Soeurs de Sang (10)

Frédéric Lamoth

Episode 10: Confondu par les sentiments qu'il éprouve pour les deux femmes, Alcides erre à travers la ville, hanté par l'image de l'homme aux deux visages.

L'image est celle d'une déchirure. Elle s'est imprimée dans son regard, son esprit, pour lui faire ressentir cette fêlure au plus profond de lui-même. Quelque chose s'est cassé, définitivement. Il est conscient qu'il essaie vainement de recoller les débris d'une faute irréparable. Il comprend que cette photographie lui renvoie le reflet de son âme déchirée, à l'image de cette figure à deux visages. Deux facettes d'une même personne, opposées, irréconciliables. D'un côté, cet éphèbe à la physionomie d'un prince hindou, de l'autre, ce paria au faciès ravagé. Un œil sombre, luisant comme un saphir, et l'autre qui s'est éteint.

Il ne sait pas qui est cet homme, d'où il vient et ce qu'il fait. Sibylle lui a envoyé ce cliché le jour de la visite de Tamara. Il était encore bouleversé par ce qui s'était passé. Il s'est précipité sur le balcon pour voir cette fille qui s'en allait de son pas pressé, avec l'air de sortir de chez le coiffeur pour se rendre à son travail, ou le contraire… Puis, il a vu le banc inoccupé devant la place de jeu. Il se sentait comme un naufragé qui venait de chavirer dans la mer déchaînée du désir. Seul sur son île déserte.

Tamara était partie sans lui laisser une adresse, un numéro. Elle n'avait certainement pas l'intention de le revoir. Pourquoi ? Pourquoi avait-elle tenté de le séduire ? Pour l'éloigner de Sibylle ? Non… Même si c'était ce qu'elle espérait, il était persuadé qu'elle n'était pas venue chez lui dans ce but-là. Tout laissait croire qu'elle n'avait rien prémédité. Son allure de jeune fille bien rangée, sa gêne, et surtout sa façon de se donner, d'abord avec une ardeur maladroite, quasi désespérée, puis en devenant subitement passive. Elle aussi avait succombé à une impulsion irrésistible. Et ce n'était pas le désir qui l'avait animée, mais une sorte de vieux démon avec lequel elle voulait en découdre, en finir une fois pour toute. Quelque chose qui n'avait rien à voir avec lui, rien à voir avec Sibylle. Un règlement de compte avec elle-même.

Il avait compris qu'elle se retirait désormais pour lui laisser le champ libre. Libre d'accéder à Sibylle, de la voir, de lui parler, de l'aimer… Mais il ressentait ce qu'un seigneur doit éprouver sur les décombres d'un champ de bataille. Une impression de chaos, d'incompréhension. Le désespoir. Comment pourrait-il conquérir l'estime de celle qu'il avait trahie ? Comment pourrait-il aimer autrement qu'à travers le mensonge et le déni ? Comment ferait-il pour retrouver l'élan de ce sentiment, quand il était habité par le désir d'une autre ?

 

Son esprit était en proie à toutes ces questions quand une petite note avait retenti pour signaler l'arrivée d'un message sur son portable. Sibylle lui envoyait une photo, sans texte, comme d'habitude. Il s'attendait à voir une vision contemplative, un paysage. Quelle ne fut pas sa surprise en découvrant cet être défiguré. Cet homme dont la moitié de la face avait été ravagée par le feu. Un portrait qui se passait de commentaires et dont le titre s'imposait de lui-même comme « l'homme aux deux visages. » Il s'était aussitôt identifié à ce personnage. D'un côté la beauté d'un sentiment, de l'autre la grimace d'un être torturé. Cela ne pouvait être une simple coïncidence. Sibylle savait. Tamara l'avait appelée pour tout lui raconter. Non, ce n'était pas possible… Elle ne se serait pas vantée d'une chose pareille. Et pourtant… Ce message muet semblait contenir une sorte d'avertissement. Une menace qu'un démon proférait en ricanant. Tôt ou tard, elle se doutera de quelque chose, elle finira par savoir.

 

Depuis ce jour, il vit avec cette image et le manque de ces deux femmes, ces deux amies que tout oppose. Il n'envoie plus de photos à Sibylle. La spontanéité qui faisait le charme de ces clichés lui fait défaut. Une arrière-pensée le retient à chaque fois qu'il voudrait partager une émotion, un instant de lumière dans la griserie du quotidien. De son côté, elle ne donne plus signe de vie, comme si le lien invisible qui les maintenait sur cette même longueur d'onde s'était rompu. Il délaisse ses études et se consacre entièrement à ses petits boulots, parcourant la ville du matin au soir avec son scooter, pour offrir ses services d'assistance informatique. Il aime slalomer sur les grandes avenues, avec le vent glacé qui lui fouette le visage, voir cette agitation, ces hommes et ces femmes qui disparaissent aussi subitement qu'ils sont apparus devant ses yeux. Il se plaît à imaginer leurs histoires, puis à les oublier, tout comme il voudrait oublier la sienne. Parfois, il s'arrête, sur une place, sur un pont, au milieu de nulle part. Il regarde l'eau du fleuve qui charrie les reflets glauques de la cité. L'humanité ressemble alors à un monstre échoué. Elle prend forme à travers celles et ceux qui restent en rade, leurs ombres qui se matérialisent en marge des eaux scintillantes: des amoureux sur un banc, un enfant qui s'avance sur la berge pour lancer des bouts de pain, un vélo abandonné le long d'un muret, un homme muni d'un sac qui fouille un tas de ferraille. Il se dit que la vie est là, sur ces trottoirs et ces quais qu'elle fertilise. Elle apporte sa richesse et surtout sa part de peine et de labeur. Il se laisserait aller à cette philosophie de la rue, si le regret, les remords, ne l'incitaient à reprendre aussitôt son errance.

 

Les jours, les semaines passent. A force d'écumer cette mer agitée, il finit par découvrir un trésor. Une petite perle qui brille et ravive un peu d'espoir. Un souvenir précieux, enfoui dans le désert de sa mémoire.

Un soir, en passant sur l'esplanade des Sycomores, il se laisse attirer par les badauds qui se rassemblent autour d'un bruit de cymbales et de tambours. La place est toujours animée à cette heure-ci. Des portraitistes s'y installent avec leurs chevalets, des marchands africains étalent leur quincaillerie sur des tapis, des musiciens de rue, des pantomimes et des marionnettistes donnent leurs spectacles. Il se laisse parfois aguicher par les scènes de théâtre ou les plaintes des violons des orchestres tziganes, mais il n'apprécie pas vraiment ce genre de mélopée rythmée, ces sons clinquants. L'enthousiasme de la foule l'incite toutefois à aller voir de plus près. Parvenu aux premiers rangs, il aperçoit deux musiciens en tenue de Sindbad le Marin, l'un joue du tam-tam et l'autre frappe sur une série de gongs. Entre les deux, un homme danse. C'est lui qui maintient le public en hypnose. On le prendrait pour un contorsionniste, tant son agilité et sa souplesse sont extraordinaires. Mais c'est son sens artistique qui émeut. La grâce qui se mêle à cette vigueur quasi bestiale. Parfois, la musique s'interrompt et il s'étire dans le silence en revêtant l'écho sourd de cette litanie. On dirait alors un fauve qui se métamorphose en un dieu mélancolique sous la caresse du vent. Il se tourne lentement vers le public et l'on s'extasie devant sa face. Il porte un masque étrange, une sorte de coque pailletée et satinée qui se moule sur une moitié de son visage. La partie découverte laisse poindre un œil de saphir, un demi-sourire qui se prolonge par un rictus figé dans le plâtre.

Alcides ressent un choc et croit entendre distinctement la voix de cette sorte d'oracle: « L'homme aux deux visages. »

Il attend patiemment la fin du spectacle. La foule se disperse. Les musiciens rangent leurs instruments et le danseur s'éloigne un instant. Il prend une bouteille d'eau et va s'accouder sur le muret qui surplombe les toits de la ville. C'est ce moment qu'Alcides choisit pour l'aborder. Il décide d'en venir directement aux faits.

- Sibylle… Ce nom vous dit quelque chose ?

L'homme se retourne vers lui, calmement, comme s'il n'était nullement surpris par cette apostrophe.

- Cela dépend.

- Une fille qui a été blessée dans un attentat.

- Non, cela ne me dit rien. Je connais une Sibylle qui a séjourné au hameau des Oliviers, une maison de convalescence.

- Oui, c'est sans doute cela.

- Comment va-t-elle ?

- Je l'ignore.

- Je m'appelle Rajan

Il soulève la bouteille qui se heurte aux lèvres de son masque vénitien. Il suspend son geste, hésitant, avant d'arracher cette peau d'écailles et de découvrir sa face brûlée.

- J'y étais moi aussi. Six semaines. Le temps que prenne cette greffe de peau.

- Y a-t-il un message que je peux lui transmettre de votre part ?

Le jeune danseur secoue la tête.

- Elle ne sait presque rien à propos de moi, comme je ne sais à peu près rien d'elle. Et vous, qui êtes-vous ?

- J'étais là, quand elle a été victime de l'attentat.

Alcides se rend compte que ce garçon ne comprend pas ce qu'il veut dire. Il voudrait savoir qui il est, d'où il vient, et surtout connaître la cause de son malheur. Sans qu'il ait à l'interroger, celui-ci se met à parler.

- Je ne suis pas un artiste de rue. J'étais danseur dans une troupe de ballet classique. J'ai été engagé pour une tournée. Tout se déroulait comme dans un rêve avant ce maudit accident. J'étais passager dans une voiture. Il était passé minuit, on venait de quitter la salle de spectacle. On s'est arrêté à un feu rouge. Trois types étaient tout à coup devant nous, comme surgis de nulle part. Ils ont commencé à taper contre la vitre. On a voulu démarrer, mais il était trop tard. L'un d'eux bloquait le passage. Deux de mes camarades qui étaient assis à l'arrière sont sortis du véhicule et ont voulu se défendre. Alors, l'un des types a jeté une sorte de cocktail Molotov dans la voiture, avant de décamper. C'est moi qui ai tout pris.

- Et maintenant ?

- Maintenant, j'ai trouvé ce boulot, grâce à deux de mes compatriotes. Cela fait deux semaines que l'on fait ce spectacle dans la rue. On a pas mal de succès avec cette musique et ces danses traditionnelles. Je ne peux pas me plaindre.

Il regarde en direction de ses deux compères qui attendent en les observant d'un air médusé. Il jette sa bouteille vide et fait un geste pour se réchauffer car ses épaules sont nues. Tout porte à croire que cette conversation va en rester là, quand il s'assied sur le muret et incline la tête vers la nuit, comme pour recueillir son rayonnement lunaire avant qu'il n'atteigne la cité qui s'étale en arrière-plan.

- Sibylle est une fille merveilleuse. Cette beauté intérieure transparaît sur son visage. Elle a été blessée, mais il y a quelque chose au fond d'elle qui n'a pas été touché. La pureté… Elle est fragile. Il faut veiller sur elle.

- Qu'est-ce qu'elle vous a dit ? Vous la connaissez ? A-t-elle parlé de moi ?

Rajan se lève et secoue à nouveau la tête avec cette résignation qui semble s'être gravée à tout jamais sur son visage.

- Je n'ai rien à dire… Enfin… Nous nous produisons après-demain à la Citadelle. Dites le lui aussi.

 Alcides l'observe pendant qu'il rejoint ses amis qui finissent de charger leurs affaires dans un mini-van. Il attend que le véhicule soit parti, puis il prend son smartphone et compose le message suivant:

« J'ai rencontré Rajan, l'homme aux deux visages. Il sera à la Citadelle jeudi soir. J'y serai aussi. »

Il ressent une vague d'angoisse au moment où il envoie le SMS à Sibylle, mais il ne regrette rien. Il sait qu'il joue le tout pour le tout.

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