poser de questions ? Il va nous croire ?!!! Il va dire tout est normal !!! Il va crier comme moi fou de bonheur « Ha mais alors tout est normal !!! Tu crois quoi Vladimir ? Non, il va comprendre, il va voir tout ça et comme nous il va savoir, et comme nous il va choisir, il aura quelques secondes pour prendre sa décision, en secret et en silence comme tout ici, parce que là ou sommes le son et les mouvements sont au ralenti, nous sommes au fond des mers, là où la lumière ne passe plus, ou l’eau est la plus lourde et la plus glacée et ou plus un seul poisson ne peut plus nager. Ou tu restes ici au fond accroché aux rochers, ou tu remontes sur une île pour vivre seul jusqu'à la fin du monde.
Temps
Capitaine X8
Excusez moi, nous devons partir avant que la Terre ne passe devant le Soleil.
Vladimir
Ca nous laisse combien de temps ?
Capitaine X8
Moins de deux heures. Si vous le voulez, vous pourrez me suivre avec votre vaisseau,
ou le laisser et monter avec moi, il est prévu pour quatre membres d’équipage.
Sergei
Et Boris, il n’avait pas dit qu’il restait en liaison ?
Vladimir
Je vais l’appeler. « Allô, Boris, tu me reçois ? Tout va bien ? Où es-tu ?
Tu dois faire au plus vite, quelqu’un de la mission est arrivé pour nous rapatrier.
Il doit nous escorter, et nous, pour des raisons de sécurité, nous devons repartir
au plus vite. Très bien, nous t’attendons. »
Sergei
Où est-il ?
Vladimir
Il nous rejoint.
Les trois cosmonautes attendent Boris en silence, chacun dans des pensées différentes et à un niveau d’impatience ou d’angoisse propre. Le temps semble éternel, comme celui, sûrement, d’un condamné à mort qui attend sur le billot que la lame tombe enfin.
Sergei
Quand Boris nous retrouvera, je préfère que vous gardiez le silence au sujet de ce que
vous nous avez appris.
Capitaine X8
Vous êtes sûr ?
Sergei
Je vous le demande.
Capitaine X8
Comme vous voulez !
Vladimir
En arrivant, que va-t-il se passer pour nous ?
Capitaine X8
Que voulez-vous qu’il se passe ? Vous retrouverez vos marques comme si de rien
n’était.
Vladimir
Mais… ?
Au loin, on voit apparaître Boris, qui rejoint enfin le groupe, l’air étonné de cette nouvelle présence, mais rassuré de sentir cette mission enfin terminée. Il est calme et serein, comme si cette escapade l’avait lavé de toute la mission.
Boris
Que se passe-t-il ?
Capitaine X8
Bonjour Boris. La base à Moscou m’a envoyé vous récupérer. Nous avons reçu vos
messages et nous devons rentrer au plus vite. Je vous rassure, tout va bien. Tout le
monde vous attend messieurs.
Boris
Tout le monde nous attend ? Alors… très bien, allons-y.
Vladimir
Tu l’as trouvé le site ou Youri nous a quittés ?
Boris
Oui, je l’ai vu…
Temps.
Vladimir
Nous allons pouvoir rentrer maintenant.
Capitaine X8
La Terre doit passer devant le Soleil dans moins d’une heure, ensuite il faudra attendre
encore une journée pour retrouver notre angle d’entrée dans l’atmosphère.
Boris
Je suis bien d’accord sur la position de l’axe d’entrée, mais cet axe n’est pas prévu
si tôt. Nous sommes arrivés hier à neuf heures trente terrestre, la prochaine phase
n’est prévue que bien plus tard. Comment calculez-vous son axe avec tellement
d’avance ? La lune a-t-elle ralenti ou changé de position depuis notre venue ?
Vladimir
Non, mais vu les modifications de taux d’oxygène, notre vitesse doit être calculée
sur de nouveaux critères. C’est bien ce que vous nous avez expliqué capitaine ?
Capitaine X8
De façon simplifiée, oui. Je ne doute pas de la précision de vos calculs ni de
l’exactitude de chacun de vos travaux, mais faites-moi confiance. Si je suis là
c’est précisément pour vous aider et vous éviter de commettre la moindre erreur.
Je suis certain qu’il est temps de partir.
Boris
Alors rentrons. Enfin… Partons.
Capitaine X8
Je peux vous ramener tous les trois à bord, mais si vous le voulez, nous pouvons nous
partager pour récupérer votre vaisseau. Malgré les perturbations du vol aller, il est
toujours opérationnel ?
Boris
Tout à fait.
Sergei
Je vais ramener le vaisseau. Partez tous les trois, je vous suivrai, nous resterons en
contact.
Boris
Non, je t’accompagne, Sergei.
Capitaine X8
Je préfèrerais que vous montiez avec nous.
Boris
Je ne peux pas laisser Sergei seul pour le voyage… J’ai peur qu’il se perde, tout seul.
J’ai le sentiment que la route sera plus longue au retour qu’à l’aller.
Capitaine X8
Votre position est la même !
Boris
Mais notre regard a changé, je crois…
Temps.
Capitaine X8
Qu’en pensez-vous Serguei ?
Sergei
Si je n’ai qu’à vous suivre, je n’y vois aucun inconvénient, je connais la machine
suffisamment pour exécuter toutes les manœuvres de la procédure.
Vladimir
Si tu rencontres la moindre difficulté, tu déclenches les commandes automatiques.
Sergei
Ne vous inquiétez pas.
Vladimir
Si vous voulez bien, je dois faire une photo avant le départ comme l’impose la
procédure.
Boris
Et comment on fait ?..
Vladimir
…Capitaine… c’est vous qui allez prendre la photo… Pour la première fois, on va poser
tous les trois…et pour la première fois, sans nos casques, personne n’apparaîtra en reflet
sur la photo.
Capitaine X8 prend l’appareil photo, Vladimir, Boris et Sergei se placent tous les trois les uns à coté des autres, sans leur casque cette fois-ci, et regardent Capitaine X8 prenant la dernière photo du voyage.
Boris
Je crois que le capitaine s’impatiente maintenant. Non ?
Capitaine X8
Ce n’est pas moi qui suis pressé, c’est la Terre qui tourne.
Boris
Comme une roue !
Vladimir
Comme une roulette.
Sergei
Une roulette… russe.
Tous prennent enfin le chemin du départ, Sergei en tête, suivi de près pour une fois par Boris, puis par Vladimir, puis enfin par Capitaine X8, qui seul derrière les autres, sort son écharpe en laine tricotée, la passe autour de son coup, et avançant à son tour, pose une main amicale sur l’épaule de Vladimir qui ne se retourne pas.
NOIR.
Epilogue.
La lune est désormais déserte, abandonnée par les quatre cosmonautes et leurs vaisseaux.
Aucune trace de leur présence, ni même de leur passage ne demeure sur ce sol escarpé,
entouré d’un noir à l’infini, piqué d’étoiles et voilé par moments de sources lumineuses irréelles qui dansent entre elles dans un ballet fluide et ivre de silence.
Dans ce décor immuable, on entend seulement les voix des cosmonautes qui communiquent par radio. Leurs voix semblent lointaines, comme dans un souvenir, et pourtant ils se parlent bien en ce moment même.
Boris
Fais attention, Sergei, tu dévies légèrement ta position. Récupère le cap sur nous.
Un temps
Boris
Sergei, tu t’éloignes. Tu m’entends ? Nous perdons ton cap.
Un temps
Vladimir
Sergei, tu nous entends ? C’est Vladimir. Tu t’éloignes trop. Tu vas perdre l’angle
Sergei. Réponds-moi. Tu m’entends ?
Sergei
Je vous reçois.
Vladimir
Tu pars dans la direction opposée !
Sergei
Opposée à quoi, Vladimir ?
Vladimir
Opposée à la terre. Tu t’éloignes encore. Nous allons te perdre de vue, Sergei.
Sergei
Je suis dans la bonne direction, ne vous inquiétez pas.
Vladimir
Nous te perdons ! Sergei !
Sergei
Non… c’est vous qui vous perdez. Je sais où je vais. Je suis le seul qui sait où il va,
qui sait ce qu’il va trouver… Je vais où je connais l’issue, ou des milliards d’autres
hommes comme moi sont déjà allés. Ne vous inquiétez pas, je rentre chez nous, je
rentre chez moi. Boris, Vladimir, Capitaine, ne m’attendez pas. Bon voyage, bon
retour, c’est moi qui vous attendrai… Au revoir… Au revoir…
Le silence à nouveau, puis le sifflet léger et joyeux d’un oiseau qui chante comme au lever du jour après une longue nuit de veille.
NOIR.
très originale, j'ai donc voté
· Il y a plus de 13 ans ·merielle