Soeur de.

Mireille Roques


J’ai le souvenir précis de la première fois où tu as prononcé cette phrase qui devait demeurer dans les archives familiales, participer à la construction de ta personnalité et contribuer à une gloire que tes fossettes et tes minauderies avait déjà bien établie.
C’était Noël. Tu ouvrais maladroitement tes cadeaux. L’un te résistait : tu t’énervais, tirais sur le bolduc, arrachais le papier. J’ai voulu t’aider, tendu la main mais tu m’as foudroyée du regard et : « C’est pas t-à toi,  c’est t-à moi ! » Avec coupure à l’hémistiche ! L’effet fut considérable d’autant que jusque-là la syntaxe n’était pas ton fort. Quant au message… On voulut s’assurer aussitôt qu’il ne s’agissait pas d’une hallucination collective et chacun, à tour de rôle, se saisit du paquet, faisant mine de l’ouvrir. Et toi, avec la même précision dans l’articulation, la même fidélité dans l’intonation : «  C’est pas t-à toi, c’est t-à moi ! » On essaya avec tes jouets, tes vêtements : même succès. Mamy fit alors mine de tirer maman vers la porte, l’encourageant d’un « Viens ma petite à… » mais elle n’eut pas le temps de glisser le possessif : le rappel à l’ordre tomba aussi sec, sous les cris de joie de l’assistance ! Le jeu dura une bonne partie de l’après-midi et se renouvela ensuite à la moindre occasion, devenant le clou des réunions familiales. Peu ou prou tout le monde s’y essaya et personne ne fut déçu. Tu possédais parfaitement ton sujet et ne renâclais jamais à satisfaire ton auditoire. Toutefois, tu fus assez futée pour renoncer de toi-même à l’incontournable réplique quand tu compris qu’elle ne résisterait pas à ton entrée en maternelle. Tu te résignas à jouer désormais dans une autre catégorie mais ta réputation était assise, ton public acquis : a star was born !

Je n’avais pas été la dernière à applaudir à ta petite comédie. Tout ce que tu faisais alors trouvait grâce à mes yeux : tu étais un cadeau du ciel, la récompense de ces dix premières années de  ma vie où l’avenir pour moi tenait en cette interrogation : «  Qui, demain  - ce week-end, la semaine prochaine, pendant les vacances - peut se charger de la gamine ?»  Comme disaient mes parents ; j’étais arrivée sans préavis, euphémisme douteux pour mieux signifier que je n’avais pas été désirée. Ils étaient si jeunes ; ils avaient leurs études à terminer, leur profession à assurer, leur couple et leur maison à construire. Il n’y avait ni place ni temps pour moi.  Du côté des grands-parents, ce n’était pas mieux : Mamy et Papy  luttaient contre la cinquantaine à grands renforts de gym, de thalasso, de safari photo et de formation continue. Ils préféraient que je les appelle par leurs prénoms. Idem pour les parents. Et les oncles et tantes. Exit donc les papa, maman, tatie et autre tonton  jugés ringards . Je pataugeais dans une généalogie de prénoms et d’âges indéfinis : tous jeunes, tous sportifs, tous accrochés à d’interminables études.  Tous, sauf Papou et Mamette mais, eux, après quarante ans de dur labeur,  ils n’aspiraient qu’à une chose : souffler ! Je n’étais pas bien fatigante mais c’était encore trop. « Bon, soupiraient-ils, on la prend pour vous dépanner mais deux jours, pas plus… » «  Et nous, proposaient Papy et Mamy, on peut vous soulager pour dimanche mais vous venez bien la reprendre le soir » «  C’est déjà ça, répondaient les parents. Ca nous enlève une épine du pied ». Ainsi je passais de mains en mains, de maison en maison, dans une indifférence agacée ou affectueuse suivant les moments. Quand je me réveillais la nuit, je ne savais plus dans quel lit je me trouvais ni qui je pouvais appeler.

Il fallut donc dix ans à ce monde pour s’installer, accepter son âge et reprendre des forces. Dix ans où je dus me débrouiller avec les moyens du bord. Dix ans où tout un chacun, moi comprise, se préparait à ta venus  Je ne dis pas, bien sûr que cette arrivée fut exempte de toute jalousie mais, en fin de compte, tu ne prenais pas ma place : je n’en avais pas. Non, au contraire : entre tous ces intérimaires et ces absents j’avais enfin quelqu’un que je pouvais nommer, un morceau de famille auquel m’accrocher, un alter ego à qui m’identifier. Je disais «  ma sœur » et quelque chose de moi émergeait du néant.
Cela dura deux ans, trois au maximum. Et puis je te devins pesante. Le peu d’attention que me portait notre entourage était encore trop à tes yeux. Dès que tu n’étais  plus au centre du monde, tu cessais d’exister. Il ne suffisait plus que tout soit à toi, encore fallait-il que rien ne soit à moi. Et tu mis tout en œuvre pour qu’il en soit ainsi.
De mon côté, l’adolescence n’arrangeait pas les choses : boulotte, bougonne et boutonneuse, je cumulais les handicaps. Personne n’insistait pour que je sois des réunions ou des sorties. Si j’étais présente, on m’oubliait. Toi, tu faisais des mines, des mots. Tu étais ravissante, drôle, insupportable, indispensable. Je te haïssais. Je t’adorais. J’aurais voulu ne pas être née.
A vingt ans j’envisageai sérieusement d’en finir. Un gentil garçon me convainquit que je lui étais indispensable et, un an plus tard, je l’épousais. «  C’est bien jeune » avança papa. «  Quasiment l’âge que j’avais quand elle est née »  fit remarquer maman. L’affaire était entendue. Pour la cérémonie, j’avais choisi un tailleur tout simple. Je ne pouvais m’imaginer en mariée, dans les voiles et sous les fleurs. Tu étais bien entendu  ma demoiselle d’honneur. L’unique. Quand tu es entrée dans l’église,  dans ta robe longue, les cheveux dénoués retenus par un  ruban de satin,  serrant ton  bouquet et distribuant les sourires, tous les yeux se sont tournés vers toi  et, à la sortie, vers toi encore ont crépité les flashs. Les photos de ce jour sont dans une boîte à chaussures, au fond d’un placard. On m’y voit peu et surtout de dos, ou floue, ou les yeux exorbités. Je ne les regarde jamais.


Les années ont passé. J’ai changé de ville, de région. Je me suis appliquée à vivre,  à être une bonne épouse. Pour les enfants, rien ne pressait.  Je ne t’ai guère vue pendant cette période. Je n’y tenais pas et toi non plus. Après le bac, tu es partie un an aux Etats-Unis. Du coup les parents se sont rappelé mon existence. Nous nous sommes invités et avons même passé une semaine de vacances ensemble. Certes, tu étais toujours au centre des conversations mais, enfin, quelque chose qui ressemblait à de l’espoir commençait à pousser en moi.
A l’occasion de mon dixième anniversaire de mariage, j’ai décidé de réunir toute la famille. Pour la première fois de ma vie j’avais envie d’être la reine du jour ! J’ai acheté une robe,  longue, rouge et décolletée que je convoitais depuis des mois ; je me suis fait faire un chignon compliqué et j’ai forcé sur le mascara. J’étais fière de moi, angoissée comme une débutante. Le ciel était de la partie : nous avions préparé un buffet dans le jardin, rameuté les cousins les plus éloignés. Cela faisait pas mal de monde : une Grande Belle Famille.
Tu avais annoncé que tu serais en retard et j’ai  donc proposé que nous débouchions le champagne sans t’attendre.  Tout émue, j’ai attaqué mon petit discours de remerciements mais je n’avais pas dit trois mots que tu as fait ton entrée, traversant la pelouse d’un pas décidé. En robe blanche à fines bretelles, bronzée, les cheveux coupés court, sans une ombre de maquillage, tu étais la beauté et  la jeunesse incarnées. Les regards se sont immédiatement portés vers toi, me laissant en plan, ridicule dans ma robe trop rouge, trop longue, trop décolletée, sous mon chignon laqué. Tu t’es posée à côté de mon mari et, comme si ça allait de soi, tu as passé ton bras sous le sien, glissé quelque chose à son oreille. Il s’est tortillé, ravi,  et tu t’es rapprochée, la tête inclinée vers son épaule. Alors, une colère comme je n’en avais jamais ressentie est montée en moi. Une haine violente, absolue. J’ai voulu me raccrocher à mon texte  mais je ne voyais que toi, ton sourire moqueur à mon adresse,  ta tête qui se rapprochait … Les mots que je prononçais n’avaient pas de sens ; cette fête n’avait pas de sens. Mon anniversaire de mariage ? Une mascarade ! Je me suis arrêtée net au milieu d’une phrase, j’ai  pointé mon index dans ta direction et toutes les têtes ont suivi.  Un grand silence s’est fait et je me suis entendu prononcer, en détachant bien les syllabes et avec une intonation qui ne laissait pas place au doute : « Attention : celui-là, il est pas t-à toi, il est t-à moi ! » Tu es devenue toute pâle  mais tu n’as pas eu le temps de chercher une répartie que déjà  – peur du scandale, indifférence ? – papa éclatait d’un rire  sonore, entraînant le reste des invités. Fin de la scène. Rideau. Personne n’a pris la peine de savoir si j’avais terminé mon discours et toi tu es restée le strict minimum, sous le regard rêveur de mon mari. Cette fois, il n’y a même pas eu de photos.

Depuis, je ne t’ai pas revue. J’ai des nouvelles, de temps en temps, par la famille. Je sais qu’après deux ou trois expériences malheureuses tu vis seule. Comme moi, désormais. Que tu as fait une dépression, que tu es en analyse. Tout pareil. Tu t’es installée dans  une maison voisine de celle des parents. Papa la retape depuis des années. Il trouve toujours quelque chose à améliorer. Sa présence te pèse parfois mais tu n’oses rien dire : il est si dévoué, si affectueux. Maman passe elle aussi tous les jours. Elle prend ton linge et le ramène, lavé, repassé et, pour les commissions, pas difficile pour elle quand elle va au supermarché de remplir ton frigidaire. D’ailleurs, tu n’as pas besoin de grand-chose : presque tous les soirs tu dînes chez eux, les parents – TES parents. Et le dimanche, visite obligée aux grands-parents. TES grands-parents. Moi, depuis que j’ai quitté mon mari, je vis en  meublé. Je bouge souvent, je change de boulot. Et puis je prends du poids, je me laisse aller. Pas étonnant que personne ne s’intéresse à moi.

Ce matin, j’ai reçu une lettre de toi. En fait, la première lettre de toi, en dehors des cartes postales et des cartes de vœux. Tu ne dis pas grand-chose ; les parents qui vieillissent, le quartier qui se vide, le travail qui t’accapare et le temps qui file. Tu dis aussi que tu regrettes que nous soyons passées l’une à côté de l’autre  et que tu reconnais que tu as ta part de responsabilité mais que, peut-être, il n’est pas trop tard. Tu dis que tu me laisses juge, que je connais ton adresse. Et tu signes : Ta sœur

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