Sisyphe aux seventies

louis-odessa

Début des seventies. J'avais seize ans.J'avais invité Lola à la sortie des cours pour écouter deux ou trois disques dans une boutique de l'avenue Lehman. Lola, elle avait les cheveux bouclés et le jean déchiré. Un style qui correspondait pas du tout à sa personnalité. J'avais essayé des techniques de drague que les copains avaient racontées. Ca s'était toujours mal passé. Ce jour là, je tentais l'approche par la musique. L'ambiance, chez le disquaire, était cradingue - on expulsait Janis à t'en faire cracher les tympans - et le rendez-vous, à vrai dire, virait au cauchemar. Je déblatérais pas un mot, me contentant de tourner lentement les pochettes, la fille sur les talons. On voyait de tout, sur les pochettes. Comme j'y connaissais rien à l'époque, j'y allais au feeling visuel. Et là, une braguette. Sticky fingers. Rolling Stones. Ca sentait le vieux rock du fond d'un garage. Mais moi, mon truc, c'était les Beatles et leur route longue et sinueuse."T'as trouvé quelque chose ?" La voix timide me suppliait de lui faire partager ce quelque chose. J'ai pas répondu. Ou pas osé répondre. Le vinyle sous le bras, je suis passé à la caisse, direction mon toit.Le toit du monde, c'était ma chambre. Une chambre d'ado, des posters sur les murs avec des femmes et des guitares, un bordel monstre en prime. Ce que j'aimais, là-dedans, c'était les riffs et les rock stars qu'on imitait entre copains, les heures à écouter des groupes qui nous ont suivi toute notre jeunesse et qu'on renie des années après, les premiers joints fumés en se ventant des coups qu'on a jamais eu. Le 33 tours dans les mains, Lola attendait gentiment dans la chambre que le tourne-disque fasse revivre la situation. Un craquement et... aucun moment de fébrilité comme quand j’étais sûr d’entendre LE son, celui qui vous empêche de dormir, celui qui vous transporte un peu plus loin que les banalités de gosses et de l'amour. Sur le lit, en face de la fille aux cheveux bouclés, j'ai démonté chaque morceau et la voix de Jagger. Un bel emmerdeur, j'étais. Lola est rentrée. Je me suis couché. Moi, mon truc, c'était les Beatles. Le disque a pris la poussière jusqu'à un nouveau mois de janvier. Quarante ans plus tard. Le toit du monde n'a plus de chambre. Tout a changé. Les photos de famille, tous sourires aux lèvres ouvertes ont remplacé les vieux posters. On écoute, en bagnole, les nouveaux groupes qui fleurissent dans la galaxie des guitares électriques et des sèches. Chez soi, on aime mieux ceux qui sont devenus et restés des légendes. Et quoi qu'on en dise, les Stones - et Lola - faisaient partis de ceux-là. Elle avait peut-être ses jeans troués, mais une danse avec elle sur Wild Horses, ça me manque terriblement. J’ai bien tenté avec d’autres de me trémousser sur la troisième piste sauf qu’aucune n’a eu le goût de ce que ça aurait pu être. Dernier sillon. Lola, son odeur, son visage et sa voix ont disparu. Les Rolling Stones sont toujours là, égaux à eux-mêmes et en dehors du carton. Pour cette fois.

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