Soeur de Sang (3)

Frédéric Lamoth

Episode 3: Discussion intime entre Sibylle et Tamara. Une fois seule, Sibylle se remémore l'histoire de leur amitié.

Tamara craint ces moments de mutisme, quand ses yeux se fixent sur le plafond. Elle garde le contact en tenant sa main moite. Elle arrange le repli du drap, elle la borde comme un enfant, puis repose cette main à plat sur le tissu blanc. De temps en temps, le rideau se gonfle. On dirait que quelque chose cherche à les atteindre par bouffées. Les infirmières passent sans faire de bruit. Un vieillard tousse, des bulles invisibles gargouillent dans un courant qui les aspire. Des tuyaux sortent de sous la couverture, drainant une humeur trouble et silencieuse.

- Il est venu… J'ai ton smartphone.

Sibylle ouvre les yeux et ne répond pas. Le rideau bouge encore sous l'effet d'un frôlement imperceptible.

- Je t'ai amené le dernier numéro de « Marie-Claire ».

- Comment s'appelle-t-il ?

- Je ne sais plus… Un nom particulier… Je pensais que tu le connaissais.

Un bourdonnement se fait entendre. La manchette à pression se gonfle. Sibylle pâlit davantage. Les deux amies s'observent anxieusement pendant que l'appareil effectue la mesure.

- Tu devrais changer ton code. Rends-toi compte qu'il a pu accéder à toutes tes données personnelles. Il a l'air honnête, mais cela aurait pu… Enfin, je comprends Alex.

Tamara serre cette main blanche où le sang afflue à nouveau. Elle est subitement émue et ne peut retenir ses larmes.

- Allons, ma puce, ma chérie, tu vas t'en sortir. Tu es forte, tu ne vas pas te laisser abattre. Tu vas te marier, faire la fête, être heureuse.

- Tout est de ma faute.

- Qu'est-ce que tu dis, Sibylle ? C'est insensé.

- Je me sens coupable… Affreusement coupable… C'est moi qui aurais dû mourir.

- Tu divagues… Et c'est normal. Je comprends ce que tu ressens. Quand on a vécu un tel traumatisme, on se demande: pourquoi lui ? Pourquoi pas moi ? On ne sait plus trop où on en est.

- Non, ce n'est pas ça… Tu ne comprends pas.

Un infirmier s'est glissé auprès d'elles pour régler le débit d'une perfusion. Tamara se détourne un instant pour essuyer ses larmes. Elle fait mine de chercher quelque chose dans son sac à main. Elle en sort un paquet de mouchoirs et le téléphone de Sibylle qu'elle dépose sur la table de chevet.

- Tiens, dit-elle quand elles se retrouvent à nouveau seules. Tâche de le garder précieusement, cette fois… C'est ta vie qui est là-dedans.

Sibylle esquisse un sourire qui vire à la grimace.

- J'ai mal. Ça tire sur la cicatrice. Je sens quelque chose qui coule, comme une fuite. J'ai peur que ça lâche. Regarde, s'il te plaît.

- Pourquoi tu ne l'as pas dit avant, quand l'infirmier était là ? Veux-tu que j'appelle ?

- Ça me gêne. Jette un œil, je t'en prie.

Tamara soulève délicatement le drap. Le corps moite exhale une sorte de tiédeur qui la rebute. Elle doit le découvrir entièrement à cause de la chemise d'hôpital qui descend jusqu'aux genoux. Elle tire sur le vêtement avec appréhension. Il y a encore des traces d'iode sur le ventre et le pubis rasé qui se prolonge par une sonde urinaire. La plaie est restée ouverte. Ses berges sont maintenues par une espèce de ventouse reliée à un drain qui aspire un liquide verdâtre.

« Mon Dieu, c'est trop horrible. » Elle parvient à contenir cette pensée pour ne pas l'exprimer.

- Je… Je ne sais pas. Je vais appeler quelqu'un.

- Non. C'est seulement cette sensation de froid. Là… Comme si de l'eau glacée sortait de mon ventre comme d'une fontaine.

Tamara sent les vibrations de son téléphone à travers son sac.

- C'est Alex… Tu veux répondre ?

- Non, je ne me sens pas bien. Prends-le.

Ses mains tremblent encore quand elle appuie sur l'écran.

- Alex ? Oui, c'est Tamara. Je suis avec elle. Ne t'inquiète pas… Oui, j'ai récupéré son smartphone… Ça s'est passé nickel, sans problèmes, ne t'inquiète pas. Juste un type qui se trouvait là et qui lui a porté secours…

Elle se tait un long moment, puis plaque l'appareil contre sa poitrine.

- Il a terminé sa réunion. Il a annulé son entretien de l'après-midi et il dit qu'il peut être là d'ici une demi-heure.

- Non, cet entretien est important. Il est déjà resté ici toute la nuit. Il n'a rien dormi. Dis-lui que je vais bien.

- Alex ? Elle… Elle dit qu'elle est très fatiguée. Tout va bien. Il n'y a aucune complication. Elle est seulement épuisée.

- Dis-lui qu'il ne doit rien annuler, renchérit Sibylle. Ce job est trop important pour lui. Je ne veux pas que sa situation au travail soit compromise à cause de cette histoire.

Tamara a raccroché.

- Rien à faire… Il vient.

Sibylle se tait subitement et fixe à nouveau le plafond de cet air résigné et inquiétant. Elle est toujours découverte, immobile, avec les bras tendus le long du corps, comme si elle était encore paralysée par les anesthésiques sur la table d'opération. Tamara rajuste la chemise et remonte le drap d'un geste pudique. Elle pose sa main sur son front.

- Repose-toi, ma puce. Je tâcherai de le faire patienter.

- Il faut que tu appelles Inès ou Marion. Je devais manger avec elles ce soir, une sortie entre collègues de bureau. Surtout, dis-leur de ne pas venir. Je ne veux pas les voir. Je ne veux pas qu'elles me voient. Je ne veux personne ici à part toi.

- Je vais te laisser. Tu as besoin de repos. Je vais attendre Alex à la cafétéria.

- N'oublie pas d'appeler Inès.

- Ne t'inquiète pas.

 

Tamara s'éclipse avec précaution. Sibylle ferme les yeux et attend avant de les rouvrir, comme si elle voulait s'assurer que son amie soit bien partie. Elle entend encore les pas de l'infirmier qui se rapproche et lui lance un coup d'œil discret avant de rajuster le rideau.

 

Une fois seule, elle regarde la poupée de porcelaine qui lui rappelle un événement particulier. Le commencement de son amitié avec Tamara. C'était il y a une dizaine d'années. Elles avaient alors quatorze ans. C'était la fête de fin d'année. Comme d'habitude, les forains avaient installé leurs manèges sur la place des marronniers. Ce n'était peut-être pas le genre d'attraction qu'une adolescente recherchait, mais il y avait toujours le plaisir de se retrouver entre copines, l'excitation de l'été qui arrivait. Les filles de la classe s'étaient réunies sous la tente de la buvette. On célébrait aussi ce jour-là l'anniversaire de Tamara. La fête était improvisée, car beaucoup ne le savaient pas. Il n'y avait pas de cadeaux, mais un cake qu'on avait acheté à la hâte sitôt que la nouvelle avait circulé. Tamara ne semblait pas apprécier la surprise de ses camarades qui se sont mises à chanter. C'était une fille sérieuse, qui n'aimait pas attirer l'attention. Le tapage qu'on menait autour d'elle n'était d'ailleurs pas innocent, car on ne ratait pas une occasion de la mettre mal à l'aise. Sibylle l'observait. Elle avait une relation assez distante avec cette fille qui avait intégré leur volée depuis un an à peine. Elles ne se ressemblaient pas. Tamara était parmi les premières de la classe et affichait cet air un peu coincé qui passait pour de la suffisance. Leurs regards se sont croisés au moment où l'on applaudissait à tout rompre après le « happy birthday ». Et Sibylle soudain a lancé cette boutade : « allez, je t'offre un tour sur le serpent à plumes. » Elle savait que Tamara ne s'amusait pas à la fête foraine. Elle avait le vertige, elle n'était pas du genre à se laisser emporter par l'ivresse de la vitesse. Tout le monde s'est tu en comprenant l'enjeu de ce défi. Tamara a pâli, mais ses yeux se sont durcis d'un éclat gris et mat.

« D'accord, mais tu viens avec moi. »

Sibylle a compris la douleur qu'elle infligeait à sa camarade quand les applaudissements ont repris de plus belle. Elles se sont dirigées ensemble vers le manège, sans échanger une parole, un regard. On aurait dit une condamnée et son bourreau qui allaient à l'échafaud, suivis par une troupe de badauds excités. Le serpent à plumes était une sorte de montagne russe qui ondulait entre ciel et terre dans un vacarme infernal de crissements métalliques et de hurlements. Elles ont pris place l'une à côté de l'autre dans un wagon et Sibylle a senti cette main tremblante qui l'effleurait en sanglant la ceinture. Elle a voulu la prendre dans la sienne, mais Tamara s'est défilée brusquement. L'instant d'après, le monstre de ferraille s'élançait et se précipitait dans l'abîme. Sibylle exultait en s'élevant vers les hauteurs et criait à chaque fois que l'on amorçait la descente. Quand l'engin s'est arrêté, elle s'est tournée vers sa voisine muette, comme si elle prenait seulement conscience de sa présence à ses côtés. Tamara était livide. Elle s'est détournée et a fait quelques pas en tanguant avant de prendre appui sur une barrière. Sibylle regardait autour d'elle, cherchant l'aide de ses copines qui s'étaient lassées de les attendre et s'étaient déjà dirigées vers d'autres attractions. Elle ne savait que faire, n'osant approcher, de peur d'essuyer une rebuffade. Alors Tamara a vomi, puis elle s'est redressée aussitôt. Droite comme un « i », seule, au milieu de cette agitation fébrile.

Elle a fait volte-face. Elle ne pleurait pas, mais ses prunelles avaient retrouvé leur flamme verte. Elle a dit: « C'est bon, tu es contente. »

Un peu plus tard, Sibylle a décroché cette danseuse en porcelaine dans un tire pipe. Elle s'est approchée de Tamara avec la gorge nouée, craignant sa réaction. C'était un cadeau un peu kitsch, mais elle n'avait rien trouvé de mieux. Tamara ne l'a pas fracassé, comme on aurait pu s'y attendre. Elle a simplement dit merci.

 

Les messages affluent maintenant sur son portable qui ne cesse de vibrer sur la table de chevet. Cela doit être Inès, Marion, et toutes les autres auxquelles elles se sont empressées de transmettre la nouvelle. Elle n'ose pas les consulter. Elle prend l'appareil et l'approche de la figurine en porcelaine pour la photographier. Elle fait cela machinalement, par habitude d'accumuler tels des bibelots les événements les plus futiles de son existence. Elle cherche peut-être aussi inconsciemment à se protéger derrière la candeur d'une poupée aux yeux peints qui la regarde dans son univers aseptisé. Elle contemple cette image. Une petite icône en bas de l'écran attire son attention. Il s'agit d'une autre photographie qui ne lui est pas familière. Elle clique sur la fenêtre qui s'agrandit. C'est une vue panoramique sur la cité. Prise depuis la banlieue sud, celle où elle habite. Il y a un parc en contrebas. On voit l'échiquier sur la place, et même un dessin à la craie, le visage d'une femme qui ne ressemble à personne. Sauvage, rebelle. Le cliché a certainement été pris depuis l'appartement d'une tour HLM. Par ce garçon dont elle ne connait pas le nom. Elle se souvient seulement d'une main tendue, d'un visage qui émerge de la brume, avec une netteté, une franchise qu'elle n'a jamais connue auparavant.

Elle sait, au fond d'elle, qu'il cherchera à la revoir. Il appartient désormais à cette fatalité qui n'aura de cesse de la poursuivre. Elle sait qu'il l'attirera d'une manière irrésistible, qu'elle cédera sans doute, mais qu'elle ne pourra jamais l'aimer.

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