Siphonnée
cryptorchid
Elle n’entend pas ce qu’ils disent dans la télévision.
Alors d’accord, ses yeux sont rivés sur le poste, attentifs au moindre mouvement des amas de pixels avec qui elle passe une nouvelle soirée, mais l’essentiel de son esprit est ailleurs.
Par l’intermédiaire de ses oreilles, deux antennes déployées sur ce qui l’intéresse vraiment : un son suspect jusque dans sa régularité, elle se concentre sur l’eau qui s’écoule dans les tuyaux. Regard sans expression, elle baisse le volume du téléviseur jusqu’à ne plus rien entendre, suspend sa respiration pour faire le moins de bruit possible. Elle s’aplatit sur le canapé, maudit presque sa substance, malheureusement humaine, qui l’empêche d’être aussi liquide qu’elle le voudrait. Elle pourrait, sinon, se couler dans l’évacuation, et ça la rassurerait. De l’intérieur, elle comprendrait mieux ce qu’il se passe et elle saurait quoi faire.
Les appartements sont vieux, à Paris.
C’est ce qu’on entend souvent, même vous.
Tous les Parisiens de votre connaissance vous ont déjà raconté au moins une histoire de dégât des eaux.
Ce sont des choses qui arrivent, en effet boule-de-neige parce que l’eau est perverse, maligne, elle sait se faufiler - c’est une technique qu’elle doit apprendre aux rats, dans les égouts où elle croupit. Il suffit qu’on essaie de lui bloquer le passage, de lui imposer la docilité, de lui suggérer à la clef à molette de rester dans son tuyau pour qu’aussitôt elle trouve une faille, un nouveau point de débordement ; l’eau est une adolescente rebelle à qui on ne peut interdire quoi que ce soit.
La fille signa son état des lieux d’entrée le 16 septembre.
Le 19, alors qu’elle emménageait, elle glissa sur une flaque et tomba le cul par terre au beau milieu de la cuisine. Il y avait une fuite à l’arrivée d’eau.
Le 21, le robinet de la baignoire mitrailla une rafale de gouttes fourbes et glacées qui l’atteignirent à la hanche tandis qu’elle se brossait les dents.
Le 26, elle rencontra sa voisine du dessous : à cause d’une fuite camouflée sous le cache de sa baignoire, le plafond de la vieille dame se creusait en un sourire humide, qui s’élargissait à mesure que l’eau du bain s’écoulait par le siphon.
Le 28, le bruit de litres et de litres qui n’en finissaient pas de se déverser la tira progressivement du sommeil. Le joint d’étanchéité de la chasse d’eau n’étanchéifiait plus rien.
D’aucuns en auraient ri, d’autres se seraient agacés, certains en auraient même pleuré.
Pas elle.
Elle n’avait rien dit, simplement écouté toutes les théories, toutes les explications du plombier et du propriétaire et des amis et des collègues de travail. Elle avait acquiescé, dit que oui bien sûr, elle comprenait, que oui, c’était comme ça, il n’y avait pas grand-chose à faire, mais sous son calme apparent s’était coulée une certitude qui avait d’abord pris la forme d’une plaisanterie lancée en l’air mais qui avait ricoché sur son subconscient : l’eau lui en voulait.
Elle se réveillait le matin, angoissée à l’idée d’aller travailler, d’abandonner l’appartement à la merci de l’eau. Bien sûr, elle fermait son robinet d’arrivée, et cela l’avait tranquillisée les premiers jours, avant qu’elle se rende compte que l’eau pouvait très bien, si tel était son bon plaisir, s’accumuler par infiltration sous ses tapisseries ou goutter par le plafond si ses voisins du dessus étaient moins précautionneux qu’elle ne l’était.
Ses mains tremblaient le midi, lorsqu’elle faisait tourner la clef dans la serrure, sachant qu’elle n’aurait, en soustrayant son temps de transport à la durée de sa pause déjeuner, qu’une dizaine de minutes tout au plus pour vérifier, poser ses paumes fébriles sur le sol et avancer à tâtons sur le carrelage à la recherche d’un indice, d’une preuve, d’une trace d’humidité.
Elle connaissait par cœur les points de soudure des tuyaux pour les avoir tant caressés, anxieuse, le souffle court, les sens en alerte et la sueur dans le dos.
Ses soirées étaient rythmées par le plic-plic-ploc – deux secondes de pause, une inspiration, un début d’expiration et plic-plic-ploc et ainsi de suite – dans le groupe de sécurité du cumulus. Un plic de moins, une microseconde de retard dans l’enchaînement et elle imaginait le désastre, le grain de sable dans les rouages qui paralyse l’ensemble de la machine qui surchauffe, s’épuise et explose à la fin.
L’eau coule ce soir, jusque sur ses joues et son menton tremble.
Plic-plic-ploc. Deux secondes de pause. Une inspiration. Et sa main se resserre sur le manche du marteau.