Skye fall

adastria

J'ai choisi l'île de Skye pour me ressourcer une semaine. Je me rends vite compte que j'aurais à faire avec un visiteur tout du long ; fait surprenant mais, au final, au combien plaisant.

Beth est un silencieux. Il n'a pas prononcé un mot depuis qu'il est allongé à côté de moi. Drôles de manières, quand on décide d'aborder une inconnue. Je connais son nom car il est inscrit sur sa gourmette. Je suppose du moins que c'est le sien ; toutes mes tentatives pour amorcer la conversation se soldent par des échecs.

« Tu viens d'où ? »

Il m'ignore. J'insiste :

« Moi, je reviens d'un an à Manhattan… On est bien là, pas vrai ? »

Même résultat ; je ne m'en offusque pas.

C'est pourtant vrai, qu'on est bien. L'herbe grasse forme un tapis confortable. Le terrain descend doucement jusqu'à un large bras d'eau qui nous sépare de la chaîne des Cuillins. Le panorama invite au calme et à la contemplation.

Derrière nous se dresse la maison qui me servira de refuge la semaine durant ; une charmante deux pans dont les murs d'un blanc lumineux contrastent avec le gris des tuiles. En somme, mon voisin s'est invité sur mon lieu de vacances. Je suis de nature renfermée, voire casanière ; en temps normal, je l'aurai repoussé. Toutefois, cet imprévu s'accorde à merveille avec ce voyage que j'ai voulu dépaysant.

Il s'est installé ni trop loin, ni trop près, comme s'il voulait entamer une conversation par sa simple présence. S'il me regarde, il prend soin de s'assurer que je ne le remarque pas. Il semble timide, en fin de compte ; presque autant que moi.

À quoi pense-t-il ? Moi, c'est aux cours qui se terminent et à ceux à venir ; à mes amies, aussi. Mais lui ? Aux filles, peut-être ? À une en particulier ? Pense-t-il, au moins ? Parfois, j'ai l'impression qu'il ne fait qu'un avec le paysage – c'est un natif, de toute évidence. Les pieds sur terre, la tête dans les nuages et les yeux sur l'eau ; un élément dans un tout bien défini duquel il fait partie intégrante.

Le soleil rejoint l'horizon, l'air se rafraîchit. Ma première journée sur l'île de Skye touche à sa fin. Il est temps de rentrer.

Je me lève, sans un mot. Pour la première fois, Beth tourne la tête sans se soucier que je le surprenne. Ses yeux sont noirs, petits et écartés. Il ne répond pas aux canons de la beauté masculine telle qu'on nous la vend dans les magazines ; je lui trouve, néanmoins, un certain charme. À son regard à la fois serein et curieux, je retourne un sourire attendri. S'il tient à rester, je lui prête mon jardin pour ce soir.

 

Je le retrouve les jours suivants, la plupart du temps en revenant d'une balade matinale. Je me plais à partir à l'aube, sandales aux pieds, pour profiter de l'herbe fraîche en longeant le loch d'Harport. À mon retour, il se contente d'un regard bienveillant en guise de salut, puis retourne à ses rêveries.

L'après midi, je m'installe à quelques mètres de lui. Je passe mon temps à peindre les magnifiques paysages qui s'offrent à nous. Il fait même une apparition sur l'une de mes toiles, lors d'un jour de pluie.

C'est le premier où je suis contrainte de rester cloîtrée jusqu'au début de soirée – j'en ai profité pour écrire mon unique mail du séjour à Audrey, ma meilleure amie. Un soleil resplendissant succède aux torrents d'eau, et un arc-en-ciel se forme entre les collines. Lorsque je regarde par la fenêtre, je vois Beth, trempé mais toujours là, que les hasards du relief et de la perspective font apparaître sous la cascade aux sept couleurs. Je le peins ainsi, puis le rejoins en respectant cette règle implicite du silence qui s'est instaurée entre nous.

Nous profitons du crépuscule côte à côte. Les nuages nous privent vite des derniers rayons, puis un vent frais s'abat sur la plaine. Quelques frissons me convainquent de retourner chercher un pardessus alors que mon invité se montre aussi insensible au froid qu'à la pluie. Il porte constamment un manteau de laine épaisse, le genre de vêtement, à l'instar du kilt, que personne ne portera jamais mieux qu'un écossais, et qui semble leur donner une immunité totale aux caprices du temps.

D'un côté, les eaux du loch se fondent dans l'obscurité, de l'autre, les Cuillins se dressent tels des ombres hautes et acérées, terrifiantes et magnifiques. Le silence paraît s'étendre à l'île de Skye toute entière, la brise elle-même ose à peine siffler entre les hautes herbes. Doucement, la nature se réveille, spectacle fascinant annoncé par les premiers coups de tonnerre.

Je me sers un verre d'un single malt acheté dans la semaine, celui-là même qui fait la réputation de cette terre de whisky. J'en propose à Beth qui refuse d'un signe de tête. Il se lève et, un pas après l'autre, vient s'allonger presque contre moi. D'abord surprise, je l'accepte et m'allonge à mon tour. Nous attendons ainsi, tous les deux, que le ciel nous tombe sur la tête.

 

J'attends le taxi, debout devant la fenêtre. Alors que je regarde Beth pour la dernière fois, mon téléphone sonne. À peine ai-je décroché qu'Audrey s'exclame, survoltée :

« Je viens de voir ton mail. Tu rentres avec lui, j'espère !

— Avec qui ?

— Beth ! T'es amoureuse, ça se sent.

— Mais… Qu'est-ce que tu racontes ? Beth est un mouton ! »


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